Reprendre en titre ces deux concepts, c’est explicitement se référer à Aby Warburg et à Walter Benjamin. Références dont j’ai déjà usé lors de la rédaction de deux écrits précédents (Voyage dans le temps, 2009, et Le temps au présent, 2010). Voyage dans le temps, article voué, pour l’essentiel, à la question de l’émergence de l’humain, mais que la lecture du livre de Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps, mémoire et archéologie (Le Seuil, Avril 2008, collection « La couleur des idées ») avait assez largement fait dévier de sa trajectoire, Laurent Olivier proposant une approche paradoxale de l’histoire, de la mémoire, du temps, de l’archéologie et donc de la préhistoire. Des approches qui doivent beaucoup à Walter Benjamin :
Ce n’est pas l’histoire qui pose problème, mais le temps lui-même… ou encore : l’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire (Sur le concept d’histoire, proposition XVI, Gallimard, collection Folio essais, Paris 2000).
Je notais dans cet article combien l’œuvre de W. Benjamin « était jugée essentielle comme apport à la philosophie contemporaine de l’histoire et de l’histoire de l’art. Influence renforcée par l’apport de penseurs atypiques comme Aby Warburg (1866-1929), l’un des fondateurs de l’anthropologie culturelle qui, le premier, énonça le concept de survivance, cet inconscient du temps, comme motif central de son approche anthropologique de l’art occidental ». Références que j’ai, de nouveau, examinées dans Le temps au présent qui, bien sûr, s’attache à approfondir le concept de temps, qu’il soit historique, cosmologique ou messianique, ce qui m’a conduit à tenter d’élucider mieux encore le concept d’image dialectique et donc à me référer surtout aux analyses de Walter Benjamin, amplifiées par celles de Georges Didi-Huberman qui souligne le fait que l’image dialectique est métaphore du temps en miettes.
C’est alors qu’Aby Warburg s’est, à nouveau, imposé à mon attention… Cela s’est produit lorsque je recherchais une documentation pour un éventuel article sur les concepts fondateurs de l’Europe politique. Je me suis souvenu du livre, in folio raisin de Fernand Braudel, L’Europe (Édition Arts et Métiers Graphiques, exclusivité Flammarion, Paris, 1992). Ouvrage collectif, dirigé par Fernand Braudel qui écrivit trois des huit chapitres dont celui qui s’intitule Civilisation et culture, les splendeurs de l’Europe. La présentation qu’il fait de l’ouvrage, en quatrième de couverture, révèle l’importance qu’il attribue à la culture et à la civilisation de L’Europe :
Il n’y a qu’une seule façon convaincante de faire l’éloge de l’Europe : c’est de parler de sa culture et de sa civilisation. Dès les premiers mots, les premiers regards, les premières mesures de musique, on sait qu’il ne sera plus question de ses erreurs, de ses fautes, de ses ombres, de ses mauvaises consciences.
Mais, dans ce chapitre, les commentaires de Fernand Braudel, dans leur laconisme, ne dévoilent pas la hauteur de son ambition. Seule la révèle la somptueuse, multiforme et surabondante iconographie qui scande et l’article et l’ouvrage tout entier, puisque dans ce livre de 264 pages, on décompte 485 reproductions en noir et en couleur. Comme si la fonction évocatrice et mémorielle des images avait pour objet de suppléer aux carences du discours, voire de le masquer, voire même de supplanter le logos dans un système de représentation – mémoire – survivance qui indifférencie création et contemplation des œuvres d’art. L’iconographie n’est pas seulement marquée de somptuosité. Elle attise l’observation et la curiosité. À tout le moins par deux aspects : d’abord le mélange des genres iconographiques puisque la photographie du détail de la clôture d’une échoppe, Europe orientale (illustration 439) se juxtapose aux deux pages de l’Atlas Warburg, (Londres, The Warburg Institute) ainsi commenté :
…composé dans les dernières années de sa vie par le philosophe et historien d’art Aby Warburg (1866-1929). Or, analyse Braudel, En Europe, le culturel, à longueur de siècles, c’est au moins la coexistence de trois réalités superposées, hostiles, opposées l’une à l’autre… À la base, l’héritage venu des profondeurs de l’histoire, la culture populaire, primitive, celle qui se communique de bouche à oreille… croyances, superstitions, arts de vivre… Au-dessus, l’omniprésence de l’église chrétienne… Dernier étage : contre le christianisme s’affirme tôt une pensée laïque…
Mais faisons retour sur la mise en image de ce livre et du chapitre sur civilisation et culture. La photographie de deux planches de L’Atlas Mnémosyne encore appelé l’Atlas Warburg apparaît là de manière à la fois énigmatique et révélatrice, comme s’il s’agissait d’une clef de décryptage d’un code. Comme si le maître d’œuvre, Fernand Braudel, avait ainsi voulu souligner l’homologie entre la méthode d’exposition et de recherche warburgienne et sa propre méthodologie d’entrée dans le chapitre civilisation et culture de l’Europe. Pour peu que le lecteur soit vigilant et attentif aux signes. Et les signes allusifs ne manquent pas. Au point que l’on découvre que le montage d’éléments disparates, monnaies, sculptures, qu’elles soient œuvres du Parthénon ou bas-reliefs en bronze de Matisse, portées musicales des Variations Goldberg de Bach, histoire dessinée pour enfants, architecture d’un escalier des jardins de Versailles, première page dactylographiée de la loi française du 20 juin 1936 instituant un congé annuel payé, photographie aérienne de la ville d’Essen, cliché d’un avion et d’un pétrolier, etc. tendent à la représentation visuelle des trois strates culturelles définies par Fernand Braudel. S’y ajoutent une trentaine de peintres qu’il serait fastidieux, mais probablement pas inutile de citer de manière exhaustive ; sans oublier de s’arrêter sur les omissions. La différence majeure avec l’Atlas Warburg, est liée au fait que l’Europe de Braudel est un livre dont l’ordonnancement des images et des textes est irrémédiablement fixé par l’imprimerie et la reliure, alors que l’Atlas Mnémosyne est conçu, d’emblée, pour induire la permutation permanente des images dans une logique d’iconologie de l’intervalle qui renforce la fonction de dévoilement des images et autorise une infinité d’interprétations et de mises en résonance et en liaisons…
D’abord, s’arrêter sur ce tableau de Sandro Botticelli La naissance de Vénus, dont on sait que Warburg en fit, en 1889, le sujet de sa thèse à l’université de Strasbourg, comme il en fit une illustration de l’image survivante de l’antiquité dans la culture occidentale, du fait que les artistes de la Renaissance, s’efforçaient d’identifier leur œuvre à l’Antiquité dans la reproduction des mouvements du corps. Selon Warburg, la Vénus de Botticelli, nue toute en courbes corporelles, échevelée, environnée de draperies mollement gonflées de vent proviendrait de la vision bi- polaire associant la passion dionysiaque à la raison apollinienne que le peintre avait de l’antiquité gréco-romaine.
Il m’importe de revenir, encore et encore à Aby Warburg. Pour le mieux connaître et d’abord, de la manière la plus simple qui soit : la biographie.
Mais quelle biographie ? Il en est de multiples, comme autant de miroirs déformants de la personnalité complexe, composite, changeante et effrénée d’Aby Warburg. Il existe bien sûr des histoires légendaires de sa vie. Et c’est, somme toute, un des moyens d’approcher cet homme de légende. C’est ainsi que procède Giorgio Agamben dans l’essai qu’il intitule Aby Warburg et la science sans nom. Essai qui a été écrit en 1975, après une année de fervent travail dans la bibliothèque de l’Institut Warburg à Londres. Agamben décrit ainsi l’histoire de la célèbre bibliothèque de Warburg :
La constitution de sa bibliothèque occupa Warburg toute sa vie, et elle fut, peut-être, l’œuvre à laquelle il consacra la plus grande partie de ses énergies. À son origine, il y a un épisode enfantin décisif : à l’âge de 13 ans, Aby, qui était l’aîné d’une famille de banquiers, offrit à son petit frère Max de lui laisser son droit d’aînesse en échange de la promesse de lui acheter tous les livres qu‘il demanderait. Max accepta, sans imaginer que la blague enfantine allait devenir réalité. Warburg classait ses livres non pas selon l’ordre alphabétique ou arithmétique utilisé dans les plus grandes bibliothèques, mais selon ses intérêts et son système de pensée, au point d’en changer l’ordre à chaque variation de ses méthodes de recherche. La loi qui le guidait était celle du « bon voisin », selon laquelle la solution de son problème était contenue non dans le livre qu’il cherchait, mais dans celui qui était à côté. De cette manière, il fit de la bibliothèque une sorte d’image labyrinthique de lui-même, dont le pouvoir de fascination était énorme. Saxl nous rapporte l’anecdote de Cassirer, qui, entré pour la première fois dans la bibliothèque, déclara qu’il fallait soit s’en enfuir immédiatement, soit y rester enfermé des années. Tel un vrai labyrinthe, la bibliothèque conduisait le lecteur à destination en le menant d’un bon voisin à l’autre, par une série de détours au bout desquels il rencontrait fatalement le Minotaure, qui l’attendait depuis le début, et qui était, dans un certain sens, Warburg lui-même. Ceux qui ont travaillé dans la bibliothèque savent combien tout cela est encore vrai aujourd’hui, malgré les concessions qui ont été faites au cours des années aux exigences de la bibliothéconomie.
Il existe aussi des histoires discrètes, voire confidentielles concernant notamment ce qu’il faut appeler, en parlant de Warburg, folie ? Psychose ? Schizophrénie ? État maniaco-dépressif ? Ainsi, Agamben évoque le séjour dans une maison de repos, alors qu’il s’agit, en réalité, d’un internement psychiatrique. De fait Aby Warburg souffre d’une grave psychose qui s’est déclarée en 1918 et qui perdure jusqu’en 1924.
Cet embarras à évoquer les troubles psychiatriques de Warburg provoque la réaction de Georges Didi-Huberman :
on ne sépare pas un homme de son pathos – de ses empathies, de ses pathologies – on ne sépare pas Nietzsche de sa folie ni Warburg de ces « pertes de soi » qui le laissèrent presque cinq ans entre les murs d’un asile psychiatrique.
C’est pourquoi j’en réfère, pour l’essentiel, à la biographie d’Aby Warburg rédigée par Georges Didi-Huberman, écrite dans L’image survivante, (2002, éditions de Minuit) :
Aby Warburg. Né à Hambourg en 1866, il est héritier d’une puissante famille de banquiers. Il renonce aux affaires et s’éloigne de l’orthodoxie juive pour se consacrer à l’étude des images. Parallèlement, il se forme à la philosophie, à la psychologie et à l’anthropologie. Après une thèse sur les sources antiques de Botticelli (1893), il part étudier les rituels des Indiens Hopi (1895). Il s’installe à Florence en 1898, travaille sur le portrait renaissant et, en 1912, fonde la discipline iconologique avec une interprétation révolutionnaire des fresques du Palozzo Schifanoia à Ferrare. Il fonde à Hambourg une bibliothèque interdisciplinaire qui deviendra mythique par sa richesse et son organisation originale. Il réunit autour de lui des personnalités telles qu’Erwin Panofsky ou Ernst Cassirer. La Première Guerre mondiale le fait sombrer dans la folie : il sera interné de 1918 à 1924, soigné par le grand psychiatre – disciple et ami de Freud – Ludwig Binswanger. Revenu à Hambourg, il s’attache au projet Mnemosyne, grand atlas d’images destiné à rendre visibles les « survivances » de l’Antiquité dans la culture occidentale. Il meurt en 1929.
L’essentiel est dit dans la discrétion et la précision. Ce qui n’empêche le pouvoir d’évocation de la vie d’un homme des XIXe – XXe siècles, très fortuné, très cultivé, maître ès art et culture, au point de défricher et de formaliser des disciplines intellectuelles telles que l’anthropologie et de vraiment créer l’iconologie. Ce qui laisse à imaginer sur la profusion de son cercle de relations intellectuelles : Erwin Panofsky, Saxl, Binswanger, (qui fut aussi son psychiatre), Sigmund Freud, Friedrich Nietzsche, E. H. Gombrich, Jacques Mesnil, Walter Benjamin, Ernst Cassirer (historien de l’art connu notamment pour la Philosophie des formes symboliques, il trouve des ressources extraordinaires dans la Bibliothèque Warburg notamment en ce qui concerne les cultes anciens, les rituels, les mythes, la magie et l’art, qu’il concevait à partir de formes archétypiques de l’âme humaine et de ses émotions…)
Tout cela pour signifier qu’il y a sans doute similitude de positions sociales, mais aussi compagnonnage et mieux encore affinités intellectuelles électives et culture des mêmes paradigmes, au sens plein de ce concept : ensemble de conceptions théoriques dominantes ayant cours dans une communauté scientifique. Ce qui ne saurait avoir empêché les rivalités et les polémiques…
Il suffit de penser aux discussions, bien postérieures, sur le fait de savoir qui, de Panofsky ou d’Aby Warburg était l’inventeur de l’iconologie… Rivalités intellectuelles qui survivent à leurs auteurs. Du moins si l’on en croit l’article de François René Martin dans le numéro 13/2000 de la Revue Germanique Internationale : La migration des idées Panofsky et Warburg en France. L’auteur présente comme fait acquis la présence forte de Panofsky, non sans que la renommée-survivance de Warburg, le Nachlebenwarburg, ne soit sensible depuis les années 1930, mais ait connu un vrai rebond dans les années 1970.
La mise en perspective de la postérité intellectuelle d’Aby Warburg est fort bien problématisée dans un article de Christopher S. Wood (traduit par Valérie Malfoy) : Londres -New York, Los Angeles : Les errances posthumes d’Aby Warburg. Le premier intérêt de ce témoignage est qu’il nous propose un regard pertinent et bien informé venu d’outre-Atlantique, ce qui ne peut qu’alimenter la mise à distance et la sérénité de l’analyse.
Plus que toute autre discipline universitaire, peut-être, l’histoire de l’art pratique le « culte des ancêtres ». Elle s’organise en effet en « chapelles » autour de telle ou telle prestigieuse figure patriarcale. Pendant longtemps, l’attention s’est polarisée sur les historiens d’art allemands ou autrichiens actifs au tournant du siècle dernier : Aloïs Riegl, Heinrich Wölfflin, Aby Warburg. Une autre tribu de « géants », plu s jeunes, car nés à cette époque, vers 1900, dispute à ces patriarches la vedette ; certains ont été expulsés de l’Allemagne nazie, comme Erwin Panofsky, Ernst Gombrich, et Otto Pächt ; d’autres ont servi le Troisième Reich, tel Hans Sedlmayr. Il s’agit pour la plupart d’Allemands ou d’Autrichiens. De nos jours, toutes les traditions historiographiques nationales – pas seulement l’allemande mais également l’américaine, l’anglaise, l’italienne et la française – s’intéressent à cette même constellation d’ancêtres.
Christopher S. Wood insiste sur le système de narratologie qui fait que le culte des ancêtres est une métahistoire qui se fixe sur les grands fondateurs. Ce qui conduit à mieux percevoir leurs idées sur l’art, les œuvres d’art, la représentation, l’époque et l’Histoire, les corrélations cachées entre le savoir universitaire et les enjeux politiques et esthétiques de la modernité… Le culte des ancêtres ré enchante le savoir… Des milliers de pages sur l’art au temps de la Renaissance italienne furent écrites au tournant du siècle, qui sont pour la plupart tombées dans l’oubli. Et cependant, celles d’Aby Warburg sont lues avec passion. Elles sont pourtant rares : neuf seulement de ses textes publiés comptent plus de 10 feuillets.
Christopher S. Wood souligne que dans les années qui suivent la mort de Warburg (1929), la complexité de la pensée de Warburg commença de s’effacer derrière la célébrité de sa bibliothèque. Elle avait été transférée, de peur des nazis, à Londres en 1933 – 60 000 volumes, leurs rayonnages métalliques et leurs tables de lecture – et retrouva en ce nouveau lieu l’ordonnancement imaginé par Warburg sous les mythiques rubriques « Orientation », « Image », « Mot », et « Action », ou « Dromenon » comme disait Warburg, c’est-à-dire déroulement des rites ; chaque rubrique correspondant à un étage. Lieu fabuleux géré par Fritz Saxl et Gertrud Bing. Mais, estime C. S. Wood pendant longtemps, la soi-disant « École de Warburg » demeura en réalité l’école de Fritz Saxl. Celui-ci aurait fait prévaloir une interprétation stricte du projet warburgien car il ne croyait qu’aux faits établis. Christopher S. Wood reprend :
…il semble, au contraire, que l’engouement actuel pour Aby Warburg tient au fait qu’on découvre, à le lire, toute l’étrangeté et le manque de fiabilité des images. L’image chez Warburg – le portrait comme effigie, les signes du zodiaque ou l’image du dieu planétaire, la nymphe échevelée, la monstruosité allégorique du spectacle théâtral – est un document traversé d’un mouvement dynamique ; document qui, loin d’être une indication univoque sur les états d’esprit d’un peuple, échappe toujours à son ancrage historique, tourné qu’il est à la fois vers le passé et le futur.
Comme si les successeurs de Warburg n’avaient retenu que le côté apollinien, imprégné de raison en gommant progressivement la passion et le pathos dionysiaque de son œuvre…
Il résulta de cette approche pragmatique par les érudits qui formaient le premier cercle de la Bibliothèque Warburg que les Britanniques purent entrer progressivement dans l’histoire de l’art. Alors que dans l’Europe germanique, l’histoire de l’art était une discipline universitaire depuis 1840, il fallut attendre 1932, avec la création du Courtaulds Institute of Art pour accéder, au Royaume-Uni, à un enseignement supérieur d’histoire de l’art. Oxford a créé ce type d’enseignement en 1955. Il semble que, pour les « gardiens » de la bibliothèque, les écrits de Warburg auraient été jugés trop absconds et sibyllins pour être compris par le public britannique. D’ailleurs, les écrits de Warburg, publiés en Allemagne en 1932, ne furent pas traduits par les Warburgiens anglais… L’École de Warburg – ou si vous préférez le Warburgianisme – est ce qu’en font ceux qui consultent les livres et les photos, en aurait dit le directeur de l’Institut Warburg.
Cependant, le Getty Research Institute de Los Angeles publie, en 1999, les écrits de Warburg, ce qui permet à nombre de chercheurs et d’érudits une relecture (ou une lecture) de son œuvre, puis une étude approfondie, accompagnée d’une profusion d’articles et d’ouvrages. D’abord aux États-Unis, puis en Italie et en Allemagne. Mais, affirme C. S. Wood :
…la voix la plus forte est venue de France avec la parution, en 2002, de « L’image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg », ouvrage de Didi-Huberman. C’est sans doute l’étude la plus substantielle jamais consacrée à la pensée d’un seul historien d’art. Prolongeant une ligne de pensée déjà développée dans « Devant l’image : Question posée aux fins d’une histoire de l’art » et « Devant le temps : Histoire de l’art et anachronisme des images » (2000). Dans « L’image survivante », Didi-Huberman dénonce un gauchissement systématique de la pensée de Warburg par l’institution universitaire. … Warburg, affirme-t-il, a saisi la capacité des images à rompre la surface de la pensée rationnelle et à court-circuiter le temps linéaire. Ce faisant, il a rapproché de façon décisive Warburg de Freud et Walter Benjamin…
Le symbole chez Warburg est si puissant qu’il en est presque présage ou épiphanie. Didi-Huberman n’hésite pas à l’associer au concept d’éternel retour chez Nietzsche. Pour Didi-Huberman – qui suit en cela, non pas Panofsky, bien sûr, mais plutôt Walter Benjamin, l’un des lecteurs les plus perspicaces de Warburg – la Pathosformel possède une sorte de force « naturelle », une force agissante. On peut se demander si la fascination actuelle pour Warburg ne répond pas chez les universitaires au désir de se rapprocher de modèles d’appréhension emblématiques ou épiphaniques sans paraître trop mystiques. Warburg nous semble aujourd’hui auréolé d’un prestige « brut », en ce qu’il illustre un mode d’écriture de l’histoire archaïque ou « rusticisé ». Il écrit une histoire « enthousiaste », en témoin extatique – et représente toute la sincérité et la clairvoyance surnaturelle que l’érudit croit avoir perdues.
Ainsi, il nous faut, en dernière analyse, tenter de mieux approfondir l’œuvre de Warburg pour en saisir la pertinence et l’originalité. Le tout, en se donnant des limites qui pourraient être figurées par deux monuments majeurs de son œuvre : sa bibliothèque, au fronton de laquelle se lisait l’inscription Mnemosyne qui est le nom de la déesse grecque de la Mémoire, et son Warburg Atlas encore appelé Mnemosyne Atlas qui participent l’un et l’autre de la notoriété grandissante, devenue mondiale, d’Aby Warburg. Sans manquer, au préalable d’égrener quelques-uns de ses concepts et de ses travaux intellectuels majeurs.
LE RITUEL DU SERPENT
Le rituel du serpent en fait assurément partie. Le moment où, dans la clinique psychiatrique où il reçoit des soins, Warburg, pour attester de son entrée en guérison, prononce sa conférence Le rituel du serpent qui est à la fois rite de passage et acte fondateur pour sa réputation scientifique. D’ailleurs, beaucoup d’analystes de l’œuvre de Warburg y font référence. Je l’ai moi-même ainsi évoqué dans voyage dans le temps : « Aby Warburg. Le premier, il y énonce le concept de survivance, cet inconscient du temps, comme motif central de son approche anthropologique de l’art occidental. Concept qu’il illustre par l’image survivante du rituel du serpent. Matériau recueilli à trente ans, lorsqu’il il entreprend une expédition anthropologique de cinq mois chez les Indiens Hopi. Pendant vingt-sept ans, il n’en résulte rien. Vingt-sept ans après, dans la clinique psychiatrique où il reçoit des soins pour de sérieux troubles mentaux, il prononce une conférence – Le rituel du serpent – d’où ressurgissent les éléments ethnologiques de son expédition vécue trois décennies plus tôt, mais aussi la chaîne d’associations qui sur le thème ambivalent du serpent – cruel avec Laocoon, bénéfique avec Asclépios, séducteur et mortifère avec les nymphes serpentines de Botticelli ou de Ghirlandaio – n’a cessé de l’entraîner d’une antiquité millénaire jusqu’aux pratiques cérémonielles des Indiens Hopis… Cette conférence constitue bien une lecture historique – mais aussi transhistorique – mimétique, proche de la télépathie qui fait entrer en coïncidence des moments temporels éloignés les uns des autres… »
Jean Lacoste dans son article Le rituel du serpent : Art et anthropologie d’Aby Warburg paru le 1er septembre 2005, dans la Revue des Ressources affirme que :
Le serpent, pour les Hopis, est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur… Mais cette ambivalence, comme le montre Warburg dans la seconde partie capitale de sa conférence, se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains . La même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter…
Enfin, ce compte-rendu de Jean-François Bert, à propos de la sortie de : Aby Warburg, Le rituel du serpent, Art et anthropologie. (Introduction de Joseph L. Koerner. Paris, Macula, la littérature artistique, 2003.) où l’auteur souligne le fait que ce livre aide à se remémorer l’importance de Warburg, fondateur d’une nouvelle méthode d’analyse et surtout de compréhension des images. Intellectuel de renommée internationale qui maîtrise la biologie, l’ethnologie, la philologie, l’histoire, l’anthropologie, voire des sciences ésotériques telles que l’astrologie quand ses investigations l’exigeaient, disciplines qui :
…convergent pour répondre à une question qui semble fondamentale à Warburg : que reste-t-il d’une image ? Quelles sont ses survivances, ses traces ? Loin d’être continu, le temps historique ne s’exprime pour Warburg que par strates, redécouvertes, et survivances… Cette analyse ethnographique des manières de penser et d’agir des Indiens, lui donna en retour l’idée de penser ensemble deux événements totalement distants : « Sans l’étude de leur culture primitive, je n’aurais jamais été en mesure de donner un fondement élargi à la psychologie de la Renaissance », rappelle-t-il (Didi-Huberman 2001 : 356). C’est donc bien un positionnement anthropologique – ne plus dissocier l’Épistémè du croire et de l’agir des membres d’une société – qui est à la base de sa technique d’analyse… En véritable anthropologue des images, il a su modifier la façon classique d’appréhender une image, puisque ce problème de la survivance ne se pose plus seulement en rapport à l’esthétique d’une image, mais il intègre désormais le culturel et le social de sa production… Il s’agit pour lui de repérer la trace, la survivance d’une culture dans une autre.
Idées que confirme Giovanni Careri dans son article Aby Warburg : Rituel, Pathosformel et formes intermédiaires. Il y déclare notamment : Warburg a eu l’impression de trouver chez les Hopis l’exemple d’un état de culture comparable à celui de la culture florentine de la Renaissance.
DÜRER ET « LA MORT D’ORPHÉE »
Avant d’entrer dans le vif de la démarche d’Aby Warburg concernant Dürer et l’Antiquité italienne, il convient d’examiner le personnage d’Orphée dans la mythologie antique. Car on ne peut parler d’Orphée sans avoir quelques connaissances des polysémies mythiques qui décrivent le personnage. Le mythe d’Orphée et Eurydice est bien connu… Il devient dramatique au moment où, au sortir de l’Enfer, Orphée, malgré la promesse faite à Hadès, se retourne vers son Eurydice, ce qui la fait disparaître à jamais. La suite de l’histoire propose des versions divergentes. La plus connue dit, qu’inconsolable, Orphée rejette les propositions amoureuses des Ménades. Ce qui déclenche leur dépit et leur fureur meurtrière : elles bâtonnent Orphée jusqu’à la mort.
Un autre mythe se chuchote, loin des oreilles enfantines : Orphée inconsolable de la seconde mort d’Eurydice, refuse désormais l’amour des femmes et devient adepte (ou invente ? ) l’amour lesbien. Crime que les Ménades sont chargées de punir. Elles le tuent et enterrent sa tête dans l’île de Lesbos. Ce qui renforce le pathétique du Mythe d’Orphée et son côté dionysiaque. Ainsi racontés, le mythe et ses représentations offrent une tout autre dramaturgie…
Ce qui ne dément pas l’affirmation de Pausanias (Périégèse de la Grèce) : « Les Thraces disent que les rossignols qui font leurs nids sur le tombeau d’Orphée ont des chants plus forts et plus beaux. »
ABY WARBURG : DÜRER ET L’ANTIQUITÉ ITALIENNE.
Mais comment évoquer cette démarche iconologique approfondie que représentent les notes de A. Warburg sur Dürer et l’Antiquité italienne ? Le plus simple est sans doute, de se référer à l’article de Giovanni Carreri intitulé : Aby Warburg, Rituel, Pathosformel et forme intermédiaire paru dans la revue Études et essais – L’Homme (numéro 165/2003). Giovanni Carreri analyse ainsi la démarche Warburg : il s’emploie à remonter la trace d’une formule gestuelle pathétique antique. Cette trace part d’un dessin à l’encre de A. Dürer en 1494, intitulé La mort d’Orphée. Œuvre précédée d’une gravure sur cuivre d’un maître anonyme ferrarrais (1470), elle-même précédée d’une fresque du même motif due à Mantegna, (avant 1470), et encore précédée bien longtemps avant par cette Mort d’Orphée telle qu’elle figure sur le vase grec de Nola façonné entre 470 et 440 BC.
Comparer l’Orphée du vase grec à celui de Dürer illustre le concept d’image survivante et aussi le fait que la mythologie antique, telle qu’elle a été reprise à la Renaissance, n’est pas un jeu d’érudition gratuit, mais une façon de reformuler radicalement la compréhension du monde. L’une des ambitions de Warburg est de construire un dialogue entre l’image, l’action et le mythe dans une synthèse qui permette d’accéder à une haute compréhension de la complexité du monde… Du point de vue de l’anthropologie, le postulat de la connexion entre images, rites et mythes n’est qu’une évidence ; le caractère « vivant », expérimental, nécessaire et créatif de l’activité culturelle en est une autre. (Giovanni Carreri, op. cité).
LA BIBLIOTHÈQUE WARBURG.
Nombre de chercheurs consacrant leurs travaux à l’œuvre d’Aby Warburg considèrent que la Bibliothèque Warburg est probablement, en rivalité avec le Mnemosyne Atlas, l’œuvre intellectuelle majeure d’Aby Warburg. Imaginée par Warburg dès 1889, mise sur pied entre 1900 et 1906, cette bibliothèque constitua une sorte « d’opus magnum » dans lequel son auteur, quoique secondé par Fritz Saxl, se perdit probablement autant qu’il y construisit son « espace de pensée » (Denkraum). (G. Didi Huberman. L’image survivante. Op. cité). Comme le fait Maud Hagelstein in Mémoire et Denkraum, Réflexions épistémologiques sur la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, (2008), il est plaisant d’imaginer que la démarche de Warburg créant sa bibliothèque a une ressemblance avec celle des théoriciens (qui) favorisent, entre les ouvrages, des regroupements qui correspondent au travail du moment, à l’argument qu’ils pensent par exemple déployer dans un article.
Mais son investigation sur la démarche va plus avant. Elle insiste sur la loi de bon voisinage qu’avait analysée Giorgio Agamben dans sa première étude sur La science sans nom, écrite en 1975 : loi de bon voisinage qui dynamisait les rayons de la bibliothèque et avait pour effet d’emmener le chercheur vers des pensées non-familières, vers des zones de savoir plus obscures, au risque même de l’égarer. Comme si l’épreuve du labyrinthe était indispensable au progrès de la recherche. Selon sa propre expression, Warburg voulait encourager les chercheurs à être des « aventuriers scientifiques ». Maud Hagelstein souligne les affinités intellectuelles entre Warburg et Cassirer qui se renforcent lors de sa première visite à la bibliothèque Warburg :
Cassirer, comme Warburg, cherche à comprendre la culture humaine dans sa globalité, sans contourner le problème des rapports entre les différents champs de savoir (qu’il appelle des « formes symboliques »). Le langage, le mythe, l’art et la science sont pensés à la fois dans leur spécificité propre (leur « modalité ») et dans leur unité organique. Aussi, il ne pouvait qu’être intéressé par l’intrication complexe des disciplines dans la bibliothèque…
Au point que Maud Hagelstein s’interroge sur le fait de savoir si Cassirer a écrit la « Philosophie des formes » comme certains le pensent, « depuis » la bibliothèque Warburg ? Quoi qu’il en soit, l’admiration de Cassirer pour la conception de la Warburg bibliothèque reste entière, puisqu’il affirme : Ce cortège ininterrompu de livres me semblait comme enveloppé par un souffle magique ; il y avait sur eux comme un charme envoûtant. (Cassirer, 2004 : 369).…
PLAN ET ORGANISATION DE LA BIBLIOTHÈQUE WARBURG
L’évolution du classement lui-même apparaît comme un jeu de permutations entre les concepts d’image (Bild), de mot (wort), d’action (handlung) et d’orientation (Orientierung). (S. Settis, 1985. cité par G. Didi-Huberman in L’image survivante op. cité).
Il s’agit là d’une bibliothèque de questions, et son caractère spécifique consiste justement en ce que son classement oblige à entrer dans les problèmes. (F. Saxl, 1923)
Il pourrait être rapporté nombre d’anecdotes et une longue bibliographie qui illustreraient la fascination de la Warburg Bibliothèque sur la communauté scientifique mondiale s’intéressant à l’histoire de l’art et à l’anthropologie, être évoqué le transfert périlleux de la bibliothèque vers Londres, en 1932, afin d’éviter qu’elle ne tombe aux mains de Göring et des nazis et rappeler la continuation et l’ampleur grandissante de cette bibliothèque dont le nombre de volumes est passé de 80 000 à 350 000 au XXIe siècle…
La bibliothèque a continué de se développer à Londres, selon les principes de son fondateur. Le philosophe Ernst Cassirer le disait déjà en 1929, cette bibliothèque est un fleuron de la vie intellectuelle internationale en raison même de son originalité : grâce à son classement unique au monde, c’est une bibliothèque d’idées et non pas seulement de livres. (G.D.H., 2011).
Mais cessons de nous perdre en informations sur l’imposante Bibliothèque Warburg. Informations qu’il est d’ailleurs possible de rechercher, ne serait-ce que dans Google, comme le font des milliers de chercheurs et de curieux qui n’ont pas le loisir, pour cause d’éloignement, de fréquenter usuellement des bibliothèques de qualité. Et prenons le parti de clore cette brève évocation de la Warburg bibliothèque par cette citation de Georges Didi-Huberman :
On comprend mieux en quoi une bibliothèque ainsi conçue pouvait produire ses effets de déplacement. Une attitude heuristique – c’est-à-dire une expérience de pensée non précédée par l’axiome de son résultat – guidait l’incessant travail de sa recomposition. Comment organiser l’interdisciplinarité ? Cela supposait, une fois encore, la conjonction difficile des rouages philologiques et des grains de sable philosophiques. Cela supposait la mise en place d’une véritable archéologie des savoirs liés à ce qu’on nomme aujourd’hui les « sciences humaines », une archéologie théorique déjà centrée sur la double question des formes et des symboles. (G. Didi -Huberman, L’image survivante, op. cité. L’auteur a pu travailler lors de trois séjours à la bibliothèque Warburg, en septembre 1997, en juin 1998, puis en octobre et en novembre 1999).
L’ATLAS MNEMOSYNE
Comment la conception de l’Atlas Mnemosyne a-t-elle pu mûrir ? Comment celui-ci s’est-il progressivement mis en œuvre et comment en assimile-t-on le modus operandi ? D’autant que l’inventeur, le maître d’œuvre, mais on pourrait tout autant dire le mage, le magicien, sinon le thaumaturge – Aby Warburg – est disparu (1929). Ce qui tout à la fois transforme l’Atlas Mnemosyne en objet de survivance, mais aussi en stimulateur d’usages et d’expériences qui en fait un facteur de vie.
Il suffit d’examiner l’une ou plusieurs des 79 planches subsistantes de l’Atlas pour cheminer dans la démarche de Warburg. Il en a conçu l’ordonnancement par juxtaposition de documents, photos, tableaux, schémas, croquis, dessins, graphiques, notes, articles de journaux épinglés, de façon à pouvoir, à tous moments, en modifier l’ordonnancement, de manière à stimuler des parentés, des rapprochements, des homologies ou des antinomies, des contradictions, des discordances, des divergences, des dialectiques qu’une autre disposition abolissait pour en recréer d’autres.
Dans un article : Échantillonner le chaos, Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre (paru dans le numéro 26 – mai 2011 d’Études photographiques), Georges Didi-Huberman estime que l’on
…pourrait, à bon droit, considérer l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg comme un outil, pour recueillir, ou « échantillonner », par images interposées, le grand chaos de l’histoire. Il s’agirait, en somme, avec les planches noires de l’atlas constellées de figures en tous genres, de créer des plans d’intelligibilité capables d’opérer certaines « coupes du chaos » pour constituer une sorte d’archéologie ou de « géologie culturelle » visant à rendre sensible l’immanence historique des images. Et comme par rebonds ou ricochets, il s’agirait enfin de faire fuser de nouveaux concepts, de nouvelles façons de penser la temporalité sociale et culturelle.
Et donc, sur ces tableaux noirs, de créer des « plans d’intelligibilité » opérant des « coupes de chaos », faisant jaillir de nouvelles idées. Comme s’il convenait, pour reprendre Deleuze et Guattari de vaincre le chaos par un plan sécant qui le traverse…
N’est-ce pas exactement d’une connaissance par les montages qu’il s’agit ici, cette connaissance non standard préconisée – pratiquée et théorisée – à la même époque par Walter Benjamin dans son « Livre des passages » ?
Selon Maud Holgestein, (Mnemosyne et le Denkraum renaissant) il importe de consulter les notes que Warburg a écrit de 1926 à1929, à propos de l’Atlas Mnémosyne. Pour approfondir le mode d’organisation des images et leurs liens aux systèmes culturels, dans ces textes relativement hermétiques, il élabore un cortège de concepts tels que Nachleben « survivance », Pathosformeln « formules du pathos », Prägung « empreinte », Denkraum « espace de pensée ». Cet appareil conceptuel complexe s’exerce pour ainsi dire visuellement à travers les planches de Mnemosyne.
Il est bien question de figurer, sur ces tableaux noirs, le mouvement continu liant les pensées mythiques aux pensées rationnelles en observant les formes et les concepts des cultures antiques jusqu’à l’Europe du XXe siècle commençant, pour y détecter et y mettre en scène les traces de survivance.
Lorsque l’on sait que Didi-Huberman, l’un des excellents connaisseurs de l’œuvre de Warburg, a jugé nécessaire, pour tester au mieux la démarche de l’Atlas Mnémosyne, de créer son propre « Atlas Didi-Huberman », on peut faire l’hypothèse que, dans cette démarche warburgienne, ce sont les images qui racontent leur histoire. L’Atlas organise la rencontre entre la chaîne des documents et ceux qui la regardent. Rencontre qui ne doit rien au hasard. Puisque, chacun le sait, et G. Didi-Huberman (in Atlas ou le gai savoir inquiet – L’œil de l’histoire) le confirme, nous faisons, d’un quelconque Atlas, un double usage. Nous y cherchons d’abord une information pour, le plus souvent, ensuite muser dans les rubriques voisines. On voit bien, par ce double usage que l’Atlas se révèle comme un objet duplice, dangereux voire explosif, quoiqu’inépuisablement généreux… Il est une forme visuelle du savoir, une forme savante du voir… De ce fait, il prodigue au savoir la dimension sensible, le caractère lacunaire et, en même temps, polysémique de chaque image et de chaque association d’images. Il invente des zones interstitielles d’exploration… Il relève d’une théorie de la connaissance vouée au risque du sensible et d’une esthétique vouée au risque de la disparité. Ce que Warburg appelle aussi l’iconologie de l’intervalle.
À l’évidence, cette analyse qui vaut pour atlas, cartes et portulans, vaut, de manière incommensurable pour l’Atlas Warburg. Elle nous démontre qu’il n’est plus possible d’examiner des images sans s’interroger sur l’histoire préconisée qui préside à son agencement.
CONCLUSION
Dans cette démarche ramassée de narratologie où parler de la vie d’un penseur a, comme points nodaux, l’analyse de son œuvre, le dévoilement des paradigmes de sa pensée, l’appréhension de son environnement sociétal et intellectuel, la tâche n’est jamais achevée. Aussi faut-il en remettre l’exécution exhaustive à d’autres ou à d’autres temps. Mais, c’est une fonction intégrante de cette ébauche de dénouement que d’aborder quelques points. Comme de rassembler son œuvre en ses structures essentielles. Comme celui de savoir quels ont été les inspirateurs d’Aby Warburg, concernant notamment la question récurrente dans son œuvre de la survivance (nachleben) qui est l’une des questions fondamentales de ses travaux. Comme aussi de s’interroger sur le rôle et l’influence de la pensée de Warburg pour les temps présents et à venir.
L’exégèse de l’œuvre de Warburg peut être présentée, de manière simple, comme l’assemblage de trois cercles concentriques – mais peut-être pourrait-on utiliser l’image de volute en spirale pour mieux signifier l’absence de césure entre les domaines de recherche ? Le premier est celui du travail sur l’image – iconographie, iconologie – et de l’histoire de l’art, le deuxième est celui de l’histoire et de la culture, le troisième, le plus ample et le plus englobant est celui de la « science sans nom » qui vise à un diagnostic de l’homme occidental à travers ses fantasmes, à la configuration de laquelle Warburg a consacré toute sa vie.( Giorgio Agamben : « Une science sans nom » 1975, op.cité)
Car il est difficile d’envisager qu’une question aussi centrale, qu’on l’appelle survivance, nachleben, survival n’ait pas connu, en dépit de la jeunesse de ces disciplines que sont l’histoire de l’art, l’anthropologie et l’iconologie, de premières émergences antérieurement à Warburg, aussi frustes et inachevées que soient leur expression. Il semble que ce soit E. B. Tylor qui développe dans son ouvrage Primitive culture la doctrine des survivances. Analyses qu’il avait déjà abordées dans son étude Recherches sur le début de l’histoire de l’homme (1865). C’est là qu’il définit le concept de survival « The standing over of old habits into the midst of new change state of things ». La postérité les a retenues comme apport original de Tylor, ainsi que quelques orientations méthodologiques : collecte large et systématique des objets et des documents, analyse comparative… Démarches que l’on retrouve aussi chez Warburg. Convergences entre Tylor et Warburg qui se prolongent dans le fait de lier anthropologie et histoire et leur volonté commune de désarticuler le temps. E. B. Tylor élargit et complexifie son approche de la survivance, de l’anthropologie et des héritages de l’image :
La permanence de la culture » ne s’exprime pas comme une essence, un trait global ou un archétype, mais au contraire comme un symptôme, un trait d’exception, une chose déplacée. La ténacité des survivances, leur puissance même, comme dit Tylor, viennent au jour dans la ténuité des choses minuscules, superflues, dérisoires ou anormales. C’est… dans le jeu… dans la pathologie de la langue et dans l’inconscient des formes que gît la survivance des formes en tant que telle. Tylor, pour cela étudiait les jeux d’enfants… comme Warburg, plus tard, se pencha sur les pratiques de la Renaissance, (G. Didi-Huberman, L’image survivante. op. cité).
Il faut mettre en exergue la distance que Warburg prend avec Tylor dans son approche de la survivance. Les travaux de Warburg et sa bibliothèque sont finalisés sur les questions suivantes : Que représentait l’Antiquité pour les hommes de la Renaissance ? Quelle était pour eux sa signification ? Le problème de la survivance et de la renaissance de l’antique est un problème religieux et social autant qu’artistique. (J. Mesnil, 1926). C’est bien la question de l’indépendance croissante de l’homme par rapport au divin et à la religion, à la faveur de la survivance et de la renaissance de l’antique que pose Jacques Mesnil. Samir Amin confirme et renforce le propos lorsqu’il écrit :
L’Occident, depuis la Renaissance, et surtout depuis l’âge des Lumières, ne s’intéresse plus de manière centrale au fait de concilier foi et raison. Il s’intéresse surtout à la question de concilier raison et émancipation… La modernité réside précisément dans cette rupture qualitative avec le passé. Ce qui donne naissance à la laïcité qui est bien abandon de toute référence religieuse dans le débat sur les lois. (Samir Amin : Modernité, religion et démocratie, Parangon Vs. Lyon, 2008).
Analyse que confirme encore Maud Hagelstein in Mémoire et Denkraum, (Réflexions épistémologiques sur la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, Conserveries mémorielles). Le thème de la survivance de l’Antiquité débouche chez Warburg sur une anthropologie qui analyse l’homme de la Renaissance :
…comme un être pris dans le conflit de la raison contre les démons de la superstition. En effet, le monde païen antique, défini depuis Nietzsche comme contraste de forces dionysiaques et apolliniennes, ne survit pas tel quel à la Renaissance : il prend ses distances avec les divinités antiques… il devient de plus en plus autonome face à son destin. Tout cela ne s’opère pas d’emblée et Aby Warburg est bien placé, au moment de la montée du nazisme en Allemagne, pour savoir que l’issue du combat reste douteux entre raison et superstitions. Dans le monde contemporain, l’homme court toujours le risque que la fascination, la magie et le mythe l’emportent sur l’entendement.
Dans l’œuvre majeure, complexe et polysémique de Warburg, c’est le cœur de cible qui reste d’une nécessaire et brûlante actualité dans les temps difficiles et troublés plus encore par les conflits religieux qu’endure le monde.
Pierre Coulmin