Danse et extase, pages arrachées à Hieroglyphics d’Arthur Machen

Danse et extase – Pages arrachées à Hieroglyphics d’Arthur Machen

 hieroglyphics Machen 1Dans un essai consacré à la littérature, Arthur Machen rend un hommage vibrant à la danse, expression primordiale d’humanité.

Arthur Machen[1] est un écrivain britannique, originaire du pays de Galles, imprégné de culture gréco-romaine, celte et de mystique chrétienne. Il fut initié aux arts de la scène par sa première femme, la mystérieuse Amelia Hogg, actrice et professeur de musique. Dans les années 1900, Machen gagnait même sa vie comme acteur dans une troupe itinérante.

Le Grand Dieu PanArthur Machen est particulièrement apprécié pour ses récits fantastiques où un surnaturel contemplatif, sensuel et horrifique, parfois hermétique, distillé à doses subtiles, voire subliminales, s’oppose tout à fait au spiritisme de bazar qui se déverse habituellement dans le tout venant de la littérature fantastique la plus conventionnelle. Et Machen s’enorgueillait de dire que, de toute sa carrière, il n’avait jamais écrit d’histoires de fantômes. Son œuvre fut louée par des personnalités des lettres aussi diverses que les dramaturges Irlandais Oscar Wilde et Lord Dunsany, le poète gallois Dylan Thomas, les Français Paul-Jean Toulet, Maurice Maeterlinck, Pierre Louÿs[2], et plus tard Jacques Bergier mais aussi Jorge Luis Borges[3], H. P. Lovecraft[4], ou encore Henry Miller. L’auteur du Tropique du Cancer incluait d’ailleurs Hieroglyphics dans les livres de sa vie[5]. Enfin, l’ésotérisme à l’œuvre dans les paroles des « concept albums » du groupe Led Zeppelin est, pour partie, inspiré par Machen[6].

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Dans ses récits de fiction, Machen fait parfois allusion à la danse, associée à une griserie, un vertige des sens propice aux dépassements des limites, à la transgression des normes. C’est un rituel d’initiation, une porte donnant accès à l’envers du monde tel qu’en témoigne l’enfant – sorte d’Alice infernale – du Peuple Blanc[7] : «[…] Je n’ai vu que des cercles, des petits cercles à l’intérieur de grands, des pyramides, des dômes, des spirales, qui avaient l’air de tourner, tourner autour de l’endroit où je me trouvais, et plus je regardais, plus je voyais de grands cercles de rochers devenant de plus en plus gros. J’ai regardé si longtemps qu’ils semblaient tous en train de bouger et de tourner, comme une grande roue, et moi, je tournais aussi, au milieu. J’étais étourdie, je me sentais drôle, dans ma tête tout commençait à devenir brumeux et confus et je voyais de petites étincelles de lumière bleue. Les pierres avaient l’air de bondir, de danser, tout en tournant, tournant. De nouveau j’ai eu peur et j’ai crié très fort et j’ai sauté de la pierre où j’étais assise, puis je suis tombée. Quand je me suis relevée, j’étais si contente que tout semble calme que je me suis assise sur le haut du tertre, je me suis laissée glisser et je suis repartie. En marchant, je dansais de cette façon particulière qu’avaient eue les rochers pour danser quand je m’étais sentie étourdie, et j’étais si contente de pouvoir faire si bien, et je dansais, je dansais en avançant, et je chantais des chansons extraordinaires qui me venaient dans la tête. »[8]

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Hieroglyphics, écrit en 1899 et publié en 1902 par Grant Richards, fut réédité en 1912 par Martin Secker avec le sous-titre A note upon ecstasy in literature[9]. L’édition que nous consultons est celle publiée par Knopf en 1923. Ce livre n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’une traduction et nous vous proposons aujourd’hui un extrait inédit en français.

Hieroglyphics est un essai qui prend la forme d’un long monologue incarné par un narrateur dont on ne sait rien ou presque, sauf que sa vie sociale est très réduite, car « quelque chose était arrivé [10]» dans sa jeunesse. Il s’adresse à un ami, qui partage la même passion que lui pour la littérature, et qui se charge de nous retranscrire ses confidences. Ce livre propose l’hypothèse suivante : l’on pourrait séparer la littérature en deux catégories, celle où la notion, d’extase – notion fugitive, mobile, évanescente, susceptible de s’incarner sous des formes variées[11] – est à l’œuvre, et celle où elle ne l’est pas. Dans les pages qui précèdent celles qui nous préoccupent aujourd’hui, il est question des rapports entre l’ivresse et l’extase: ivresse mystique qui dépasse le grotesque pour atteindre le sublime dans le Pantagruel de Rabelais, ivresse que l’on pourrait qualifier, avec un peu de condescendance, de plus prosaïque pour les petites gens des pubs londoniens des romans de Charles Dickens. Toutefois, le narrateur défend Dickens et affirme que tout ce qui peut lier le vin au sacré est incarné dans The Pickwick Papers, peut-être malgré l’auteur lui-même, sans qu’il en ait eu pleinement conscience. Le narrateur se sert de l’exemple la danse pour décrire une forme de création artistique indubitable qui, cependant, n’apparait pas nécessairement comme le produit d’une élaboration consciente et intellectualisée.

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« Omnia exeunt in mysterium[12]était une ancienne maxime scolastique ; et les seules personnes qui donnent toujours une réponse claire à une question claire sont les pseudo-scientifiques, des gens qui pensent que l’on peut résoudre l’énigme de l’univers avec une boite de produits chimiques.

Mais toutes ces précautions nécessaires, je le suppose afin que tu n’espères pas de moi que je te donne une réponse claire, nette et sèche à  la question de savoir si la littérature est une production consciente—ou, plus concrètement—Dickens savait-il qu’en écrivant sur le punch au lait[13]il signifiait la notion d’extase ? Je vais « t’en poser une autre » comme le font de coutume les écossais. Tu me disais qu’en cheminant ce soir à notre rencontre tu avais du t’arrêter durant cinq minutes à l’angle de Caledonian Road[14] pour rester contempler la délicieuse grâce de deux filles misérables de quatorze ou quinze ans, qui dansaient sur la mélodie tonitruante d’un piano mécanique. Tu m’as parlé de la beauté de leurs gestes—motus Ionici[15]pour quelques-uns de ces gestes, je le crains—de la pure joie esthétique procurée par la vision de ces deux jeunes filles, déguisées comme d’horribles petites souillons, sautant et dansant comme les jeunes filles ont toujours sauté et dansé, je suppose, depuis les temps reculés des habitants des cavernes. Eh bien, mais crois-tu que cette grâce que tu as remarquée était consciente ? Crois-tu qu’Harriet et Emily réalisaient qu’elles appartenaient à la lignée des danseurs extatiques de tous les temps, qu’elles étaient admirables parce qu’elles exprimaient avec naturel un symbole universel ; le symbole universel et éternel de l’extase de la vie ? Fait appel à ta mémoire pour illustrer cette idée ; je suis plutôt, comme tu le sais, un ennemi des faits, et je suis rarement capable de défendre une théorie en m’appuyant sur une catena de références faisant autorité. Cependant, quelqu’un avec suffisamment d’application et de volonté pourrait ériger une histoire de la danse des plus étonnantes. Souviens-toi des joyeuses danses religieuses hébraïques, de l’extase dans sa forme la plus pure ; souviens-toi de cette étrange survivance de danse chorale devant le grand autel, en Espagne, lors de certaines fêtes solennelles, une survivance qui a perduré malgré la forte influence romaine qui tend à tout niveler en une rigide uniformité. Pense aux ménades grecques et aux bacchantes, au chœur dionysiaque dans le théâtre, à nos vieux paysans anglais « foulant les labyrinthes [16]», et dansant autour du mât de mai[17], aux danses des pardons bretons, aux fées, réputées danser dans la clairière de la forêt, éclairées par la lune. Ainsi, danser est autant l’expression du secret de l’humanité que la littérature elle-même, et son origine, je le suppose, est même plus ancienne ; et Harriet et Emily, bondissant sur le pavé, au son de ces accords criards et syncopés, nous montraient, que même si elles étaient les enfants de la misère, à qui les marches de l’école resteront interdites, elles étaient toutefois humaines, et participaient au sacrement universel.

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Mais si tu me demandes si elles avaient conscience de tout ceci, ce serait très difficile de donner une réponse directe. Je crois pouvoir dire sans me tromper qu’elles n’auraient pas utilisé les mêmes termes que moi pour qualifier leurs très réelles émotions—peut-être n’auraient-elles même trouvé aucun mot—et pourtant elles connaissent la joie de ce qu’elles font, aussi bien que si elles avaient été initiées à tous les mystères. Si quelqu’un avec le génie de Socrate pour formuler les questions adéquates pouvait «coincer » Harriet et Emily, leur faire face et franchir cette inévitable «barrière», il est possible qu’il puisse établir qu’elles étaient pleinement conscientes de pourquoi elles dansaient et y prenaient du plaisir, de la même manière que Socrate a pu faire la démonstration à l’esclave que celui-ci maîtrisait parfaitement les règles de la géométrie[18] ; mais sans Socrate à disposition, et en recourant aux mots dans leur sens commun, je suppose que nous pouvons dire qu’elles n’étaient pas conscientes de ce qu’elles faisaient. Elles dansent et sautent sans préméditation, comme elles mangent et boivent, comme les oiseaux chantent au printemps ; et il convient de donner la même réponse à une question similaire en ce qui concerne la littérature. »

bacchanteDionysos

maypole

Lambeth 1893 Paul+Martin

Petites bretonnes dansant 1888

Iconographie:

-Dos, gardes, titre, pages intérieures

Arthur Machen, Hieroglyphics, knopf, 1923

Le Grand Dieu Pan, Le Livre de Poche, 1977

Couverture des ateliers de Pierre Faucheux /Dedalus

Cf.  http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-pierre-faucheux-108971384.html

-Bacchante

Maria Daraki, Dionysos, éditions Arthaud, 1985, p. 163

-Danse provinciale en l’honneur de Dionysos

Maria Daraki, Dionysos, éditions Arthaud, 1985, p. 137

-Maypole. Gravure sur bois

En ligne sur le site:

-Maypole dance, Lambeth (London), Paul Martin, 1893

En ligne sur le site:

-Petites bretonnes dansant, Fusain et pastel mouillé sur papier vergé, Paul Gauguin, 1888

Gauguin, Paris 1989, éditions de la réunion des musées nationaux, 1989, p. 117

En ligne sur le site:

[1] Le site, en anglais, le plus complet et le plus fiable pour en savoir plus sur Arthur Machen.

[2] Voir La Lumière intérieure précédé par Le Grand Dieu Pan, éditions Terre de Brume, 2003, Notes de l’éditeur, p.16

[3] Borges inclut La Pyramide de feu (the shining pyramid, 1895) dans sa bibliothèque de Babel. Première édition française, 1978. Réédition chez FMR/Éditions du Panama, 2007. Voir aussi ici

[4] Arthur Machen exerça une fascination considérable sur Lovecraft qui fait son éloge dans Épouvante et surnaturel en littérature / supernatural horror in literature, rédigé dans les années 1920 et 1930 : « parmi les écrivains vivants qui ont traité l’horreur cosmique d’une manière parfaite, il en est peu qui puissent rivaliser avec le versatile Arthur Machen, auteur d’une douzaine de récits, longs et courts, dans lesquels l’horreur latente et la terreur insidieuse possèdent une réalité et une acuité presque incomparables. »

[5] Henry Miller, Les livres de ma vie (the books of my life, 1952). Edition consultée : Gallimard, 1994, p. 459. Miller ne liste pas moins de six titres de Machen ; ses romans : The Hill of Dreams, The Great God Pan, The Secret glory ; ses livres autobiographiques : Far off things et Things Near and Far ainsi que l’essai Hieroglyphics.

[6]  Cf. https://www.librarything.com/topic/124720

[7] Le Peuple Blanc,  traduction de Jacques Parsons, Christian Bourgois, 1970, p. 43

[8] “ […] I saw nothing but circles, and small circles inside big ones, and pyramids, and domes, and spires, and they seemed all to go round and round the place where I was sitting, and the more I looked, the more I saw great big rings of rocks, getting bigger and bigger, and I stared so long that it felt as if they were all moving and turning, like a great wheel, and I was turning, too, in the middle. I got quite dizzy and queer in the head, and everything began to be hazy and not clear, and I saw little sparks of blue light, and the stones looked as if they were springing and dancing and twisting as they went round and round and round. I was frightened again, and I cried out loud, and jumped up from the stone I was sitting on, and fell down. When I got up I was so glad they all looked still, and I sat down on the top and slid down the mound, and went on again. I danced as I went in the peculiar way the rocks had danced when I got giddy, and I was so glad I could do it quite well, and I danced and danced along, and sang extraordinary songs that came into my head.”

The White People, écrit en 1899 et publié en 1904 dans Horlick’s Magazine.

[9] Une copieuse note tout de même qui fait 166 pages dans l’édition Knopf !

[10] “Something had happened”, p. 5

[11] Des correspondances, des connexions avec la danse contemporaine? Qui sait…

Dans Hieroglyphics, Machen évoque, pour qualifier l’extase « un monde qui transcende l’expérience quotidienne / a world which trancends all daily experience », « le désir de s’égarer/ the desire of wandering », « la joie d’errer dans l’inconnu/ the joy of wandering into the unknown », « une furie de plaisir / a fury of delight », « être irradié d’une lumière mystique / to be aglow with mystic light».

« Pour Distraction, j’ai donc proposé à Isabelle [Launay] de la masser selon le protocole de massage “Arts of Touch” et elle m’a proposé comme sujet de conférence la notion d’extase dans l’œuvre de Valeska Gert : l’extase comme égarement d’esprit, une sorte d’état qui se propage dans tout le corps et qui permettait à la danseuse de se trouver comme transportée hors du monde sensible par l’intensité d’un sentiment mystique et du plaisir. » « Distraction : être détourné, Distraction vu par Latifa Laâbissi » REVUES les langages de la danse, 13-16 novembre 2006, p.4 disponible ici.

[12] « Tout finit dans le mystère ». Cette sentence latine est l’épitaphe gravée sur la tombe de l’auteur.

[13] Milk-punch. Cocktail qui peut contenir à l’époque de Dickens (les recettes divergent) du brandy, du lait, du rhum brun, du sirop de mélasse et une pincée de muscade.

[14] Avenue d’un mile et demi qui traverse le quartier d’Islington, au cœur de Londres, du nord au sud, et sur laquelle se trouve notamment un marché à bestiaux.

[15] Danses ioniques. Danses lascives inventées par les ioniens (grecs de l’antiquité).

[16] “Treading the mazes”. Machen fait vraisemblablement référence aux maize mazes ou crop mazes. Il s’agit de fêtes traditionnelles ou des champs de maïs, de plantes céréalières ou hautes herbes sont foulées jusqu’à ce qu’apparaissent un réseau  tortueux de cheminets où l’on prend plaisir à ce perdre. Ces dédales, appelés aussi corn mazes aux États-Unis connaissent aujourd’hui un grand succès comme parcs d’attraction champêtres…

[17] “Maypole”. Mat enrubanné, axe autour duquel les danseurs tournent, chacun lié à un ruban. Ce mat, parfois aussi orné de fleurs, peut être envisagé comme l’axe du monde, un pont entre la terre et le ciel, un symbole phallique, etc. Certains voient même dans ce dispositif associant mat et rubans un rappel des systèmes d’ignition primitifs avec friction entre un bâton et des fragments de paille.

Quand à l’origine culturelle et géographique de cette danse autour du mat, associée aux rites de fertilité du printemps, c’est l’objet de bien des débats (à l’instar des maize mazes) et gardons-nous ici d’en proposer une ! Disons pudiquement qu’elle se perd dans la nuit des temps…

[18] Machen fait référence à la théorie de la réminiscence dans le dialogue entre Socrate et l’esclave de Ménon. « Puisque l’âme est immortelle et qu’elle a vécu plusieurs vies, et qu’elle a vu tout ce qui se passe ici et dans l’Hadès, il n’est rien qu’elle n’ait appris. » Socrate convoque un esclave jugé inculte afin de démontrer que l’on apprend rien mais qu’on ne fait que se ressouvenir… Par son dialogue, sa façon d’amener les choses, il entend prouver que l’esclave à qui l’on n’a jamais enseigné la géométrie en possède pourtant des notions précises qu’il faut juste savoir faire « remonter ».
Cf. Platon, Protagoras Euthydème gorgias ménexène Ménon Cratyle, édition Garnier Flammarion, 1967, p. 343-355

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Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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