Entretien avec Zebda > « On adore ce qu’on fait, on a toujours adoré »

Zebda est un groupe originaire de Toulouse qui fut actif entre 1990 à 2003. Popularisé par le tube Tomber la chemise » en 1999, il a reçu de nombreuses distinctions pour ses albums. Après quelques années d’arrêt, le groupe se reforme en 2008. Au mois de janvier 2012, l’album Zebda – Second Tour est arrivé dans les bacs. En juillet, le groupe a fait se trémousser les festivaliers de Quartiers d’été. Au travers de cette reformation, c’est aussi les dimensions de l’exclusion, du chômage, du racisme et de la tolérance qui sont à l’ordre du jour. C’est ce qu’a expliqué Mouss’ (Mustapha Amokrane) à notre jeune journaliste en herbe, Juliette Briand.

 Vous devez beaucoup à Toulouse et à ses quartiers, berceau de votre inspiration : comment avez-vous vécu votre grand retour lors du Week-end des Curiosités à la fin mai ?

En fait, on avait déjà joué à l’automne au Bikini de Toulouse ; donc, pour nous, le retour s’est effectué dès le mois de novembre. C’était d’ailleurs avant la sortie d’album qui a eu leu au mois janvier 2012 alors qu’on tournait déjà depuis octobre.
 Nous avons tous vécu ce moment comme des retrouvailles avant tout. Nous nous sommes retrouvés avec des gens avec qui nous avons grandi, des gens qui nous ont vu grandir aussi : avec des gens de notre âge, des fois plus âgés, des gens connus enfant, aujourd’hui adultes – comme toi. C’est un peu une histoire de famille – nous sommes très collectifs dans notre fonctionnement, notre manière de voir les choses.

Zebda c’est donc une affaire de famille, vous le dites. Travailler avec des proches constitue une force (comme l’est la fratrie Chedid). Mais il y-a-t-il un revers de la pièce ?

Oui, parfois. Comme cette force est doublée par une grande affection, l’affectif perturbe parfois le discernement. Mais les avantages sont aussi nombreux, d’autant plus qu’il n’y a pas que des membres de nos familles. Je pense que nous sommes arrivés à trouver un équilibre et un certain discernement malgré la dimension affective très présente.

Deux des musiciens présents au début ont arrêté la musique. Êtes-vous toujours en contact avec eux ? Ne ressentent-ils pas de manque ?…

Disons que l’on a fait un break de 8 ans… Pendant ce temps, Magyd est parti pour un projet solo et écrire deux livres en compagnie de Joël (le bassiste). Hakim et moi-même avons réalisé beaucoup d’albums, de concerts, de tournées. Rémi (le clavier, sonorisateur, arrangeur) nous a accompagnés. Là, on avait réellement le noyau du groupe. Pascal et Vincent qui ont arrêté la musique sont partis dans d’autres schémas. Après coup, c’était quand même assez logique que cela se passe ainsi. Et au moment de redémarrer, ils ont constaté que durant ce break-là ils n’ont pas continué la musique, qu’ils se sont détachés petit à petit de tout ce milieu.

D’où le fait de construire un nouveau Zebda. Avec des musiciens qui ont des mondes différents, d’autres influences… De nouvelles perspectives, certes, mais regrettez-vous parfois le Zebda d’origine ?

Nous avons fait très attention de ne pas perturber le noyau des cinq membres historiques – les chanteurs et les deux musiciens, Rémi et Joel. L’idée de pas ne remplacer Pascal et Vincent venait du fait que ça ne nous semblait pas évident d’intégrer un nouveau venu dans une équipe qui existe depuis plus de quinze ans. Nous avons privilégié cette notion de noyau.
Ce choix nous a permis de faire des choses qu’on n’aurait pas pu faire avant. Il y a une dizaine d’années, quand on composait, écrivait ou enregistrait une chanson, il allait de soi que c’était le batteur, Vincent, qui allait interpréter le morceau ; s’il n’arrivait pas à le jouer, jamais on n’aurait pensé demander à quelqu’un d’autre de le faire. Point barre. Aujourd’hui, son retrait a conduit à avoir plusieurs batteurs et guitaristes sur le nouvel album. D’où des directions différentes sur certains morceaux.

Et du coup, pour la tournée, vous avez choisi l’un des guitaristes et batteurs avec lesquels vous avez travaillé en studio ?

Exactement. La tournée, c’est différent. C’est une sorte d’équipe, une histoire de collectif, sur scène, sur la route. Motivés, concentrés, impliqués, convaincus, tout ce qu’il faut. Une bonne équipe. C’est le live, le vivant, c’est autre chose que d’enregistrer un album. Alors nous avons choisi des musiciens qui avaient joué sur l’album, mais aussi avec Hakim et moi sur le projet Origines Contrôlées. À cela s’ajoute l’équipe technique qui est capitale pour produire un beau spectacle : sonorisateurs, backliners, éclairagistes, etc. Au final, toute l’équipe est constituée de gens qui tournaient autour de nos histoires respectives.

D’où vient le désir profond de se remettre à l’ouvrage, de recréer une réunion de famille dans un nouvel album ? Autrement dit : est-ce facile de raviver la flamme ?

C’est très facile, car elle ne s’est jamais vraiment éteinte. Ce qui ne s’est jamais éteint non plus en nous, c’est cette conscience du privilège de vivre cette aventure, notre passion, ce besoin de faire des chansons et d’être sur scène. Notre plaisir et notre enthousiasme sont aussi vifs qu’il y a 20 ans. Réellement, on adore ce qu’on fait, on a toujours adoré. On vient d’un monde ouvrier où la vie professionnelle n’est pas toujours facile. Vous comprenez que chaque jour de notre vie, nous mesurons notre chance et cela nous motive.

Dans beaucoup de vos morceaux, vous évoquez la discrimination, notamment le racisme. En avez-vous été victime durant votre carrière ? En avez-vous beaucoup souffert pour la dénoncer autant ?

Dans notre carrière pas vraiment. Dans nos vies, en particulier dans notre jeunesse et adolescence, certainement, réellement ! Par rapport à certains de nos amis qui n’étaient pas forcément de la même origine, le nombre de contrôles que l’on a subis par la police avant l’âge de 18 ans est 10 fois supérieur. C’est la réalité, dans ce pays, dans cette société. Quand on est à la fois enfant d’immigration algérienne, ou africaine en général, originaire d’une cité, d’un quartier populaire, les clichés vous collent à la peau – d’où type d’exclusion. C’est un fait, ce n’est pas de la victimisation.

Mais il est certain que faire de la musique vous aide à vous extraire de toute cette ghettoïsation. On navigue dans des univers où l’intolérance est beaucoup moins présente et l’ouverture à l’autre bien plus grande. Toutefois, si nous ne visons plus le rejet, ce n’est pas le cas de tous. Elle demeure bel et bien cette discrimination, cette stigmatisation. De nôtre côté, quand on était plus jeunes, on se faisait insulter durant des matchs de foot avec notre club du quartier, dans les milieux ruraux, lorsqu’on se faisait virer de discothèque ou suivre par les vigiles dans les magasins. Ce sont des choses vécues.

La chanson  Je crois que ça va pas être possible  finit en affirmant que vous allez inviter « à votre joyeux anniversaire tous ces gens qui vivent dans les autres sphères, pour leur faire une justice avec les chaussures ». Alors, vous l’avez fait ?

Ah ah ! Non, c’était la petite touche d’humour de cette chanson très réussie… Elle nous permettait justement d’aborder cette question sans forcément tomber dans le dramatique. Avec humour. Finalement, ce nous exprimons à travers cette manière de formuler, c’est le vivre est aussi important que la capacité de le dépasser. Bien sûr, comme on n’est pas tous égaux face à ce type de situation, certains le vivent beaucoup plus mal que d’autres. Il est vrai qu’ils n’ont pas tous notre chance: les armes affectives, celles que nous a données notre environnement familial notamment. À partir du moment où tu te sens aimé, l’existence dans une société injuste t’affecte moins que celui qui est déjà en souffrance parce qu’il manque d’amour. Et puis l’humour, c’est une bonne façon de dire les choses sans nier l’aspect réellement dramatique pour de nombreuses personnes.

Dans La promesse faite aux mains, vous chantez qu’il faut « vivre fâché pour vivre heureux ». Pouvez-vous préciser votre pensée ? De fait, personnellement, quand je suis fâchée contre quelque chose ou quelqu’un, je ne me sens pas bien…

C’est avant tout une expression. On est dans une chanson, on fait sonner les mots. En réalité, on pointe plus l’esprit critique que le mécontentement permanent. Vivre fâché signifie vivre sans accepter. Même si tu fais des compromis, que tu arrives en apparence à dépasser le problème, au fond de toi, tu ne l’acceptes pas. Tu es donc dans le combat. Zebda a toujours valorisé cette idée d’agressivité positive. Ce sont deux mots apparemment un peu contradictoires, mais on a le droit d’avoir plusieurs facettes, d’être multiple. Bref, on est capable d’être heureux, jovial, convivial, mais aussi en colère et fâché. Pourquoi devrait-on être tout le temps heureux ou tout le temps malheureux ?

Dans votre nouvel album, une chanson s’intitule J’suis pas. Vous aviez écrit  Je suis dans l’album Essence Ordinaire. Un clin d’œil volontaire…

On a toujours aimé ces thématiques qui parlent de l’individu, de la personnalité des gens. Cette idée de la multiplicité précisément. Cette idée que la société de consommation dans laquelle nous vivons ne nous permet pas d’être multiple. Elle nous impose une façon d’être pour être accepté, une « normalité ». Elle nous range très vite dans des cases où on ne peut pas être à la fois en colère et joyeux, optimiste et pessimiste, cérébral et léger. Cette thématique symbolise donc une idée d’identité, de possibilité d’être. Même politiquement, on s’est toujours opposés à la perspective d’une société ultralibérale telle que promue aujourd’hui. On est convaincus que c’est l’identité du consommateur qui l’emporte sur toutes les autres. C’est le symbole du pouvoir économique qui prend le dessus sur le pouvoir politique. À l’opposé de notre vision d’une société heureuse et moderne.

D’ailleurs en parlant de vision multiple, il y a des chansons que j’ai beau écouté avec attention… je crains de ne pas en comprendre toutes les subtilités. Est-ce volontaire de votre part pour que chacun se fasse sa propre interprétation ?

Exactement. Pour nous, c’est important que chacun puisse interpréter à sa manière. Et puis la dimension onirique et poétique dans une chanson dépasse toujours le simple discours. Elle porte cette idée d’universalité. Mais on peut partir d’un exemple précis.

Prenons la chanson Mêlée Ouverte de l’album Utopie d’Occase. Au contraire des autres,  le point de vue de cette chanson m’apparait un peu obscur…

Ah oui ! « Mêlée Ouverte », c’est une référence ‘rugbystique’, c’est très Sud-Ouest, alors en tant que Bretonne, ça te parle peut être pas directement (rires )… C’est cette idée d’engagement sans trop savoir où tu vas. Tu peux t’impliquer dans la mêlée et être perdu dedans sans trop comprendre. Cette chanson issue d’Utopie d’Occase est un album particulier dans notre parcours. Un peu une réponse à Essence Ordinaire et à la légèreté de Tomber la Chemise. Il y a un aspect cérébral très poussé dans la poésie de Magyd. Bien qu’intime, cette chanson est sans doute un peu moins lisible et universelle dans la compréhension. C’est très différent de Je crois que ça va pas être possible… Zebda c’est ça : deux aspects, un grand écart. Cette multiplicité dont je parlais et qu’on a toujours revendiquée. C’est à dire à la fois le côté engagé, léger, souriant, torturé, cérébral, désillusionné.

Votre biographie souligne qu’« on croirait le Zebda des débuts, celui du Bruit et l’Odeur et d’Essence Ordinaire ». Avez-vous l’impression d’être resté dans la même veine que ces deux albums, ou d’avoir opéré une conjugaison d’Utopie d’Occase, du Bruit et l’Odeur et un peu d’autre chose ?

C’est incontestable qu’après le break on a plus repris en 1995 qu’en 2003. L’état d’esprit est plus proche du Bruit et l’Odeur que d’Utopie d’Occase où la désillusion est palpable. C’est avant tout une question d’enthousiasme, d’humanité et d’humanisme retrouvés. Le break nous a fait respirer humainement. Il nous a permis de rééquilibrer nos relations, nos rapports, notamment générationnels. Par exemple, Magyd étant un peu plus âgé que nous, il est aujourd’hui bien moins le grand frère qu’il a été à l’époque. Il est le frère toujours, mais avec moins de responsabilités. Quant à nous,  nous sommes moins des gamins instables.

Vous avez dit que « la seule vérité, c’est la scène ». Je vous écoute depuis mon enfance, bien avant de pouvoir comprendre vos chansons, mais je n’avais jamais pu vous voir en concert avant ce mois-ci. Croyez-vous que je ne vous connaissais pas avant du coup ?

Non, pas du tout (rires ) ! Non, parce que les chansons et les albums sont aussi une vérité. Par contre, dire que la scène est une vérité renvoie à sa dynamique propre et à ce qu’elle nous permet. La scène comprend moins de doute que la réalisation d’un nouvel album. On est là dans une maîtrise maîtrise, une réalité d’oralité et d’instant t. Quand tu es en studio pendant des mois, au bout d’un moment tu ne sais plus si tu es dans le juste, si tu vas toucher les gens ou pas. Au final, le travail d’album est plus cérébral. Une fois les chansons faites, Zebda est là, parce Zebda est un style, un pâte, une énergie. Et quand tu écoutes écoute les albums de Zebda, tu peux sentir tout cela. Toutefois… celui qui n’a jamais vu le groupe sur scène ne nous connaît pas complètement…

Vous êtes engagés politiquement – Taktikollectif, mouvement Motivé-e-s, etc.  Le retour de la gauche, c’est un grand bol d’air frais pour vous ?

Oui on peut dire ça. Une bouffée d’oxygène vraiment. Surtout par rapport aux cinq dernières années, pour ne pas parler des dix. Les cinq étaient pires que les cinq d’avant qui n’étaient déjà pas terribles. La bouffée d’oxygène c’est que les Français ont voté pour reléguer cette équipe Sarkozy aux vestiaires. C’est une très bonne chose,  c’est rassurant. Après on n’est pas naïfs, on sait très qu’il faut rester très vigilants. Quand je dis que nous ne sommes pas naïfs, c’est simplement que nous avons déjà connu la gauche au pouvoir ; et on sait ce que ça vaut, tout au moins cette gauche-là…

Quel est votre sentiment face à la montée de l’extrémisme en Europe et en France ? Par quels moyens pensez-vous que l’on puisse continuer à dénoncer un mouvement qui se banalise dangereusement ?

Si on avait la solution, on la crierait haut et fort sur tous les toits. Zebda s’est toujours mobilisé contre ce type de pensées et d’idéologies fascistes. Il faut dire que durant les cinq dernières années, un boulevard leur a été ouvert. Cette société libérale produit ce genre de situations, crée des boucs émissaires, accentue les différences entre les gens, construit des jalousies, des manipulations, des instrumentalisations. Donc, nous avons des croyances, notamment dans ce que l’on appelle l’éducation populaire. Espérons que la gauche, aujourd’hui au pouvoir, la mettra en place. Il faut promouvoir la solidarité à la fois sociale et culturelle, dans l’accès à la culture. Pas dans le sens où on peut tous devenir des professionnels de la culture, mais dans la pratique, l’expression, le langage – tout ce qui fait qu’une population peut échanger et communiquer. Il y a aussi la solidarité sociale par rapport à tous ceux qui subissent une souffrance extrême, une situation d’abandon. Sous Sarkozy, ce sont bien les riches qui étaient au pouvoir ; et ils ont privilégié leurs amis qui étaient eux-mêmes riches. Alors ce sentiment d’abandon peut pousser les gens, même s’ils ne sont pas réellement, profondément, dans l’idéologie fasciste, à aller vers cette sorte d’auto-destruction. Parce que les ouvriers qui votent pour ce type de parti, le FN ou même l’UMP d’un certain point de vue, ne mesurent pas combien ce sont eux qui vont dérouiller en premier lieu.

Certains disent que c’est un vote de contestation…

Oui, d’un certain point de vue. C’est aussi un vote de conviction politique pour certains. Il y a des limites et des frontières qui ont été abattues ces dernières années pour permettre à ces gens d’être légitimes. Alors que c’est le même genre d’idées qui a produit 39-45 le nazisme, etc. La mémoire courte revient au galop… Et puis à force de dire « oui, ce n’est pas bien », un problème beaucoup plus profond s’est installée : la perte de la notion d’égalité et le discrédit du politique. Il incombe au pouvoir en place, aux élus, de recréer les conditions d’une harmonie minimale, même si on n’est pas d’accord sur tout. Si les choses sont compliquées, on peut tout de même arriver à vivre ensemble. Curieusement, les médias donnent l’impression qu’il est impossible de vivre dans la différence, alors que finalement ça fonctionne plutôt pas mal. Oui, c’est compliqué, mais pas plus que de vivre tous sur le même schéma ou de vivre tout seul.

Avez-vous entendu parler de la polémique des drapeaux lors du regroupement à la Bastille pour fêter l’élection de François Hollande ?

Bien sûr, j’en ai entendu parler. Je notre d’ailleurs que ceux qui ont lancé cette polémique sont les mêmes qui manipulent et qui, pendant l’entre-deux tours ont ouverts toutes les vannes. C’est Copé, Morano, Guéant et compagnie. Des personnes à qui on pourrait en recompter sur l’esprit républicain et la notion d’égalité. Ce n’est pas un type comme Copé qui dîne en Tunisie avec Ziad Takieddine qui va me donner des leçons de moralité…

Propos recueillis par Juliette Briand

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