Jardin de vaucresson edouard vuillard
Détail, Le Jardin de Vaucresson, Edouard vuillard

À l’occasion du festival Rue des Livres, les autrices Perrine Tripier et Maële Vincensini discuteront des Maisons de famille, lieux de mémoire, de fascination, voire de névrose, samedi 16 mars 2024 aux Cadets de Bretagne, à Rennes. Dans ce cadre, Unidivers a rencontré Perrine Tripier, lauréate de la première édition du prix Aznavour des Mots d’Amour, pour son roman Les Guerres Précieuses, publié aux éditions Gallimard en 2023. Entretien.

La maison de famille, ou plutôt la Maison, celle qui recèle les souvenirs d’une vie, Perrine Tripier le raconte avec une justesse bouleversante à travers le personnage d’Isadora Aberfletch dans Les Guerres Précieuses. L’autrice, également professeure de lettres, désarçonne : en 2023, à 24 ans, elle publie ce roman – son premier – aux éditions Gallimard et remporte la première édition du prix Aznavour des Mots d’Amour, prix littéraire créé par Mischa Aznavour, le fils de Charles Aznavour.

Perrine Tripier est originaire de Haute-Vienne. Elle emménage à Rennes en 2018 où elle effectue des études de lettres à l’Université Rennes 2 avant de devenir professeure de lettres dans un lycée rennais, puis d’enseigner en région parisienne. Invitée au festival Rue des Livres samedi 16 mars 2024, elle échangera sur le thème des maisons de famille avec l’autrice Maële Vincensini afin de parler de ce lieu qui peut nous fasciner autant qu’il peut nous manquer… La rencontre sera animée par Suzanne Heleine. 

perrine tripier les guerres précieuses
Perrine Tripier © FRANCESCA MONTOVANI

Unidivers – Comment en êtes-vous arrivée à vouloir raconter le lien si spécial d’une femme à sa maison de famille ? 

Perrine Tripier – Depuis que je suis petite, je ressens vivement cet attachement au lieu. Mes grands-parents avaient une maison que j’aimais énormément et ils l’ont vendue quand j’avais 18 ans. Ça a été un chagrin immense pour moi et je me suis demandé pourquoi je ressentais ça pour un lieu alors qu’on pourrait dire que c’est une coquille vide, un lieu matériel. Je me suis demandé si c’était parce qu’il était peuplé d’êtres chers ou s’il y avait une raison plus impalpable liée au territoire ou aux conditions d’existence de cette maison. Je n’ai pas vraiment de réponse, mais j’ai voulu imaginer une histoire où une femme passe toute sa vie dans la même maison et doit en partir un moment. J’ai transfiguré le chagrin que j’ai moi-même ressenti face à la perte de ce lieu en quelque chose de plus déchirant puisqu’il s’agit ici d’une personne qui a vécu toute sa vie dans la même maison. J’ai pris mon propre attachement à un lieu afin de l’exacerber et de l’amener du côté de la fiction. 

J’ai d’ailleurs pu constater que c’était un sujet universel et que je n’étais pas seule dans ma névrose. J’ai rencontré plein de lecteurs qui avaient ressenti un attachement similaire à un lieu de leur passé qui incarnait une partie d’eux-mêmes. Perdre un tel lieu, c’est perdre une partie de soi.

Unidivers – Est-ce que la Maison que vous décrivez est la même que celle de votre passé ? 

Perrine Tripier – Non, pas du tout. J’ai voulu créer une maison différente de celle de mes grands-parents et la famille que je décris est aussi différente de ma famille actuelle. Je ne voulais pas me servir de ma famille pour écrire une histoire, je voulais laisser ma sphère privée de côté pour la protéger donc j’ai créé une maison et une famille fictives. La part de moi dans ce roman est de l’ordre des sensations vécues et non de l’exactitude des souvenirs : des marches qui craquent, des escaliers en colimaçon qui donnent le tournis, des odeurs, des bruits… 

U. – Pourquoi avoir construit ce roman autour des saisons en guise de chapitres et dans cet ordre (été-automne-hiver-printemps) ? 

Perrine Tripier – Je voulais écrire un roman contemplatif et comme il n’y a qu’un seul lieu, la seule variante c’est le temps finalement. Structurer en quatre saisons permettait de structurer chaque chapitre avec une esthétique marquée. Je retrace toute une vie, mais d’une manière un peu différente, beaucoup plus liée à la nature et aux sensations. Je devais d’abord commencer par montrer la jeunesse de ce lieu et en quoi il avait été si joyeux. Je savais dès le départ que la saison qui caractérisait le plus la joie d’être dans la maison pour la narratrice serait l’été : le moment des retrouvailles avec la famille, les grandes vacances. Ensuite, j’ai voulu développer une profondeur dans les émotions ressenties au fil des saisons : l’hiver et la solitude assumée, le printemps qui apporte une note d’espoir… C’est au printemps qu’elle quitte sa maison, mais c’est aussi avec le départ de la maison qu’elle renaît à elle-même et à ses proches. 

U. – Vous avez écrit et publié ce roman à 24 ans. Comment avez-vous réussi à écrire avec tant de justesse les souvenirs de cette femme âgée ?

Perrine Tripier – J’étais contente d’entendre des retours de lecteurs et de femmes âgées qui me disaient que c’était très juste ! C’est toujours un pari d’écrivain. Dans mon cas, j’ai toujours été entourée de personnes âgées : j’étais très proche de mes grands-parents, j’ai aussi connu mes arrières grands-parents et j’ai toujours beaucoup discuté avec eux. Mes grands-parents m’ont souvent parlé de ce qu’ils ressentaient dans leur corps et leur esprit avec la vieillesse. J’avais ce discours à l’esprit pour écrire mon roman, mais il y a aussi un travail d’empathie et d’acteur à se plonger dans la peau d’un personnage.

U. – Il y a, dans ce roman, une mise en avant omniprésente de l’aspect sensoriel et des couleurs. Isadora est même comparée à une aquarelliste. Quel est votre but derrière ce projet stylistique ? 

Perrine Tripier – L’aspect sensoriel est un aspect que j’aime en tant que lectrice et j’ai mis de mon goût de lectrice dans mon écriture. Donc c’était déjà par pur plaisir de la description, de la contemplation, de l’immersion du lecteur. J’aime aussi dessiner et peindre depuis que je suis toute petite et j’ai une attention particulière pour la couleur : j’aimais l’idée que chaque saison avait son lot de lumières et de couleurs dominantes. C’était vraiment dans le projet d’immerger le lecteur dans un monde à part qui l’embarque. 

U. – Votre écriture retranscrit avec justesse la psyché d’Isadora et les descriptions sont luxuriantes, mais tout en restant fluides.

Perrine Tripier – Le but, pour moi, était de faire des descriptions vivantes. Je n’avais pas envie de décrire de la matière morte, sans vie. Je voulais que chaque chose semble incarnée. Il était important que la description ne soit pas sous forme d’un instantané figé, mais que ce soit au contraire une peinture mouvante d’un paysage, d’un lieu, d’un objet… L’idée de mouvement et de fluidité est importante dans mon roman. 

U. – Quelles sont vos inspirations littéraires et artistiques notables de manière générale et pour ce roman ? 

Perrine Tripier – De manière générale, il y a Proust, Colette, Zola, Virginia Woolf… Plusieurs lecteurs l’ont d’ailleurs ressenti avec mon écriture du détail et de la sensation. J’aime aussi Jean Giono pour le phrasé, le rythme des phrases et l’aspect connecté aux sensations. Pour ce qui est des influences picturales qui m’ont marquées pour le roman, il y a le peintre danois Vilhelm Hammershøi qui peignait des intérieurs vides. C’est une esthétique qui a accompagné ce que j’imaginais de l’expérience de l’hiver dans la Maison. Il y a aussi un tableau que j’aime beaucoup d’Edouard Vuillard qui s’appelle Le jardin de Vaucresson

  • Jardin de vaucresson edouard vuillard
  • Deserts intérieurs Vilhelm Hammershøi

U. – La rencontre de samedi abordera plusieurs thématiques liées aux maisons de famille. L’une d’entre elles est le « marqueur social ». Quel point de vue abordez-vous dans le roman à ce propos ? 

Perrine Tripier – On m’a fait remarquer une fois que j’avais écrit un roman avec des personnages bourgeois : des rentiers sans problèmes d’argent et qui ont une super maison. Ils louent un appartement hors-de-prix à des étudiants, ils ont une moralité particulière… C’est une famille riche, mais c’est aussi un roman qui se veut en marge de la société : la Ville est une entité écrite avec un V majuscule [par opposition à la Maison, ndlR], comme si tout ce qui était politique était éloigné des personnages. Pourtant, il y a des questions abordées comme l’émancipation des femmes ou la vie pour une femme seule dans le roman. Il y a des sujets plus politiques, mais c’est au lecteur de faire son propre chemin dans le roman et de tirer ce qu’il veut en termes politiques. Je n’ai pas du tout mis l’accent sur les questionnements sociaux. 

La rencontre « Maisons de famille » du festival Rue des Livres avec Perrine Tripier et Maële Vincensini, animée par Suzanne Heleine, aura lieu dans la salle Éoche, samedi 16 mars 2024 entre 14h45 et 15h30. 

Les Guerres Précieuses de Perrine Tripier, éd. Gallimard, 2023. 

Les guerres précieuses Perrine Tripier

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