Co-fondateur, directeur et développeur du festival Interceltique de Lorient durant 35 ans, Jean-Pierre Pichard est aussi un spécialiste du… whisky. Les éditions Locus Solus publient son Whisky Galaxie, une épopée en 5 continents. Ce livre mêle à une partie encyclopédique un passionnant et savoureux récit, souvent personnel, sur l’histoire du breuvage sacré et de ses distilleries. On y apprend notamment comment le whisky est né dans « des contrées battues par les vents », comme les Highlands d’Écosse, qui ont su faire perdurer leur culture. Tellement que le whisky, celtique à l’origine, est devenu l’alcool fort le plus bu dans le monde. Il a aussi été important pour Jean-Pierre Pichard dans le développement de ce qui est aujourd’hui le plus grand festival de France, comme il nous le raconte. Entretien.
Le whisky est né sur les terres très pauvres du nord de l’Europe.
Unidivers : Comment est née votre passion pour le whisky ?
Jean-Pierre Pichard : Il ne s’agit pas d’une passion, mais d’un intérêt pour le produit lorsqu’il est de qualité. Intérêt aussi pour son histoire incroyable et pour ce qu’il représente pour les Irlandais et surtout pour les Écossais. Pour eux, où qu’ils soient dans le monde, le whisky représente la quintessence du pays, de son histoire et de sa culture.
Musicien breton, sonneur de cornemuse, je me suis intéressé à la musique écossaise et irlandaise, j’ai fait mes premiers voyages dans ces pays dans les années 60. J’ai découvert alors que le whisky médiocre, bu par les étudiants qui voulaient rompre avec les valeurs de leurs parents autour de mai 68, pouvait aussi être une boisson de qualité. En 1969, je suis parti en Écosse pour étudier la musique et la civilisation des clans et j’ai profité de l’occasion pour étudier le whisky, au niveau de la fabrication, mais aussi au niveau d’un véritable phénomène de société.
U. : Qu’est-ce qui vous a guidé pour écrire ce livre ? Est-il le fruit d’une enquête minutieuse ?
Jean-Pierre Pichard : Lorsque je croyais en quelque chose, je voulais le faire partager et j’étais même capable de partir en croisade comme je l’ai fait pour les cultures celtiques autour du Festival Interceltique et de toutes ses succursales que j’ai montées dans le monde. Au niveau du whisky, devant la médiocrité de ce que l’on consommait en Bretagne et partout en France, j’ai publié une première monographie sur les whiskies écossais en 1975. C’était le premier ouvrage de ce type publié en France. La même année, j’ai monté, au Festival Interceltique, une confrérie de dégustateurs de whiskies. Comme je connaissais beaucoup de monde, une bonne partie des décideurs, des journalistes et des écrivains bretons y sont venus. La Bretagne est devenue, de loin, la région dans laquelle on consommait le plus de whiskies de qualité. Ensuite, j’ai monté la même société discrète à Paris, dans un hôtel particulier du Marais. Cette fois, ce sont des journalistes, des décideurs nationaux, des artistes, des diplomates qui sont venus se frotter aux whiskies de qualité.
Parallèlement, j’ai travaillé avec des festivals et des événements sur tous les continents et j’en ai profité pour étudier la place du whisky dans le monde. Après avoir publié Le whisky sans peine, en 1989, je viens donc de publier ce nouveau livre qui représente, en quelque sorte, la résultante de toutes mes études et de tous mes voyages. Je ne suis pas pour autant monomaniaque et je m’intéresse aussi à bien d’autres choses dans le domaine de la culture ou des bonnes choses !
U. : Vous évoquez des pratiques commerciales, comme ailleurs, dégradant la noblesse du whisky. Diriez-vous effectivement que la consommation importante mondiale de whisky en a baissé aujourd’hui la qualité ?
Jean-Pierre Pichard : Le whisky a évolué géographiquement par les émigrations, les déportations qui ont suivi les guerres avec les Anglais. Il fallait ajouter à cela la misère qui régnait en Irlande et dans les Highlands d’Écosse. Le Canada puis les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande on ainsi connu le whisky. Ensuite, Londres a créé des régiments de Highlanders qui étaient toujours en première ligne et l’Asie, les Indes, l’Afrique du Sud ont ainsi connu aussi le whisky. Le business autour du whisky a vu le jour dès la fin du XIXe siècle, ce qui a abouti à l’extension de l’appellation whisky aux « blended whisky » mélange de whisky traditionnel et industriel. Le marketing est arrivé ensuite. Presque tous les whiskies appartiennent à de grands groupes qui tentent de tirer les prix face à la montée de la vodka. Première économie pour les distilleries : la qualité des fûts qui sont achetés aux États Unis où ils sont bradés. La qualité du whisky en général est légèrement tirée vers le bas alors que les fûts de qualité servent à faire vieillir des whiskies de luxe qui deviennent de plus en plus chers.
Pour l’instant, la multiplication des distilleries de whiskies dans tous les pays du monde ne tire pas le niveau vers le haut. Les choses peuvent, peut-être s’améliorer, on peut rêver…
U. : Nous lisons sur la quatrième de couverture que vous tentez de résoudre un mystère. Comment donc ces civilisations gaéliques ont-elles pu inventer l’alcool le plus bu dans le monde ? L’âme de ces « terres battues par les vents » vit-elle dans leurs whiskies ?
Jean-Pierre Pichard : Le whisky est né sur des terres très pauvres du nord de l’Europe. Les matières premières utilisées, orge et tourbe, pour faire le whisky correspondaient à ce climat septentrional et humide. Ces contrées battues par les vents ont été le refuge des civilisations celtiques qui ont été présentes dans une grande partie de l’Europe. Les Celtes étaient des peuples indo-européens qui se sont déplacés vers l’ouest pendant des siècles. Ils ont laissé des traces dans la toponymie européenne : des villes en « dun » comme Verdun, Édimbourg ou Dunbarton sont d’anciennes forteresses celtiques. Les Belges, les Helvètes étaient des peuples celtes. Vannes était peuplé par les Vénètes, Nantes par les Namnètes, Bourges par les Bituriges. Le travail du fer, le tonneau, le savon ont été apportés par les Celtes. Tous ces peuples ont été ensuite battus, voire assimilés par les Romains et les Germains. Les Écossais et les Irlandais ont survécu et sont restés pendant des siècles la mémoire vivante de ce passé. Parce qu’ils avaient la volonté de survivre, parce qu’ils vivaient sur des terres inhospitalières, ils ont pu poursuivre leur culture et la garder lorsque les revers de l’histoire les ont amenés à devoir s’exiler. Le whisky a été depuis un des traceurs de leurs migrations.
U. : Diriez-vous que le whisky a une part dans le succès du festival interceltique dont vous avez été le directeur pendant 35 ans depuis sa création en 1972 ? Le whisky est-il effectivement celtique ?
Jean-Pierre Pichard : Pour un certain nombre de raisons (l’arrivée des troupes américaines en Europe, le cinéma de Hollywood, la littérature…), le whisky est devenu, en France, un produit à l’image moderne, mais mal connu, après la Seconde Guerre mondiale, à la suite du « baby-boom » qui m’a vu aussi naître.
Petit à petit, une curiosité ou un certain snobisme sont nés autour du whisky. Ayant eu l’occasion et la volonté de travailler sérieusement sur le whisky et sur les civilisations qui l’ont généré, je me suis, en effet, servi du whisky pour éveiller l’intérêt de mes contemporains pour ce que je développais chaque année au Festival Interceltique, à la Saint-Patrick de Paris, au Stade de France, à Bercy ou ailleurs. J’ai pu ainsi rassembler, pendant un demi-siècle, des gens de qualité autour du whisky de qualité.
Le whisky est né dans les derniers bastions du monde celtique de l’âge du fer, mais le monde entier s’est approprié sa consommation et l’industrie alcoolière internationale préside maintenant à sa production.
U. : Si vous ne deviez garder que deux whiskies, quels seraient-ils et pourquoi ?
Jean-Pierre Pichard : Si je ne devais garder que deux whiskies sur une île déserte, je garderais deux « madeleines de Proust » chargées de saveurs et de souvenirs : un vieux Rosebank non filtré et le Macallan de 19 ans, choisis à la distillerie, que nous avions ramené en fût avant de l’embouteiller, en grande pompe, à Lorient avec les amis de la Confrérie des Compagnons du Tour d’Écosse à la fin des années 70.
Whisky Galaxie, Une épopée en 5 continents, Jean-Pierre Pichard (préface de Yann Queffélec), parution juin 2017, Éditions Locus Solus. Index de plus de 1000 marques, noms et sociétés, 224 pages, 20€.