Quand Willy Ronis, l’un des plus grands photographes français choisit, classe, commente lui même les 600 plus belles photos de sa vie, cela offre un ouvrage exceptionnel pour les amateurs de photos ou les apprentis photographes. Les amoureux de la vie tout simplement. Unique. Indispensable. Formidable.
Des grands photographes français, symboles du XXe siècle, il est possible de classer sans aucun doute par ordre de notoriété, Robert Doisneau le plus populaire, puis Henri Cartier-Bresson, le plus intellectuel. S’il fallait ajouter un troisième artiste pour définir ce podium imaginaire, on peut ajouter incontestablement, Willy Ronis, moins connu du grand public, mais dont de nombreuses photos iconiques ont traversé le siècle et imprimé à jamais nos rétines. Le Nu provençal ou La péniche aux enfants font partie de notre patrimoine. L’État, pour une fois, l’a bien compris et a accepté et négocié de 1983 à 2006 le don fait par le photographe de l’ensemble de son oeuvre. Pour accompagner cette donation, Ronis a réalisé six albums qui sélectionnent ce qu’il estime être ses meilleures photographies. Pour chacune, il a établi des commentaires sur la prise de vue, des anecdotes, des conseils de tirage, des données techniques. Ce livre rassemble ces 590 photographies magnifiquement reproduites et ainsi commentées.
Pas d’exégèse extérieure, de commentaires superflus : l’auteur nous dit tout lui-même et en traçant les fils conducteurs de son oeuvre, dessine en filigrane un véritable auto-portrait littéraire doublé par des auto-portraits photographiques, dont celui opportunément placé en couverture. Ronis fait bien partie de ces photographes que l’on peut qualifier « d’humaniste » de gauche, sensibles à la manière d’Izis, aux « gens de peu », photographiant plus facilement les ouvriers de Boulogne-Billancourt que les bourgeois du XVIe arrondissement. Mais son oeuvre va bien au-delà de documents d’actualité.
De Cartier-Bresson, il a le goût de l’occupation parfaite de l’espace. Un négatif parfaitement ordonnancé, où les êtres et les choses s’harmonisent, soit instantanément, soit plus souvent en attendant le moment où tout se met parfaitement en place. Il s’agit alors
de réagir sur le champ à tout ce qui entre en résonance avec ma nature profonde. Soit que dans mes déambulations, l’environnement immédiat me stoppe sur place et que je cadre dans ma tête – avant même de braquer l’appareil – un événement possible. (…).
De Doisneau, il possède la capacité à saisir l’instant où le geste, l’attitude remarquables qui font sourire, penser, rêver le spectateur. Ces moments de magie dont il dit :
Je ne crois pas du tout qu’une fée spécialement attachée à ma personne ait, tout au long de ma vie, semé de petits miracles sur mon chemin. Je pense plutôt qu’il en éclate tout le temps et partout, mais nous oublions de regarder.
Des qualités d’attention aux autres complétées par la nostalgie que procurent ses photos d’un monde disparu, l’oeuvre de Ronis traverse le temps par les valeurs universelles qu’elle offre.
« Chacun de nous porte en soi une vision intérieure. Une photo réussie est, en partie, le portrait de son auteur. »
Synthèse des deux photographes français les plus populaires, Ronis exprime ainsi une voie personnelle toute particulière. La mise en perspective d’une oeuvre d’une vie révèle au photographe lui-même à la fin de son existence des lignes de force ou des inspirations occultées par le quotidien d’un oeil perpétuellement collé au viseur de son Foca (et pas de son Leica !). Deux tiers des photos sont verticales, beaucoup sont prises en plongée, énormément de contre-jours et toujours, toujours un amour visible pour ces sujets. Comme pour ces conseils de tirage, Ronis est dans la connivence, la poésie, la tendresse. Même lorsqu’il photographie a priori une rue, un immeuble, il glisse toujours un oeil sur une silhouette, un profil souvent marqueurs de tendresse et de gentillesse.
Il manifeste ainsi une manière subtile de photographier une vie de quartier populaire, comme celui de Belleville Ménilmontant (un ouvrage publié en 1954 aujourd’hui recherché des bibliophiles), qui verra apparaître dans son viseur au fil des années soixante de nouveaux habitats collectifs qu’il observe avec recul et questionnement, mais se refusant à toute nostalgie. Refusant le « c’était mieux avant », il saisit, jusqu’à la fin de son existence en 2009, une forme d’harmonie et un bonheur évident de vivre qui le fera voler (et photographier) en parachute à 85 ans, sensible à une lumière de fin de journée dans les frondaisons d’un arbre ou à l’arrondi d’un sein anonyme sur un drap de lin. Moins intransigeant que Cartier-Bresson avec le cadrage d’origine et son fameux liseré noir, il préférera toujours le regard perdu d’un mineur silicosé en fin de vie à la concordance parfaite de lignes géométriques réelles ou imaginaires. Il est ce photographe « qui aime l’humain ».
Ronis, qui refuse de s’autoanalyser se révèle, dans ces textes accompagnateurs, un « honnête » homme, expliquant les éventuelles mises en place de photos, révélant ses propres faiblesses mais aussi montrant la vie derrière les cimaises : la nécessité de travaux « alimentaires » en complément de la constitution d’archives personnelles, les coups durs de la vie évoqués brièvement comme la maladie d’Alzheimer de son épouse à la fin de sa vie, les choix professionnels.
Conseils de prises de vue, de tirages, vie professionnelle, ce livre constitue une véritable Bible pour les jeunes photographes, complément aux multiples ouvrages, conférences, que le photographe produisit tout au long de sa deuxième partie de sa longue existence, quand le succès vit le jour.
La dernière photo de cet exceptionnel ouvrage est un nu photographié en 2002. Willy Ronis a 92 ans. Il ne peut plus se déplacer. Il enlève les piles de ses appareils et les « range dans le placard ». Il écrit :
Une photo réussie est en partie le portrait de son auteur.
À l’aune de cette image Ronis apparaît dans le révélateur : doux, tendre, honnête, attentif aux autres. Qui mieux alors qu’un corps féminin aux courbes harmonieuses dans une douce lumière pouvait mieux définir ce photographe magnifique? Et conclure une oeuvre unique.
Willy Ronis par Willy Ronis, Éditions Flammarion. 600 pages. Parution : octobre 2018. 75€.
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Les photographies de Willy Ronis peuvent être consultées en ligne ici.