Vivian Maier : un nom inconnu il y a dix ans. Un nom qui la désigne désormais comme la photographe du XXe siècle. Un livre, Vivian Maier A Photographer Found , révèle la richesse d’une oeuvre magistrale.
Depuis quelques années on a découvert que Vivian Maier est l’une des plus grandes photographes du XXe siècle. Nous le savons désormais. Elle, ne l’a jamais su. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la vie exceptionnellement banale en apparence de cette femme américaine d’origine française que Gaëlle Josse vient de révéler au grand public par son formidable texte Une femme en contre-jour (1).
Photographe de génie, elle ne vit pas la plupart de ses photos, dont beaucoup ne furent pas tirées, voire même développées. En 2007, John Maloof, jeune agent immobilier achète pour 400 dollars dans une vente aux enchères un fatras de photos, pellicules, négatifs, planches-contacts, espérant trouver dans ce chaos quelques vieilles cartes postales pour illustrer un livre sur un quartier de Chicago qu’il projette d’écrire. Sans le savoir, comme un spéléologue débutant, il vient de mettre la main sur une oeuvre majeure de l’art photographique.
Après un temps d’hésitation, John Maloof va découvrir la richesse de sa découverte et expositions et livres vont lui permettre de la faire partager au monde entier. Avec Vivian Maier A Photographer Found, nous accédons à la rétrospective la plus large de la photographe, même si l’on peut regretter l’absence d’édition française pour tous les ouvrages consacrés à la photographe. Mais l’essentiel n’est pas dans les textes introductifs, car tourner les pages de ce livre, superbement imprimé, c’est rentré dans un univers exceptionnel.
Un univers essentiellement urbain, car Vivian Maier, qui fut longtemps la nurse d’enfants de classe moyenne, profita de ses longues balades avec ses protégés dans les rues de New-York ou de Chicago pour photographier les artères de ses métropoles américaines. Un leitmotiv revient, véritable fil rouge tout au long de l’ouvrage, comme la permanence d’une nécessité : Viviane Maier a multiplié les autoportraits, jouant sans cesse avec les vitres, les reflets pour saisir son visage, qui contrairement aux autoportraits animés de Rembrandt, nous renvoient une image fixe, insondable, impassible, dénué de toute émotion (2).
Visage fermé telle la porte de sa chambre soigneusement verrouillée chaque soir, pour se protéger peut-être de l’autre ? Parfois même une simple ombre profonde comme l’eau d’un puits. Souvent son regard est démultiplié à l’infini, du plus grand au plus petit comme pour se perdre et disparaître. Elle dont on sait si peu, remontre et se cache à la fois. Même quand son visage n’est pas le sujet, en faisant attention aux détails de l’image, on la découvre parfois, minuscule reflet, une manière d’apparaître dans l’oeuvre comme le peintre hollandais se peignait aussi dans un personnage du tableau, en un clin d’oeil savant. Signature muette, discrète mais présente.
Dans le reflet d’une vitrine on la voit ainsi penchée sur son Rolleiflex, elle s’incline devant l’oeuvre en cours de réalisation. L’artiste vénère l’image à figer alors que la plupart des photographes de l’époque ajoutent un troisième oeil à leur regard, le Leica. Un appareil ventral qui change beaucoup à la prise de vue, plus souvent pensée, réfléchie, composée. Un format carré différent de notre vision naturelle auquel Vivian Maier donne une forme de noblesse. Elle compose une image, la structure comme beaucoup de photographes des années trente, soucieux de se distinguer du réalisme pictural. Un fauteuil rouillé dans un square, un échafaudage, une chaussure abandonnée sur le sol, rappellent les photos surréalistes d’avant-guerre même si l’ombre portée du photographe impose la réalité de l’objet photographié.
Ignorant totalement la formation photographique de l’enfant élevé dans les Hautes Alpes, on ne peut être qu’ébahi devant la multiplicité des points de vue exposés. Touchant parfois à la couleur, mais la plupart du temps en noir et blanc, les portraits saisis sont exceptionnels. Ironiques, incisifs, ils portent un regard moqueur, distancié sur les riches, les bien-portants avec une prédilection pour les femmes parées de mille atours qui regardent la photographe avec étonnement ou mépris. Plus chauds et profonds sont les portraits des gens modestes, souvent travailleurs, qui offrent leur regard à Vivian Maier comme la conclusion d’une rencontre, d’un dialogue. Parfois une fulgurance, floue ou extirpée d’un fatras graphique, éclaire la silhouette d’une jolie femme, magnifiquement habillée. Une silhouette jamais un visage. Le grain de peau, les rides d‘une vie pour les gens dont elle se sent proche. La coupe d‘un vêtement, la texture d’un tissu pour les gens qui lui semblent éloignés.
Pas de voyeurisme chez Vivian Maier même lorsqu’elle saisit des scènes de vie retrouvant le sens d’une photographie qui se veut chronique d’une époque. On est bien au-delà de la vie quotidienne, car les photos de Vivian Maier, dans la multiplicité de leur forme et de leur sujet, nous imprègnent à jamais de leur force, graphique, humaine. Comme ses autoportraits saisissants, elle semble un élément neutre descendu sur terre pour regarder, voir et retranscrire sans jugement un monde qu’elle accompagne de distance.
Les photos de Vivian Maier sont silencieuses comme l’histoire de sa vie. Elles n’en sont que plus fortes pour crier leur beauté et leur force à nos regards.
Vivian Maier A Photographer Found, de John Maloof. Edited by Howard Greenberg. 290 pages. Texte introductif en anglais. 69 €.
Le site sur Vivian Maier
(1) Edition Notabilia.
(2) Autres livres plus ponctuels de Vivian Maier : Vivian Maier Street Photographer, Vivian Maier : Self-portraits, Vivian Maier: the color work. À noter également un DVD essentiel : À la recherche de Vivian Maier.