Roberto Bolaño est un auteur majeur de la littérature contemporaine. Né au Chili en 1953, et mort à Barcelone en 2003, ce n’est que vers la fin de sa trop courte vie qu’il connaîtra le succès. Dans ce texte écrit en 2014 à l’occasion du 10e anniversaire de la parution posthume de son dernier roman 2666, Émilie Etemad, alors doctorante, aujourd’hui professeure agrégée de lettres et spécialiste de littérature latino-américaine enseignant à l’Université Rennes 2, illustre comment la vie, la survie, et les combats de l’écrivain transparaissent dans son œuvre brillante.
Dans le premier roman de Roberto Bolaño, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce (1984, traduit de l’espagnol en français en 2009), on lit :
« À une certaine époque, pauvre de moi, j’ai cru que la littérature allait attirer les gens, comme le rock, et que nous, les jeunes gens, qui commencions dans ce temps-là à publier dans des revues marginales ou à donner des récitals auxquels seuls nos amis venaient, nous allions avoir un statut similaire à celui des rockers… C’est assez idiot… »
D’emblée, le ton est donné : l’œuvre de Roberto Bolaño témoigne d’un regard franc et ironique porté sur le fonctionnement « réel » de la littérature. Treize romans, quatre recueils de nouvelles, six recueils de poésie et de nombreux essais réitèrent ce message : écrire est un métier difficile et dangereux. Écrire est une activité courageuse, voire téméraire. Voire suicidaire.
L’œuvre de cet écrivain majeur nous offre une représentation baroque, railleuse et peut-être en partie fondée de la république des lettres. C’est un monde où la lutte pour la survie littéraire est impitoyable et s’exerce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, sur le plan de la compétition entre auteurs. Les rivalités interpersonnelles peuvent aller jusqu’à des extrêmes : dans la nouvelle « Une aventure littéraire », du recueil Appels téléphoniques la tension entre deux auteurs frôle ainsi la pulsion de meurtre. Les aspirants écrivains essuient les jeux d’influence et d’autorité de leurs aînés au point de songer, en retour, à les kidnapper, comme dans Les Détectives sauvages où un groupe de jeunes poètes fomente un attentat jamais réalisé contre Octavio Paz, poète majeur du XXe siècle mexicain, prix Nobel de littérature en 1990. S’il existe aussi de profondes amitiés dans les fictions — Les Détectives sauvages en témoigne puissamment —, le rapport aux pères et pairs littéraires passe régulièrement par la confrontation.
Aux âpres et drolatiques rivalités littéraires, s’ajoute la question de la survie matérielle de l’écrivain, amené à courir les prix, comme son ancêtre allait à la chasse aux bisons (pour reprendre l’image proposée par Antoni García Porta en préface du roman Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce). Sur ce point, Roberto Bolaño était devenu expert : il concourait parfois plusieurs prix avec une même nouvelle, présentée sous un titre différent. Cette anecdote, relatée par l’auteur en introduction de Monsieur Pain, devient un objet de fiction dans la nouvelle « Sensini » (Appels téléphoniques).
Écriture et témoignage personnel se rencontrent. Roberto Bolaño puise ainsi dans son propre vécu et le retranscrit dans ses fictions : né au Chili en 1953, il passe son adolescence au Mexique où il forme un groupe poétique d’avant-garde (l’infraréalisme) avec son ami Mario Santiago Papasquiaro. Leur relation transparaît dans Les Détectives sauvages, à travers des doubles fictifs : Ulises Lima et Arturo Belano qui fondent, quant à eux, le mouvement viscéréaliste.
En 1973, Roberto Bolaño retourne au Chili défendre le régime d’Allende contre Pinochet, ce qui lui vaut quelques jours d’emprisonnement : une expérience violente qui le marque profondément — en témoigne sa magnifique nouvelle « Enquêteurs » (Appels téléphoniques). Ses idéaux politiques et littéraires bouleversés, il quitte l’Amérique latine pour l’Europe. Installé à Blanes, une petite ville proche de Barcelone, il poursuit son engagement, se consacre à l’écriture tout en accumulant des emplois précaires (vendeur de souvenirs, gardien de camping) qui nourriront aussi l’écriture (en témoignent La Piste de glace et Le Troisième Reich).
À partir des années 1990, il obtient une reconnaissance accrue : Les Détectives sauvages reçoit le prix Herralde en 1998 et le prix Rómulo Gallegos en 1999. Il meurt en 2003, emporté par une maladie qui ne lui laisse pas le temps d’achever son monumental dernier roman : 2666, une maladie qu’il évoque aussi à travers ses fictions. Roberto Bolaño triomphe pourtant par delà la mort : sa popularité ne cesse de croître depuis sa disparition. Son œuvre est largement traduite en français, on continue à éditer certains textes glanés dans ses archives. Il semble même devenu une icône néo-Beat aux États-Unis. Peut-être s’achemine-t-il vers un « statut similaire à celui des rockers », toujours est-il qu’il est à présent reconnu comme une grande figure de la littérature mondiale contemporaine.
Si la lutte pour la survie littéraire est si âpre dans les fictions, c’est sans doute aussi parce que le microcosme littéraire fait écho au macrocosme que sont nos sociétés modernes. Notre histoire contemporaine est perçue avec lucidité mais également avec terreur par Roberto Bolaño. Son œuvre revient sur les épisodes sanglants qui ont traversé tout notre XXe et notre XXIe siècle naissant (guerres mondiales, dictatures latino-américaines, meurtres en série sur la frontière USA-Mexique). Elle engage un propos politique, affirme la nécessité d’une lutte — même perdue d’avance — contre les barbaries, contre le Mal. Une lutte qui ne se fait sous la bannière d’aucun parti, une lutte qui ne prétend pas instrumentaliser la littérature au nom de l’idéologie même si l’œuvre se plaît à opposer clan des écrivains « nazis » et poètes d’extrême gauche. Chez Bolaño, littérature et vie se confondent, littérature et résistance s’entrelacent — le plus grand combattant, le plus grand résistant, ce peut être l’écrivain.
Ainsi, les péripéties et aléas de l’homo literatus dans un écosystème impitoyable sont teintés d’humour. Mais l’humour n’occulte pas les « oasis d’horreur » (la citation de Baudelaire ouvre 2666) contre lesquels Roberto Bolaño a lutté, c’est-à-dire sur lesquels il a abondamment et merveilleusement écrit.
Pour mieux appréhender la puissance de l’auteur, on pourra (re)lire les œuvres majeures que sont Les Détectives sauvages et 2666 en gardant en tête les mots mêmes de Roberto Bolaño dans « Enrique Martin » (Appels téléphoniques) : « Un poète peut tout supporter. Ce qui équivaut à dire qu’un homme peut tout supporter. Mais ce n’est pas vrai : un homme ne peut supporter que peu de choses. Supporter vraiment. En revanche, un poète peut tout supporter. »