Le dernier essai d’Yves Bonnefoy vient de paraître au Seuil, au sein de la collection « La librairie du XXIe siècle ». L’hésitation d’Hamlet et la décision de Shakespeare œuvre à creuser le sens d’une pièce de théâtre déjà abondamment étudiée. Manquait encore l’éclairage d’un poète et d’un grand traducteur français de Shakespeare…
Yves Bonnefoy, 92 ans, ne se lasse pas d’écrire encore et encore. On connaît le poète des Planches Courbes et le spécialiste de Rimbaud. Sa bibliographie, d’une densité remarquable, regroupe aussi de nombreux essais sur la peinture, le dessin, le théâtre et la traduction.
Parfois, on reconnaît son nom sur certaines couvertures de William Shakespeare. Car, depuis les années 50, Yves Bonnefoy est l’un, sinon le plus grand traducteur français du barde immortel. De fait, ses poèmes, sa prose ou ses traductions recoupent un même souci : celui des mots, « ce désir d’immédiateté, de pleine présence au monde ». Comme il l’explique, chaque traduction d’une pièce lui suggère un essai. Gallimard a d’ailleurs réuni l’année dernière un recueil de ses nombreuses préfaces sur l’œuvre de Shakespeare.
Le Seuil présente cette année le dernier essai d’un traducteur prolixe. La collection dirigée par Maurice Olender allie comme à son habitude l’exigence du propos et l’élégance de l’édition. Sur une couverture blanche, parcheminée, on découvre par ces lettres rouges caractéristiques un titre riche de sens. L’essai porte autant sur le cheminement d’un traducteur, qui plus est poète, que sur le texte shakespearien lui-même. Du reste, l’édition se trouve complétée par une « lettre à Shakespeare » de Bonnefoy ainsi que deux entrevues. De quoi ravir du monde : les passionnés du dramaturge anglais comme du poète français, mais aussi les traducteurs, profanes ou non.
Le titre découpe en partie le texte. Yves Bonnefoy commence par s’intéresser à cette hésitation d’Hamlet, puis à cette décision de Shakespeare. La troisième et dernière partie parle du théâtre et de la poésie. Car c’est en fait la vision du poète sur l’œuvre du dramaturge. Quand il propose de « jouer Hamlet dans le noir », il insiste sur la poésie de ce théâtre :
Et plutôt que cette évidence de la poésie dans les œuvres, ce que mon travail m’a permis d’entrevoir, c’est la façon dont la poésie, comme telle, a gagné en profondeur et en vérité en quittant au siècle élisabéthain son habitat de l’époque dans des poèmes, un lieu barricadé en ses formes fixes, oublieux du dehors, voué aux stéréotypes, pour venir vivre chez Shakespeare, vivre avec lui. (p. 142)
L’opposition entre le créateur et sa créature, Shakespeare et Hamlet, reposerait donc sur, d’un côté la décision, de l’autre l’hésitation. Clairement, Hamlet est une pièce sur l’incertitude. Comme le montre Bonnefoy dans la première partie de son essai, le jeune prince se trouve constamment dans un état de doute, dans une position de rêveur, ou dans ce que Bonnefoy nomme la pensée conceptuelle. To be or not to be ? Certes, mais aussi le who’s there ? liminaire. Hamlet demeure prisonnier de multiples représentations figées qui le conduisent au renoncement, à cette sorte de readiness où, à la fin, tout est « trop tard ».
La fin de la pièce, ce « trop tard », Bonnefoy en fait un symbole de l’existence moderne. Shakespeare commence la modernité ici, comme Cervantès ou Montaigne ailleurs. L’intrigue profuse de la pièce, ses renversements comme son dénouement conduisent en effet à penser au non-sens, au désespoir. Pour Bonnefoy cependant, Shakespeare négocie autre chose, une ouverture vers une « écriture plurielle, ouverte, à l’avant de laquelle des mots autorisés désormais à leur grand possible se feront des yeux pour percer à jour les figures figées qui ruinent l’être ». Notamment, le poète insiste sur le théâtre dans le théâtre et la récitation d’un poème, au sein de la pièce.
Finalement, Bonnefoy confère à Shakespeare le rôle d’un auteur moderne, pour ne pas dire moderniste, chargé de prendre une décision : celle de prendre en charge la polyphonie et le désordre du monde. Cette poétique – qui implique l’ordre, comme chez Aristote ou plus tard Ricœur – passe avant tout par la poésie. Bonnefoy parle des Sonnets de Shakespeare, qu’il a d’ailleurs traduits. Cet essai, on le devine, parle entre ses lignes d’une vision personnelle de Bonnefoy sur l’écriture et son propre travail. Son écriture n’a rien de scientifique ou de pragmatique. Au contraire, on reconnaît le styliste derrière cette phrase étirée qui tend vers une impression directe des choses. Comme souvent dans cette collection éditoriale, le propos dépasse les limites d’une seule et même discipline. Pas seulement la traductologie, la poétique, la dramaturgie, la versification. Après tout, Hamlet est suffisamment riche pour appartenir à tout le monde.
Yves Bonnefoy, L’Hésitation d’Hamlet et la décision de Shakespeare, Paris, Le Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 5/11/2015, 160 pages, 18.00 euros
Yves Bonnefoy est né à Tours (Indre-et-Loire) le 24 juin 1923. Il est professeur honoraire au Collège de France. Il a reçu de nombreux prix, parmi lesquels le Prix des Critiques (1971), le Grand Prix de poésie de l’Académie française (1981), le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres (1987), le Grand Prix national de Poésie (1993), le prix de la Fondation Cino del Duca (1995) et dans d’autres pays le Prix Montaigne (1978), le Prix Balzan (1995) et le Prix Kafka (2007). Il a été fait docteur « honoris causa » par l’Université de Neuchâtel, l’American College à Paris, l’Université de Chicago, Trinity College (Dublin), les Universités d’Edimbourg, de Rome, d’Oxford et de Sienne. Son œuvre est traduite en plus de trente langues. Elle a fait l’objet d’expositions à la Bibliothèque Nationale en 1992, au Musée du Château de Tours en 1993, au musée Jenisch à Vevey (Suisse) en 1996, au Musée des Beaux-Arts et au Château de Tours en 2005. Un Cahier de l’Herne Yves Bonnefoy est sorti en 2010.