Avec le phénomène des Youtubeurs, on parlerait presque de génération YouTube tant le phénomène a pris de l’ampleur, d’un côté de l’écran comme de l’autre. Mais attention à ne pas croire pour autant que les youtubeurs constituent une classe homogène. Comparer un Cyprien à un Usul serait aussi inopérant que réunir Taddeï et Drucker dans la même catégorie journalistique. Mais qui sont-ils ? Quelles relations entretiennent-ils avec YouTube, et avec leurs spectateurs ? Pour avoir la réponse, pas besoin de s’abonner à notre chaîne…
Plaire et instruire
Norman, Squeezie, Karim Debbache, Natoo, Antoine Daniel, Kemar… Ils sont aussi célèbres à notre époque que l’équipe du Splendid en son temps. C’est dire s’il y a du bon comme du moins bon ! Ils ont pour dénominateur commun d’être ce qu’on appelle des « youtubeurs », c’est-à-dire des vidéastes qui téléversent leurs vidéos sur le site d’hébergement YouTube. Lorsque le mouvement a commencé à naître en France, vers la fin des années 2000, ces vidéastes postaient leur travail sur Dailymotion. YouTube étant une filiale de Google, l’hégémonie s’expliquerait notamment par les avancées techniques de la maison-mère en matière d’algorithmes ou de publicités contextuelles.
Une tentative de classification ne pourrait se résoudre à les ranger simplement en fonction de leur célébrité. Parmi les nombreux critères qui tendent à les rassembler ou les différencier, on pourrait exporer leur contenu, leur rapport à la télévision, à leurs abonnés, mais aussi et surtout leur modèle économique. L’art poétique de Jean de La Fontaine pourrait nous éclairer sur un point : les youtubeurs veulent plaire ou instruire, ou souvent les deux à la fois.
Tentons une première classification des youtubeurs via leur classement en termes de vues ou d’abonnés à leur chaîne. En septembre 2015, avec 8,1 millions d’abonnés à sa chaîne, Cyprien arrivait premier, suivi par Norman et Rémi Gaillard, respectivement avec 6,7 et 5,3 millions d’abonnés. Si l’on prend les 20 premiers de ce classement, 15 appartiennent à la catégorie humour. Le quart restant est occupé principalement par les jeux vidéos, ou des vidéos sur la vie pratique. Si l’humour, donc, était l’élément le plus rentable, il ne permet pas d’opérer une réelle distinction. Il existe au sein des youtubeurs des pratiques thématiques diverses : Minute Papillon parle de sujets de société, Dany Caligula de philosophie, François Theurel de cinéma, le Joueur du Grenier de rétrogaming (ou jeux vidéos vintage)… Il existe même de nombreux « booktubeurs » : des critiques littéraires via YouTube. L’humour est pratiqué peu ou prou par tous. Plus qu’une thématique, l’humour constitue chez les youtubeurs un registre
Certains l’utilisent dans un but de divertissement pur. Ils cherchent à plaire sans forcément instruire. Dans cette catégorie, les pontes tels que Cyprien ou Norman ont tous le même protocole : une forme de stand-up en différé, filmé dans l’intimité et à propos de leur intimité. Bien que ce format alterne avec des prises plus narratives, parfois en extérieur, le but reste de créer avec le spectateur une relation horizontale. Quand le phénomène a commencé en France, à la fin des années 2000, l’image du vidéaste était celle d’un jeune, le plus souvent seul dans sa chambre. On pouvait aisément parler de démocratisation des pratiques culturelles ou artistiques, d’un « do it yourself » à mi-chemin entre l’anonymat et la culture du « self-made-man ». Si cette culture a perduré, force est de constater qu’elle s’est diversifiée en une myriade de phénomènes distincts. Le cliché de l’adolescent devant sa webcam ou GoPro existe encore : face à ces petits qui demeurent anonymes ou provoquent soudainement le buzz, les grands continuent de cultiver le protocole originel, même si la réalité, nous le verrons, est désormais tout autre.
Dans cette catégorie ne cherchant qu’à provoquer le rire, on retrouve aussi le zapping. À ce stade, le rapport des youtubeurs à la télévision, donc en un sens à la tradition, demeure primordial. Ces youtubeurs appartiennent tous peu ou prou à une génération charnière qui a connu la télévision et l’arrivée de la démocratisation d’internet. Si le rapport de ces vidéastes du web avec la télévision est souvent conflictuel – pensons à Usul et « La télévision… pourquoi pas ? » —, d’autres, comme Norman, assument cette parenté à l’aide de références à la fois humoristiques et nostalgiques. Soit le zapping se pose en copier-coller relativement classique du zapping télévisuel – ce serait le cas du Zap2Spi0n – soit il relève de tentatives plus innovantes. Par exemple celle de Salut les Geeks (SLG) de Matthieu Sommet ou What the Cut !? d’Antoine Daniel : le mashup vidéo, un mélange souvent épileptique, fait alterner vidéos virales du net et analyses du youtubeur. Ce type de vidéos, qu’on appelle du review, ne concerne pas que la culture web mais se décline sur d’autres contenus (cinéma, musique ou encore gaming). Toujours dans la catégorie humour, on retrouve aussi, sur un modèle similaire à celui de la télévision, la caméra cachée (Rémi Gaillard, par exemple). Sur un autre mode, on trouve aussi le YouTube Poop, un autre type de mashup vidéo qui détourne des sources premières, par exemple cinématographiques, de manière choquante ou vulgaire.
Chez ces youtubeurs qui utilisent à plein régime le registre comique, certains visent autre chose que le pur divertissement. C’est souvent le cas des reviews ou plus généralement de ceux qui se targuent d’une analyse socioculturelle. Généralement, l’humour aide au partage d’une culture (souvent vidéoludique), sur des formats courts (de 3 minutes à une demi-heure) qui fidélisent le futur abonné grâce à des gimmicks reconnaissables et des introductions récurrentes. À ce stade, il convient de distinguer, au sein de ces youtubeurs qui cherchent à plaire pour instruire, plusieurs phénomènes distincts : les tutoriels, la vulgarisation, l’éducation populaire ou encore la chronique. On trouve de nombreux tutoriels concernant les jeux vidéos mais aussi la mode : du DIY (Do it yourself) au GRWM (Get Ready With Me), des youtubeurs, en l’occurrence souvent des youtubeuses, expliquent comment, par exemple, se maquiller en vue de la rentrée scolaire. La vulgarisation, qu’elle soit scientifique ou philosophique, utilise le format vidéo pour expliquer dans un laps de temps restreint des sujets complexes : c’est le cas d’E-penser, par exemple, qui passe des hallucinations auditives au principe d’incertitude d’une vidéo à l’autre. Quand la vulgarisation traite de politique, les choses se compliquent. Certains se contentent d’une chronique brute, comme celle de Bonjour Tristesse. D’autres mènent un travail qui se rapprocherait presque de l’éducation populaire : Usul, un ancien de Jeuxvideo.com, a lancé par exemple la remarquable série « Mes chers contemporains » où il s’attache, sur trente minutes environs, à cerner une personnalité politique, médiatique ou intellectuelle de notre époque (par exemple, Frédéric Lordon ou Élisabeth Lévy).
Des modèles économiques divers et évolutifs
L’image d’un youtubeur effectivement seul dans sa chambre n’est pas complètement la réalité. Elle l’est du moins pour ceux qui n’ont pas la reconnaissance nécessaire. Si cette « production de soi » par internet, pour reprendre une expression de Dominique Cardon, vise encore « à l’exposition de soi, à la théâtralisation de sa vie personnelle et à l’affichage public de ses goûts, de ses centres d’intérêt et de ses activités », les célébrités du YouTube français ne sont plus ces anonymes derrière leur écran. Au mieux, ils coexistent à côté de ceux qui n’ont pas encore leur succès.
Peu à peu, ceux qui passaient hier pour des amateurs ont commencé à séduire d’autres personnes que les spectateurs ou abonnés. La télévision, en premier lieu. W9 a organisé en 2014 les Web Comedy Awards pour récompenser les meilleurs vidéos humoristiques de youtubeurs, M6 et Canal+ ont suivi en 2015 avec la Video City Paris. Un duo comme le Palmashow, de la même façon, a commencé sur YouTube et Dailymotion pour finir par être diffusé sur Direct 8. Norman Thavaud, en plus de la télévision, s’est également lancé dans le cinéma, avec Maïwenn ou Maurice Barthélemy. Dans un style différent, des podcasteurs comme Usul, Bruce Benamran ou François Theurel ont été invités par l’ENS Lyon dans le cadre de l’événement Vulgarizators.
Un youtubeur n’est pas forcément seul. La plupart du temps, il travaille en équipe, en collaboration. Certains, comme le Studio Bagel ou Golden Moustache, forment même des sortes de collectif. L’idée selon laquelle un youtubeur est seul et construit une relation horizontale avec son spectateur est souvent erronée. D’une part, parce que YouTube reste un premier intermédiaire. D’autre part, parce que la plupart de ces youtubeurs utilisent un réseau de chaînes, ou en anglais : multi-channel network (MCN). Le but d’un network ? Optimiser et monétiser les vidéos, et les protéger des droits d’auteur, lesquels posent problème, surtout dans le cas d’une parodie ou d’un mashup vidéo. Le groupe Webedia a par ailleurs racheté en 2015 Mixicom, le MCN qui réunit notamment les humoristes Cyprien et Norman. À titre d’exemple, Studio Bagel est un MCN racheté par Canal+.
Quant à la rémunération des youtubeurs, elle fait couler de l’encre. Sans parler chiffres, il convient de rétablir un fait : la plupart des youtubeurs les plus riches ou célèbres ne gagnent pas seulement de l’argent grâce au clic et à l’équation selon laquelle 1000 vues égal 1 euro. Outre la publicité, des youtubeurs comme Cyprien ou Squeezie s’arment grâce aux placements de produits ou aux contenus sponsorisés. Norman, quant à lui, a réalisé un tour du monde… pour la marque Crunch. Néanmoins, certains youtubeurs cherchent des modèles économiques différents : Usul, par exemple, exploite la plateforme participative Tipeee pour permettre de financer sa série « Mes chers contemporains ». Comme il l’explique, « Le modèle de Youtube et des rémunérations indexées sur les encarts publicitaires diffusés poussent les créateurs à multiplier les chaînes, les formats, les vidéos et à produire toujours plus. J’essaie de rester dans une démarche qualitative pour éviter que j’ai, moi aussi, à produire tout un tas de petites vidéos de moindre envergure à côté pour pouvoir en vivre, je me suis tourné vers ce nouveau mode de financement en espérant que vous me souteniez dans cette démarche ».
Bien entendu, à voir l’évolution du phénomène « youtubeur », on pourrait penser qu’il existe une certaine récupération, notamment de la part de l’industrie télévisuelle ou des grandes marques. Que ce phénomène soit une mode ou non n’enlève rien à la qualité de certains contenus et à l’innovation culturelle et médiatique qu’ils ont créée. Le vent semble tourner avec Twitch : en 2014, c’est Amazon qui a racheté ce service de streaming en devançant YouTube. Le protocole ouvre de grandes possibilités : les spectateurs, appelés les viewers, regardent des contenus en direct proposés par des streamers. Très développé dans les domaines de l’E.-sport et des jeux vidéos, Twitch pousse plus loin l’horizontalité entre acteur et spectateur en offrant, notamment, un service de chat entre les deux. Suite au prochain épisode…