Dans Femme qui court (éd. Albin Michel), paru en janvier 2019, Gérard de Cortanze s’intéresse à la figure de Violette Morris (1893-1944). Pour son 90e livre, le talentueux et prolifique essayiste et romancier, lui-même ancien coureur de 800 mètres, nous raconte la vie de cette sportive française, dont les aventures, familiales, amoureuses, sportives et politiques ont relevé du roman — c’est d’ailleurs le sous-titre du livre — tant elles ont été riches de péripéties, parfois heureuses, souvent désastreuses et finalement tragiques.
La littérature s’est toujours intéressée aux athlètes, aux « Dieux du stade », comme on a coutume de les nommer, ces héros et héroïnes des pistes cendrées et sableuses, lieux d’expression et de dépassement de femmes et d’hommes propres à exciter la plume du romancier ou du poète. En 2013, Carrie Snyder nous racontait la vie, Invisible sous la lumière, d’Aganetha Smart, figure romanesque inspirée d’une authentique athlète, Karoline Radke-Batschauer, coureuse allemande du 800 mètres qui brilla aux Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928. En 2012, c’est Tom McNab nous faisait vivre La grande course de Flanagan, stupéfiant marathon qui lâchait des coureurs à pied à travers les États-Unis, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’à celles du Pacifique. En 2008, Jean Échenoz nous racontait la vie poignante d’Émile Zátopek, exceptionnel et exemplaire champion de la course de fond, icône déchue du régime soviétique. Avec ce dernier roman, Gérard de Cortanze revient, après d’autres, sur une figure controversée du XXe siècle français, Violette Morris.
Fille d’un capitaine de cavalerie en retraite et d’une mère marquée par la mort prématurée d’un fils, Violette Morris a vécu une enfance délaissée et malheureuse. Sa famille l’envoya à l’adolescence au couvent de l’Assomption de Huy. Elle y découvrit la vie en groupe, la camaraderie, le bonheur des échanges entre filles, l’éveil à l’homosexualité aussi — Sarah y deviendra la chère liaison de toute sa vie —, enfin le sport, activité honnie de ses parents — « Est-ce ainsi qu’on trouve un mari ? » —.
Un mari, elle en trouvera bien un, pourtant, Cyprien, qui l’encouragera dans sa passion sportive, pendant un temps au moins, mais qui finira par se lasser et divorcer de cette femme jamais en repos, dévorée par le sport qu’elle s’était mise, avec une boulimie et une énergie hors pair, à pratiquer et conjuguer au pluriel. Car Violette, caractère bien trempé, solide athlète d’un mètre soixante-six pour soixante-huit kilos de muscles, un physique quelque peu « hommasse », cheveu à la garçonne, tenues viriles, usant et abusant d’alcools et de cigarettes, s’épanouira et brillera, simultanément et successivement, dans la course à pied, le lancement du poids, du disque et du javelot, la boxe, le cyclisme, le football et, dernière passion de sa vie, la course automobile, pas moins ! « Violette voulait goûter à tout. Connaître tout de la vie. Toutes les sensations. Toutes les attentes fébriles… ». Avec de réguliers et beaux succès à la clé, nationaux et internationaux, en courses, championnats et matchs en tout genre, c’est bien le mot, puisqu’elle se mêlait aux compétitions des hommes dont elle fut une rivale redoutable et redoutée. C’était son but, participer ne lui suffisait pas, encore fallait-il vaincre !
Le sport, pour Violette Morris, fut aussi une manière de découvrir et d’observer hommes et femmes autour d’elle, de tirer des leçons sur l’existence et de porter un regard, « son regard sur le monde en général et sur la place que devait occuper la femme dans la société en particulier ». De là toutes les difficultés et interdits qu’elle découvrira et auxquels elle se heurtera sa vie durant : « Toutes ces femmes libérées, autonomes, indépendantes, aux cheveux courts, dont beaucoup militaient pour l’obtention du droit de vote, ternissaient l’image de la femme telle que la souhaitait une société qui ne voulait voir en elles que d’humbles ouvrières travaillant pour la natalité nationale, toutes dévouées à la gloire de leur mari ». Qu’importe le nombre important de femmes qui auront été de vaillantes et courageuses auxiliaires, ambulancières, comme elle, ou infirmières, aux côtés des poilus pendant le premier conflit mondial et sans lesquelles la victoire eût été impossible, la société civile ne sortait décidément pas de ses mœurs et conceptions corsetées, persuadée depuis toujours de l’inégalité sexuelle et politique, nourrie d’antiféminisme et d’homophobie. « La guerre n’a rien changé. La femme a été priée de regagner ses fourneaux, d’éviter les tentations saphiques toujours stigmatisées, et de se taire », se dit Violette.
Les hommes en rajoutèrent même, et pas des moindres, tel Jean Giraudoux écrivant dans le journal L’Équipe :
Le sport reste la seule occupation humaine où les femmes acceptent le principe qu’elles sont inférieures à l’homme et incapables de concourir avec lui.
Violette en fut le parfait contre-exemple auquel Greta Fassbinder, lanceuse de poids allemande acquise elle aussi à la cause sportive et homosexuelle, fut particulièrement sensible, invitant Violette à concourir à ses côtés et l’engageant à prendre même la nationalité allemande à un moment où la Fédération française des sports féminins s’apprêtait à l’exclure de ses rangs pour indiscipline répétée. Ce qui fut fait le 26 mars 1930. « Pour les instances nationales et pour les journalistes, je suis une lesbienne qui emmerde le monde ! ». C’en sera, dès lors, fini de sa carrière sportive en France.
Privée de compétition, Violette Morris s’est alors mise à fréquenter le tout-Paris des années folles et le monde du spectacle, des lettres et des arts, où une homosexualité affichée n’était pas synonyme de disgrâce. La chanteuse Joséphine Baker, l’actrice Yvonne de Bray, intime de Jean Cocteau et de Jean Marais, devinrent ses amies et amantes.
Elle ne rompt pas pour autant — fut-ce là son erreur ? – avec Greta Fassbinder, nouvelle et fervente adepte de l’idéologie nazie, dans une liaison qui finira par lui être fatale. Malgré les discours teintés d’antisémitisme que lui servait Greta et qui l’effrayait, Violette ne sut résister à l’explosive et enjôleuse athlète allemande. Elle succombera aussi aux sombres propositions d’officiers SS et de la Gestapo qui voudront lui faire jouer un rôle d’agent et d’espionne au service du Reich. S’est-elle activement acquittée de cette mission ? Si l’on en croit Gérard de Cortanze, il n’en fut rien. Elle paiera pourtant au prix de sa vie ce mortel rapprochement avec l’ennemi : prise dans un guet-apens sur une petite route du bocage normand, elle périt sous le feu des maquisards, avec des enfants qu’elle avait la charge de transporter ce jour-là dans sa voiture, criblés de balles eux aussi. Un assassinat par erreur, en vérité, dont les résistants, mal renseignés — « Bordel, c’est pas Alain Boulin ! On s’est fait rouler ! » – ne firent guère état, peut-être de honte.
Le pire a été dit sur Violette Morris, nous rappelle Gérard de Cortanze. Sarah, son premier et éternel amour, reçut un jour de 1984 un livre sur Violette, intitulé sans ménagement ni nuances La Sorcière de la Gestapo, décrivant, sans preuve, une « Violette perverse dès l’enfance qui torturait, rue Lauriston, de jolies femmes de préférence, allant jusqu’à uriner et déféquer sur leur visage ». Sarah, quatre-vingt-dix ans, anéantie par l’injure faite à la mémoire de sa chère Violette, « après avoir violemment jeté le livre, se replia dans son lit comme elle le faisait enfant et s’endormit, les yeux mouillés de larmes, avec à quelques mètres d’elle, derrière une porte à jamais fermée, le souvenir entêtant, comme on le dit d’un parfum, d’une jeune fille, debout devant une fenêtre, qui regardait le jour se lever tandis qu’elle déposait dans son cou un baiser d’une tendresse infinie. Quelques jours plus tard, Sarah s’endormit et ne se réveilla pas ».
Dernières lignes d’un livre magnifique d’intelligence, de bienveillance et d’humanité qu’on referme la gorge serrée.
Vidéo extraite d’un article France Culture par Tatiana Chardenat
► Gérard de Cortanze, Femme qui court, Paris, Éditions Albin-Michel, 407 p. Parution : janvier 2019. Prix 22,90 euros.
Écrivain, éditeur aux éditions Albin Michel, membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, Gérard de Cortanze a publié plus de 80 livres, traduits en vingt-cinq langues. Parmi eux, des romans (Les Vice-Rois, prix du roman historique ; Cyclone, prix Baie des Anges Ville de Nice ; Assam, Prix Renaudot ; Banditi ; Laura ; Indigo, prix Paul Féval ; L’An prochain à Grenade, prix Méditerranée ; Les amants de Coyoacan…, Zazous), des essais (Jorge Semprun, l’écriture de la vie ; Hemingway à Cuba ; J.M.G. Le Clézio, le nomade immobile ; Pierre Benoit, le romancier paradoxal, prix de l’Académie française), et des récits autobiographiques (Une chambre à Turin, prix Cazes-Lipp ; Spaghetti ! ; Miss Monde ; De Gaulle en maillot de bain ; Gitane sans filtre…). On lui doit également des livres sur les peintres Zao Wou-ki, Antonio Saura, Richard Texier, et notamment Frida Kahlo, la beauté terrible.