L’exposition Wilder Mann s’est installée à La Confluence de Betton. Hommes sauvages couverts de peaux, poils, ou feuilles, les photographies saisissantes de Charles Fréger sont à retrouver jusqu’au 17 janvier 2021. Un tour d’Europe bien particulier à travers des mascarades…
Charles Fréger, photographe français, a parcouru les recoins d’Europe à la recherche de mascarades d’homme sauvage. Il en a trouvé de nombreuses, de la Finlande au Portugal en passant par une vingtaine de pays. Ces célébrations mettent en scène des hommes recouverts de peaux de bêtes, paille ou autres produits végétaux. Pendant quelques jours, parfois plusieurs semaines, ils deviennent ‘sauvages’, mi-homme, mi-bête. Une forme de carnaval.
“La mythologie de l’homme sauvage, c’est une femme qui aurait eu l’enfant d’un ours”
“La tradition des mascarades date sûrement d’avant le moyen-âge. On la retrouve dans des gravures et peintures de Brueghel au 16e siècle. Souvent elles ont été réappropriées par le pouvoir pour transmettre les valeurs chrétiennes. Ce sont quelques jours, ou un mois, où les mœurs sont relâchées avant de rentrer dans le rang le reste de l’année” explique Charles Fréger. “La mythologie de l’homme sauvage, c’est une femme qui aurait eu l’enfant d’un ours. Cette progéniture est représentée comme un homme assez proche de l’idée que l’on se fait de l’homme de Cro-Magnon, un type un peu bancal avec une massue et couvert de feuilles.”
Ces célébrations jouent de la dualité entre l’homme et l’animal. Des hommes à l’apparence civilisée et éduquée, vêtus de costumes noirs deux pièces et de hauts de forme, dansent avec des hommes animaux. On retrouve beaucoup l’ours, le cerf ou le bouc, des animaux souvent à cornes. Dans certaines régions, néanmoins, des chevaux, taureaux ou oiseaux sont présents.
Des photos prises hors contexte
La majeure partie de la série Wilder Mann a été photographiée durant les hivers 2010 et 2011. Le titre signifie “l’homme sauvage” en autrichien, là où la première photo a été prise. Depuis, Charles Fréger voyage deux à trois fois par an, au gré des opportunités, pour se rendre à de nouvelles mascarades et étoffer sa série de photos. Dernières en dates, des photos prises en Suède juste avant le confinement.
Le travail de Charles Fréger n’est pas de l’ordre du reportage. Il y a une certaine dimension de sauvegarde du patrimoine, mais tous ces hommes sauvages prennent la pose. Il les immortalise hors contexte à l’aide de flash de studios devant un arrière-plan neutre. On y voit la nature mais pas de traces de l’homme. Ni routes, ni panneaux, l’image est intemporelle. L’homme s’efface pour laisser place à sa sauvagerie.
Julebock, Norvège, 2019 WILDER MANN Charles FREGER
L’exposition à Betton est séparée en deux parties. D’un côté, les sujets posent dans l’herbe, de l’autre, ils se découpent sur un paysage enneigé. Toutes ces mascarades ont lieu entre la Toussaint et Pâques, souvent calées sur le calendrier chrétien. “En Pologne, le lundi mouillé correspond à notre lundi de Pâques. On y arrose les gens pour amener la fertilité. En Europe, la fertilité est d’ailleurs une des raisons d’être de la plupart de ces mascarades. Elles correspondent aussi au déclin puis au renouveau de la nature”, explique Charles Fréger.
Un frontière trouble entre l’homme et l’animal
À la différence du costume, dont la connotation est plus enfantine et légère, le masque a une dimension de croyance. “Quand vous êtes dans le masque, vous arrivez à vous faire croire que vous êtes l’animal, décrit Charles Fréger. Vous protégez votre identité et vous avez donc la possibilité d’être un autre, de vous comporter comme une bête ou d’aller au-delà des normes.”
À gauche, les Babugeris de Bulgarie
Les hommes libèrent leur sauvagerie tout en luttant contre. Dans les mascarades, il y a des hommes-animaux sanglés, enchaînés et chassés. “Dans un village des Pyrénées orientales, un homme assez jeune joue l’ours. Lorsqu’il trouve des femmes sur son passage, il les enlace. D’autres hommes jouent les bouchers et le chassent. Ils attrapent l’ours, l’amènent sur la place du village, miment de le tuer. Puis, ils jouent une danse où ils le rasent à l’aide de haches. L’ours redevient homme et est marié à une femme, la Rosette. Ils sont venus à bout de la sauvagerie” raconte le photographe.
“Quand vous êtes dedans vous ne savez plus qui vous êtes.”
Ces mascarades créent “des phénomènes assez intéressants sur le changement d’identité” raconte Charles Fréger. Certains hommes portent à longueur de journée des cloches de 30 kilos sur les épaules, d’autres étouffent dans leurs costumes. Il faut 17 chèvres pour créer un costume de Babugeri, cousins de Chewbacca. “Quand vous êtes dedans vous ne savez plus qui vous êtes. Si vous êtes en sous régime d’oxygène, alcoolisé, vous n’avez pas dormi depuis 24 heures… ça part dans tous les sens. Dans certains villages, si vous vous endormez on joue du tambour dans vos oreilles, on frappe votre costume…”
Des événements violents
Laisser libre cours à ses pulsions pour se retenir le reste de l’année ? Oui, mais la mascarade reste contrôlée. Dans un village de Macédoine, par exemple, un homme avec un sifflet dans la bouche est présent pour stopper le jeu lubrique d’hommes “avec des piments autour du cou et des barbes comme des pères noël. Ils déferlent dans le village, performant des danses sexuelles. Lorsque ça va trop loin, l’homme siffle pour les modérer”.
Souvent, les mascarades finissent quand même en bagarre. “C’est vraiment la libération de quelque chose. En Bulgarie par exemple, ce sont des populations de basse montagne qui démarrent au quart de tour”. Certaines représentations sont aussi très violentes. “Notamment en Pologne ou en République Tchèque, la façon dont les juifs et les tziganes sont représentés est parfois monstrueuse ” déplore Charles Fréger.
Une évolution constante
Traditions populaires locales, fêtes rituelles ou païennes, influencées par la religion et les images de pop culture. Les mascarades ne cessent d’évoluer. Qui emprunte à qui ? Une photo vous fera penser à Chewbacca de Star Wars, un autre au film The Wicker Man…
Ces mascarades peuvent remonter à des temps très anciens. La figure du Wren Boy en Irlande découle de la culture celtique. En Bulgarie l’homme sauvage est associé au chamanisme. “On croit encore que si un homme habillé en ours se roule sur vous, il vous soigne” se souvient le photographe. D’autres sont nées pendant les mouvements identitaires du 18e siècle.
Dans la ville de Jelsi, en Italie, la mascarade n’existe que depuis 30 ans, après la découverte d’une représentation d’homme sauvage dans l’église. Le travail de Charles Fréger a permis le retour de cette tradition dans un village d’Estonie. Il est invité à s’y rendre à la fin de l’année afin d’assister à la mascarade, qui s’est appuyée sur son livre pour redémarrer.
“on voit la vitalité d’une culture parce qu’elle sait se réinventer et évoluer”
Le photographe défend ardemment ces évolutions. “Il y aura toujours des gardiens du temple qui vont diront ‘il faut que ce soit de telle manière’ mais la réalité c’est que ça change. C’est pas parce que les gens sont habillés de peaux de bêtes ou de masques de bois que ça signifie que c’est très ancien. Mais ce n’est pas inintéressant parce que c’est pas récent. Recréer une tradition, c’est simplement exprimer une culture. On peut inventer une culture de toute pièce et où est le problème ? On voit la vitalité d’une culture parce qu’elle sait se réinventer et évoluer”.
Le Julebock des pays nordiques, visiteur annuel de la fin d’année, prenait nourritures ou boissons dans les maisons. Il est devenu l’équivalent du Père Noël et apporte des cadeaux. Au fil des migrations et guerres, des symboles des nouveaux arrivants ou des envahisseurs sont aussi apparus dans les mascarades.
Wilder Mann a mené Charles Fréger au Japon afin de photographier la culture shinto. Celle-ci a débouché sur la série Yokainoshima en 2015. Il s’est aussi rendu aux Amériques. Dans les anciennes colonies, le choc violent des cultures chrétienne coloniale, amérindienne et noir africaine a créé des carnavals hybrides. Ces traditions ont servies à christianiser des populations, à leur imposer des règles et une manière de vivre mais les cultures locales s’y sont mêlées. À découvrir dans la série Cimarron.
Exposition Wilder Mann à La Confluence de Betton
Place Charles de Gaulle, 35830 Betton
Entrée libre et gratuite
Du mardi au samedi : 15h à 18h
Le dimanche : 10h-13h et 14h-18h
Du 17 septembre 2020 au 17 janvier 2021
Visites guidées sur réservation
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En écho à l’exposition, Court Métrange et l’association Animal DEBOUT unissent leurs forces pour vous proposer une soirée sous le signe des travestissements entre Homme et Animal. Après une séance de courts métrages fantastiques qui investira les territoires du sauvage et de la domestication, Animal DEBOUT invite à une discussion autour de la notion même d’animalité.
ENTRÉE LIBRE. Jeudi 15/10 à 20h30. Durée : 1H30/VOSTF Médiathèque Théodore Monod, 5 bis rue du Vau-Chalet, 35830 Betton