Université Rennes 2 : une reprise sous tension après un mois de blocage. A qui la faute ?

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Après plusieurs semaines de blocage, l’université Rennes 2 s’apprête à rouvrir ses portes lundi 31 mars. Mais cette reprise n’aura rien d’ordinaire. Afin de garantir la sécurité des locaux et apaiser les tensions, la direction a fait appel à des agents de sécurité. Une décision inédite qui vient ponctuer une crise systémique où se croisent revendications sociales, précarité étudiante, gestion institutionnelle sous pression, jeu trouble du corps enseignant et administratif, et enjeux territoriaux à la fois géographiques, symboliques et juridiques.

Mise à jour du 1er avril : « Une tentative de blocage a échoué ce matin – a rapidement communiqué la direction de l’Université Rennes 2 –Les bâtiments sont accessibles et les activités peuvent reprendre sur site. Les personnels et étudiants sont invités à se rendre sur le campus. » Mais la présidence de l’université Rennes 2 a accordé une dispense d’assiduité aux étudiants ce mardi 1er et jeudi 3 avril pour leur permettre de manifester contre le plan d’austérité dans l’enseignement supérieur… (Eh non, ce n’est pas un poisson d’avril)

Dans un contexte de tensions persistantes, l’université Rennes 2 a été contrainte de recourir à des agents de sécurité privés afin d’assurer la protection des personnes et des biens lors de la reprise des cours en avril. Une mesure exceptionnelle, coûteuse et symboliquement lourde : jamais une telle décision n’avait été prise à Rennes 2. Une milice privée sur un campus historiquement rouge, qui s’est toujours indigné lorsque les forces de l’ordre osaient – à la demande du président de l’université – ramener leurs matraques sur le campus : du jamais-vu !
Cette présence sécuritaire doit-elle être interprétée comme un aveu d’impuissance de la présidence de Rennes 2 ou, à l’inverse, comme une volonté de rétablir l’ordre et de garantir le droit à l’enseignement pour les non-grévistes ?

Un campus de Rennes 2 sous tension continue

Le mouvement de mobilisation, entamé mi-février, trouve ses racines dans une opposition à la réforme de la formation des enseignants et à la précarité croissante des conditions d’étude et de travail. Étudiants et personnels mobilisés expriment un ras-le-bol face à ce qu’ils considèrent comme une dégradation continue du service public universitaire. Pourtant, chaque année ou presque depuis 50 ans, Rennes 2 connaît son mouvement de contestation. Et, parfois, comme cette année, le conflit prend un tournant plus radical : occupations prolongées, locaux bloqués, dégradations importantes. Comme souvent dans l’histoire agitée de Rennes 2, les dégâts subis par certains bâtiments ont nécessité des travaux d’urgence avant toute réouverture.

Chronologie des événements à Rennes 2

  • Début février : mobilisation contre la réforme des concours enseignants
  • 12 février : premières AG et début des blocages partiels
  • Fin février : blocages généralisés, dégradations, suspension des cours
  • 25 mars : annonce d’une reprise sous condition sécuritaire
  • 28 mars : embauche d’agents de sécurité révélé par le Telegramme
  • 31 mars : reprise progressive des cours, sous surveillance

Rennes 2 en chiffres

  • Entre 18000 et 20 000 étudiants inscrits (25 000 en 2010), principalement en sciences humaines et sociales
  • 4 à 6 bâtiments bloqués pendant le mouvement
  • Jusqu’à 250 000 euros de dégâts matériels estimés
  • Une quinzaine d’agents de sécurité embauchés pour la réouverture
  • 3 semaines de cours suspendus, avec un impact pédagogique significatif

Un territoire aux frontières mouvantes

L’université Rennes 2 ne se contente pas d’occuper un campus dans l’ouest rennais. Elle est à la fois un lieu physique bien ancré dans l’espace urbain, un territoire symbolique d’expression et de contestation, et un espace juridico-politique particulier, à la frontière entre autonomie universitaire et souveraineté républicaine.

Sise à Villejean, quartier populaire au nord-ouest de Rennes, Rennes 2 s’est implantée en marge du cœur historique et économique de la ville. Contrairement à Rennes 1 – plus éclatée géographiquement et davantage tournée vers les sciences « dures » ou les professions libérales –, Rennes 2 s’est développée autour d’un campus unique, concentré, vivant, mais longtemps isolé, jusqu’à l’arrivée du métro.

Ce positionnement géographique n’est pas neutre : il a inscrit l’université dans une forme de périphérie sociale, en résonance avec la nature des disciplines majoritaires (sciences humaines, arts, langues, sociologie, philosophie…). Campus de la réflexion critique, Rennes 2 est aussi celui des classes populaires, des trajectoires fragiles, des engagements politiques ancrés à gauche, voire à l’extrême gauche. La localisation renforce ce statut : ni bastion central ni enclave bourgeoise, mais un espace-frontière, à la fois dans et hors de la ville.

Historiquement, Rennes 2 a été un foyer de mobilisation. Ce n’est pas seulement une tradition militante, mais un espace symbolique structuré autour de l’idée que l’université doit être un contre-pouvoir, un lieu de résistance à la marchandisation du savoir, à la normalisation des parcours, à l’uniformisation des discours. Le campus devient alors un microcosme d’expérimentations politiques et démocratiques alternatives (AG, coordinations, occupations…).

Cette université se veut être un « territoire de parole », un espace où s’expriment des voix souvent marginales dans l’espace public traditionnel. D’où les conflits récurrents avec les autorités préfectorales, et les incompréhensions avec une partie des Rennais, qui perçoivent ces luttes comme du désordre plus que comme du débat. Et aussi avec les autorités municipales. Mais cela n’a pas toujours été le cas…

Historique d’une université qui bloque…

Rennes 2 entretient une longue proximité idéologique entre son corps enseignant et des syndicats étudiants gauchistes et radicaux. Sous la mandature d’Edmond Hervé (maire de 1977 à 2007), la Ville de Rennes et l’université ont encouragé la présence bruyante de groupes étudiants très à gauche, qui servait de relais électoraux et de barrage à l’émergence de mouvements étudiants de droite dans le paysage rennais.

Cette stratégie était répandue en Bretagne. À partir de 1977, les nouvelles municipalités socialistes ont réservé des postes d’élus locaux au PCF ; ensemble, PS et PC ont déployé des militants sur le terrain (avec la particularité à Rennes d’une présence trotskyste LCR et JCR) pour propager leurs idées et contenir les activismes de droite.

Les effectifs de Rennes 2 (10 000 en 1977) augmentèrent constamment jusqu’à culminer à la toute fin du XXe siècle et connaître un plateau durant les 10 premières années du XXIe siècle. Selon les rares chiffres que nous avons pu obtenir, la meilleure année aurait enregistré plus de 26 000 inscrits.

Mais avec le déclin électoral du PS et du PC, ces groupes militants de gauche ont mû. Ils commencèrent à se défier des organisations traditionnelles après le « choc » du 21 avril 2002 et du référendum de 2005 pour une Constitution européenne puis s’autonomisèrent sous la présidence de Sarkozy (2007-2012) et Hollande (2012-2017). Aujourd’hui, la mouvance des militants antifa et les membres du Parti pirate (PP), fondé en France en 2006, et à Rennes sous le nom d’Union Pirate en 2021, ne se retrouvent plus du tout dans « des organisations institutionnelles dont les membres étaient enfermés dans une pratique frileuse, défaitiste et dénuée d’offensivité » comme l’explique sur son site la Défense Collective (DC, Defco), fondée en 2016 à Rennes et en cours de dissolution par le ministère de l’Intérieur.

Résultat : la Ville comme l’Université n’ont pas réussi à créer des liens d’interaction avec ces nouveaux collectifs radicaux. La municipalité s’est ainsi retrouvée dépassée et en contradiction. Quant à Rennes 2, en première ligne mais fragilisée par sa propre histoire, sa direction et son personnel ancrés à gauche restent désemparés. Et silencieux. D’un silence étourdissant. Alors que l’image de marque de Rennes 2 ne cesse de se dégrader aux yeux du public et que le nombre d’étudiants inscrits de chuter : environ 25% en… 15 ans. Pour l’année 2024, les différents chiffres accessibles oscillent entre 17 500 et 20 000.

… et débloque

Selon la loi, le président de l’université peut demander au préfet l’intervention des forces de l’ordre pour évacuer des étudiants occupant illégalement des locaux. Cela s’est produit à quelques reprises depuis Mai 68 : contre le CPE, contre les réformes LRU ou Parcoursup ou récemment contre la réforme des retraites et celle de la formation des enseignants. Pourquoi rarement et avec un effet sans profondeur ?

Parce que l’entrée des forces de l’ordre dans ce territoire sacré du savoir provoquait à chaque fois un scandale public, voire une émeute. Parce que longtemps, l’administration, le personnel et les enseignants étaient solidaires des étudiants contestataires. Mais cette complicité a fait long feu.

Avec le chamboulement des sensibilités et la redistribution de l’électorat politique, Rennes 2 compte désormais des enseignants et des étudiants qui ne se retrouvent ni dans la gauche ni dans l’extrême gauche. Même parmi les enseignants restés fidèles à ces expressions historiques, beaucoup se distancient de la radicalité étudiante. Comme le confie un universitaire de Rennes 2 en poste depuis longtemps : « La réalité, c’est qu’on n’arrive même plus à communiquer avec ces étudiants qui sont dans un état déraisonnable de radicalisation. Avec mes collègues, on préfère se taire, ne pas se faire remarquer, pour ne pas se faire traiter de réac, se faire basher sur les réseaux sociaux, voire dans les couloirs de l’Université. Si tu oses émettre une remarque un tant soit peu tempérée ou contraire à leur point de vue, tu te fais taxer de « complice », c’est-à-dire « complice des fascistes »… Il n’y a plus de possibilité de débattre et d’argumenter. En réalité, il y a une fracture idéologique non formulée dont personne n’ose prendre acte.« 

Rennes 2 est ainsi devenue le théâtre de deux protestations inconciliables : celle d’étudiants qui usent de moyens durs contre toute réforme, et celle d’enseignants et étudiants, parfois tout aussi critiques, mais en désaccord quant aux formes de lutte.

Bon an mal an, les blocages se poursuivent alors que de plus en plus d’étudiants dénoncent la facilité avec laquelle une minorité impose ses cohercitions aussi bien que les cours qui ne sont pas rattrapés et les évaluations annulées ou reportées sine die. Pour les plus précaires, qui cumulent études et emplois, lourds sont les effets négatifs sur leur réussite académique, voire la poursuite de leurs études. D’aucuns s’interrogent : « Comment se fait-il que les menaces, la contrainte physique, morale, les dégradations ou les vols dans les locaux ne donnent que rarement suite à des poursuites judiciaires ? Pourquoi une telle tolérance pour des pratiques illégales à Rennes 2 ? Il ne faut pas s’étonner après que certains aillent casser des vitres dans la ville…  »

Une université en crise…

Si la reprise des cours sous surveillance privée promet une forme de retour à la normale (à voir…), elle laisse dans son sillage de nombreuses interrogations. Au sujet de la manière de concilier démocratie universitaire et sécurité, des formes de lutte légitimes, et des sacrifices – visibles ou silencieux – que chaque crise universitaire emporte avec elle. Elle interroge également les faiblesses de la présidence (de l’administration et du corps enseignants) de Rennes 2 à formuler un discours encadrant, responsable et pacifiant, et ainsi à gérer et orienter un territoire pédagogique estudiantin à la fois géographique, symbolique et juridique, autrement dit : l’université. Cette carence de longue date dans la formulation et la mise en place d’un encadrement responsable à Rennes 2 ne fait qu’accroître le sentiment d’une absence d’autorité claire qui profite à l’expression d’une contestation violente. Résultat : un territoire en crise systémique, aux frontières floutées par des revendications mal assumées entre étudiants, présidence de Rennes 2 et municipalité ; ces deux derniers échouant à restaurer une gestion partagée dans un cadre urbain pacifié.

…un lieu, un seuil, un miroir ?

Entre centre et périphérie, entre savoir institué et savoir contestataire, entre légalité et légitimité, Rennes 2 – comme de nombreuses autres universités – cristallise les tensions d’une société française en mutation : inégalités croissantes, fragilité des parcours, enseignement public en crise, usine à gaz désespérante qu’est Parcours sup, désarroi de la jeunesse, essoufflement de la démocratie représentative. Mais Rennes 2 les concentre d’autant plus qu’elle a tacitement encouragé durant des décennies des formes violentes de contestation dont elle a perdu la maîtrise. Pour autant, malgré une crise structurelle qui tourne au désastre, bien peu s’emploient aujourd’hui à repenser l’identité territoriale, pédagogique et juridique de Rennes 2 – et des universités en général. Ce qui ne fait que renforcer le sentiment d’abandon que ressentent les étudiants du public. Un cercle plus vicieux qu’académique.