Votre roman de l’été, Une odeur d’incertitude (1/12)

 Retrouvez chaque lundi et jeudi jusqu’au mois de septembre deux nouveaux chapitres d’Une odeur d’incertitude, second roman de Jérôme Enez-Vriad.

Soir de Lune

Nous sommes à l’heure soyeuse des longues flammes vespérales. Derrière un nuage en forme de visage mamelonné, le soleil irradie comme l’Esprit Saint d’une icône orthodoxe. Sur la gauche, posée contre le ciel rectifié au crayon rouge, la Lune semble prisonnière du drapeau turc. L’idée d’éteindre le jour m’incite à poser la main sur le croissant blanc. Comme pour moduler l’éclairage d’une lampe, je tourne lentement et l’incendie s’effondre dans la Méditerranée au moment où une envolée de mouettes disparait à l’apponse du ciel et de la mer.

La salle à manger, le salon et la cuisine ne font qu’un, réunis à l’américaine dans une large pièce au sol anthracite. Je m’assieds devant une nature morte de petit-déjeuner. Pas un pli ne froisse la nappe dont la surface lisse ressemble à une résine Formica. Envie d’une tartine. La cuillère reste en suspension au-dessus de la gelée de coings où une abeille s’est collée les ailes. J’ai sa vie au bout des doigts comme au cirque l’éléphant a sous son pied l’assistante du cornac. Dans ce décor de repas fantomatique où le pain n’a pas bougé non plus, chaque morceau de baguette est maintenu debout entre les croissants et quelques churros poudrés de sucre glace.

Ce matin, j’ai couru les hôtels pour trouver des viennoiseries dignes de ce nom. Il fallait faire vite, mais impossible de mettre la main sur les clefs de voiture. J’ai fait toutes nos poches. D’abord les siennes pourvues de chewing-gums et petite monnaie, puis les miennes sablées de mille grains lentement infiltrés sous les ongles. Rien d’autre. Restait la Vespa, mais comment faire l’aller/retour jusque Santa Eularia en moins d’une heure ? M’est alors venue l’idée des hôtels. La première adresse n’en avait pas et la seconde a refusé la vente : « Quatre malheureux croissants et une baguette, je vous les donne », m’a dit la femme. J’ai poussé vite fait jusque San Jose pour les churros.

Sitôt rentré, j’ai mis un chouette couvert. Nappe et serviettes de table blanches. Tout devait être impeccable lorsqu’il reviendrait. J’ai préparé un épais chocolat chaud pour les churros. Du café pour lui. Le thé pour moi. Choisi un pot de gelée de coings. Sa préférée. J’ai aussi et surtout envisagé ce qu’il fallait ne pas dire. Notre algarade d’hier soir fut terrible et l’inconvenance des vilaines paroles ne se défait pas avec des phrases trop bien pensées, mais par la gentillesse dans ce qu’elle a de plus naïf et attachant, c’est-à-dire la bonne grâce.

Depuis, j’attends avec l’espoir d’une sentinelle convaincue de l’utilité de son guet. L’idée d’une vengeance se profile. Il me faut un bouc émissaire et ce sera elle. Maya l’abeille. Sacrifiée sur l’autel de la désolation avec une énergie chargée de haine. Je plante la cuillère dans la gelée de coing. Je tourne. De plus en plus vite. Le métal claque contre le verre octogonal du récipient dont j’extrais un segment d’abdomen confit dans la gelée, le pose au creux de ma main et, dubitatif, étudie cet étrange morceau d’ambre parsemé d’inclusions animales. Est-il possible d’y lire l’avenir avec le même aplomb qu’un aruspice s’amuse à prédire dans les entrailles ? Furax, je referme le couvercle avant d’éclater le pot contre le mur.

.

L’Âme d’un héros

Il fait vilain temps sur son visage lorsque la jeune femme me demande les raisons de mon inquiétude. Sa chevelure au carré est châtain, disons châtain clair, peut-être blond foncé, difficile de se rendre compte car la fluorescence des néons gâte les reflets de sa couleur artificielle.

– Je ne comprends pas votre affolement, il arrive un peu tard. Pourquoi ne pas être venu tout de suite, lorsque vous avez retrouvé son drap de bain sur la plage ?

Sur un rocher, bon sang ! Je l’ai retrouvé sur un rocher. Derrière ses faux airs de sollicitude, la fliquette ne m’écoute pas. Pire. Elle me teste. Rien qu’à la manière dont ses petits yeux d’opossum fuient mon regard, elle semble contrariée par ma présence. Son crayon tombe. Bruits secs et répétitifs du plastique. Elle se penche pour le ramasser. Une lourde mèche en diagonale sur le front lui donne tout à coup l’air aimable. Ca dure le temps d’y croire, le temps d’une flèche de sarbacane, et hop ! retour d’une salle météo sur son visage. Les circonstances sont pourtant propices à la compassion, au moins un fond de miséricorde, eh bien non ! Je suis ici à raconter un pan de vie qui s’effondre et Dolores – son prénom est sur la gourmette qu’elle fait claquer contre le rebord du bureau –, Dolores relève la tête en affolant ses mains autour comme pour chasser des bestioles invisibles :

– Vous savez, les disparus réapparaissent en général dans les vingt-quatre heures.

Non justement, je ne sais pas. Comment pourrai-je ? Et savoir quoi ? S’il a voulu se la jouer Cendrillon jusqu’au douzième coup de minuit ? La disparition d’un proche est une confrontation en face de quoi tout s’écroule silencieusement, et voilà que l’on m’accuse de ne pas être dans le bon timing.

– Avez-vous eu des mots avec lui ? Consommé de l’alcool ou des drogues ?

Disant cela, elle me fixe droit dans les yeux en observation d’une pupille qu’elle imagine contrefaite, puis se tourne vers un collègue en civil sans attendre mes réponses. Ils échangent quelques mots dans une langue inconnue. Fourberie de flics. Promesse d’une marinade plus ou moins longue pour celui qu’ils interrogent.

Je me sens humilié à discourir ainsi sans audience. Ma tête bascule en arrière au moyen d’apaiser mes vicissitudes et retenir mes larmes. Je transpire. Me mords la langue prise en étau entre les incisives. Le sang tapisse ma gorge avec la rondeur aigre-douce d’un lait végétal passé au micro-ondes.

Voilà près de deux heures que j’ai poussé les portes du commissariat d’Ibiza. Vingt kilomètres en scooter de Cala Tarida à me briser le poignet sur l’accélérateur pour entendre que « le disparu », comme elle dit, aurait soudainement pris l’escampette après une banale querelle de ménage, et me croire capable d’avoir traversé la moitié de l’île si cette grotesque hypothèse eut été envisageable. C’est un peu d’imagination, certes, mais peu, car le disparu en a bien davantage.

En soumission à de telles inepties, mes certitudes déjà chancelantes s’émoussent à la vitesse d’une mine sur du papier de verre ; non sur les chances de le retrouver, mais sur la capacité d’aide de l’administration espagnole. Je suis saisi d’une fureur borgiaque à écrire des scènes de torture et de sang ; oui, et leur cracher à la gueule celui que j’ai encore au fond de la bouche. Dès lors, mi-héros mi-lâche, je me lève et quitte les lieux en redressant mon index au fond de la poche.

Discret jusque là, le flic en civil me rattrape d’une voix hésitante sur le seuil de la porte. Main sur l’épaule, il se veut rassurant, dit que tout va bien se passer : « Ne vous inquiétez pas, il va revenir ou nous allons le retrouver. » J’enregistre instinctivement l’abysse entre ces deux options. Leurs répercussions prennent la forme d’une évidence insoupçonnée quelques secondes plus tôt, lorsque je n’avais pas encore idée que le néant commence là où s’achève l’absence.

Article précédentMadame Georges et Wagner sont en vacances, Binge drinking…
Article suivantVotre feuilleton de l’été, Les 11044 (1er chapitre)
Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici