Il y a 80 ans, au printemps 1941, eut lieu une improbable et cruciale rencontre sur un bateau de l’exil entre Marseille et le continent américain. André Breton et Claude Lévi-Strauss s’y côtoieront et noueront alors une amitié indéfectible.
Au printemps 1941, le poète André Breton est à Marseille, dans ce qu’il est convenu d’appeler la zone libre. Il est catalogué « anarchiste dangereux » par l’administration vichyssoise. Et c’est sous cette accusation qu’il est incarcéré un bref moment en décembre 1940. Au début de l’année 1941, son Anthologie de l’humour noir et le long poème Fata Morgana voient leur parution refusée par la censure. Fata Morgana sera finalement publié en 1942 en Argentine par Silvina Ocampo et Roger Caillois. Il était temps pour Breton de fuir son pays et se résoudre à l’exil. Le 24 mars, il embarque avec Jacqueline Lamba, son épouse et leur fille Aube, direction La Martinique. À bord du cargo Capitaine-Paul-Lemerle où se sont entassés deux à trois cents réfugiés. Dont Claude Lévi-Strauss.
L’anthropologue n’est pas anarchiste, et encore moins dangereux ; mais il est juif. Après sa démobilisation, Lévi-Strauss, jeune agrégé de philosophie, assure la rentrée scolaire en 1940 au lycée de Montpellier. Quelques semaines plus tard, les lois raciales de Vichy l’excluent du système éducatif. Les soutiens viendront des États-Unis, de la Fondation Rockefeller en l’occurrence qui l’invite à venir enseigner à New York. Encore faut-il qu’il trouve le moyen de s’échapper du territoire. Passant par Marseille, il apprend par un fonctionnaire maritime qu’un navire est en partance pour la Martinique, le Capitaine Paul-Lemerle, précisément. L’employé le met en garde sur cette traversée qui n’aura rien d’un voyage d’agrément. Lévi-Strauss en parle ainsi dans Tristes tropiques : « Le pauvre homme voyait en moi un ambassadeur au petit pied de la culture française ; moi je me sentais déjà gibier de camp de concentration. » Lévi-Strauss monte donc à bord, sous la surveillance de gardes mobiles, arme au poing et casqués.
Le navire est surchargé, équipé de deux cabines seulement. Les passagers sont entassés dans les cales : trente jours de traversée sur un rafiot rouillé, trente jours durant lesquels la vie et les échanges libres et intenses entre passagers vont un peu alléger le climat d’une angoissante traversée. Le franchissement de l’Équateur qui marque le changement d’hémisphère va ainsi donner lieu à une grande fête qui baptise matelots et passagers, grimés et déguisés. Une société se recrée des soutes au pont et aux cabines, jusqu’aux chaloupes devenues couches improvisées, où s’engagent de discrètes rencontres amoureuses.
Se côtoient sur le navire des familles de réfugiés espagnols et des Juifs de l’Est persécutés, l’écrivain révolutionnaire Victor Serge et la femme de lettres allemande Anna Seghers, le peintre cubain Wilfredo Lam, la photographe de guerre allemande Germaine Krull qui travaillera plus tard pour la Résistance française et immortalisera certains moments de la traversée. Aura-t-elle pris les premiers clichés de l’amitié qui va réunir, pour longtemps, Claude Lévi-Strauss et André Breton, deux hommes qui ne s’étaient encore jamais rencontrés ?
Dans Regarder écouter lire, un demi-siècle plus tard, Lévi-Strauss rappellera cette rencontre inaugurale : « Fort mal à l’aise sur cette galère, il [Breton] déambulait de long en large sur les rares espaces vides du pont ; vêtu de peluches, il ressemblait à un ours bleu. Entre nous une durable amitié allait commencer au cours de cet interminable voyage, et où nous discutions des rapports entre beauté esthétique et originalité absolue. »
À l’arrivée à Fort-de-France du Capitaine Paul-Lemerle, le 20 avril 1941, la force publique envoie quasiment tout le monde en résidence forcée. Dans Triste tropiques, Lévi-Strauss parle d’un contrôle « soldatesque en proie à une forme collective de dérangement cérébral. ». Breton évoque aussi l’épisode dans Martinique charmeuse de serpents et parle d’un jeune savant [i.e. Lévi-Strauss] « appelé à poursuivre ses travaux à New York » ainsi insulté par quelque fonctionnaire zélé de l’île : « Non, vous n’êtes pas français, vous êtes juifs et les juifs dits français sont pires pour nous que les juifs étrangers. » Lévi-Strauss se souvient d’avoir été traité de « judéo-maçon à la solde des Américains. »
Le 16 mai, Breton quitte la Martinique pour les USA. Lévi-Strauss passant par Porto Rico le retrouvera à New York. Et leur amitié sera définitive. Lévi-Strauss donnera des articles à VVV, éphémère revue publiée outre-Atlantique et co-animée pendant la guerre par Breton et quelques surréalistes, européens et américains, entre autres Marcel Duchamp, Max Ernst et le peintre David Hare. Lévi-Strauss y écrira en 1942 un essai ethnographique, Indian Cosmetics, où il parlera du langage secret de peintures corporelles du peuple indigène Kaduveo dans la région de Matto Grosso au Brésil. Le débat des deux hommes entre nature, représentation et magie se prolongera ainsi dans l’Art magique publié par Breton en 1957.
Cette rencontre inattendue avec André Breton confortera l’anthropologue dans son rejet des « voyages exotiques et autres récits d’aventuriers ». Et puis, « au contact des surréalistes, mes goûts esthétiques se sont enrichis et affinés. Beaucoup d’objets que j’aurais eu tendance à rejeter me sont apparus sous un autre jour. » Le goût de l’insolite, l’amour partagé des énigmes et du mystère lieront à jamais André Breton et le jeune Lévi-Strauss. Le 5 janvier 1960, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Claude Lévi-Strauss rappellera que « certains d’entre nous [les ethnologues] avons acquis une connaissance directe des formes de vie et pensée exotiques, qui faisait défaut à nos devanciers ; mais n’est-ce pas aussi que le surréalisme a transformé notre sensibilité, et que nous lui sommes redevables d’avoir au cœur de nos études, découvert ou redécouvert un lyrisme et une probité ? »
Autres pistes de lecture à découvrir :
Un livre passionnant nous éclaire en partie sur le sujet : Paris à New York : Intellectuels et artistes français en exil 1940-1947 d’Emmanuelle Loyer
Adrien Bosc, a aussi fait de cette aventure maritime et humaine un beau roman intitulé Capitaine publié en 2018. Entre érudition et invention nécessaire à tout exercice d’« exofiction », Bosc nourrit son riche et excitant roman d’extraits de lettres, de carnets et de journaux des voyageurs du Capitaine Paul-Lemerle : lire l’article publié sur Unidivers.fr
Marseille-Rio, 1941 de Germaine Krull et Jacques Rémy, publié en 2019 et recensé dans la revue En attendant Nadeau
GERMAINE KRULL. Née en 1897 à Poznań, actuelle Pologne. Décédée en 1985 à Wetzlar, Allemagne. Photographe emblématique de l’avant-garde de l’entre-deux guerres, la publication de son portfolio Métal en 1928 et ses reportages pour la revue VU aux côtés d’André Kertész et d’Éli Lotar l’impose comme une figure de la Nouvelle Vision en France. Célèbre pour ses portraits de Jean Cocteau, André Malraux, son Autoportrait à l’Ikarette et ses vues d’architectures métalliques, elle s’engage dans la France Libre en 1943 et s’éloigne peu à peu de la photographie, tour à tour directrice de l’hôtel Oriental de Bangkok et habitante d’un ashram en Inde.
JACQUES RÉMY. Né en 1911 à Constantinople, actuelle Istanbul, Turquie. Décédé en 1981. Jacques Rémy, de son vrai nom Rémy Assayas, fait ses débuts dans le cinéma sur un film de Max Ophüls, La Signora di tutti. En 1939, il émigre en Argentine. Il y fut tour à tour directeur de studio et réalisateur, avant de rejoindre dès 1944 la France libre au titre de directeur de l’information pour l’Amérique latine. À son retour en France, en 1946, il collabore à l’écriture des Maudits de René Clément ; c’est le début d’une fructueuse carrière de scénariste. Il est le père du cinéaste Olivier Assayas et du romancier Michka Assayas.