DOUBLE JACK
Thierry Micouin/ T. M. Project
Retour sur deux soirées au Triangle à Rennes
mercredi 26 et jeudi 27 mars 2014
« Double Jack détourne les stéréotypes de la virilité et met en mouvement des images de corps poussés à l’extrémité de leurs potentialités, de leurs perfections. Dans un champ interactif constitué de cinq guitares électriques réagissant en direct au mouvement du danseur, les codes de la masculinité sont décomposés puis recomposés par un corps féminin et un corps masculin. Troisième volet d’un triptyque initié par un solo sur le trouble de la construction identitaire, suivi d’une performance-installation sur la prostitution masculine, Double Jack lance un défi aux deux interprètes : comment, en dépit de l’appartenance au genre, se « ré-incorporer » dans une gestuelle d’homme inscrite dans les clichés de la puissance autant que dans ses failles. »
Voici le projet de Thiery Micouin tel qu’il est décrit dans le livret présentant le programme de la saison 2013-14 du Triangle. Ce texte est accompagné, sur la page de gauche par une photo, reproduite en double, de Liu Chan-Yueh. Elle montre, sous l’éclairage blafard d’un garage souterrain, un personnage, policier ou voyou, issu de l’univers du polar. Il est figuré de dos, et la tête entre les épaules reste invisible. Elle menace de faire basculer le corps en avant, alors que les jambes à demi fléchies assurent un équilibre précaire. Au bout de la main droite étendue : un flingue. Ce type vient de donner ou de recevoir une balle, ou les deux…
À partir de ces documents, l’image et le texte en vis-à-vis, l’on peut commencer à se forger une idée fantasmagorique du spectacle, tenter de le définir par l’imagination. Rien que le titre Double Jack évoque le bourbon Jack Daniel, la prise Jack d’une guitare électrique ainsi que le couple Dr Jekyll et Mr Hyde. Le chroniqueur, qui avait inscrit depuis plusieurs mois ce spectacle à son agenda, prévoyait ainsi de recevoir une triple dose de Rock’n’roll, de culture urbaine anglo-saxonne, et de fantastique transgenre. Il a pu boire le cocktail escompté. Mais ce mélange capiteux l’a sonné plus que prévu. Il a fallu longtemps pour dégriser, ce qui explique peut-être le laps de temps assez considérable entre les représentations au Triangle et cette chronique… Difficile d’anticiper la charge de violence, autant morale que graphique que Double Jack peut assener.
Les informations fournies dans le livret du Triangle ne présentaient-elles pas assez « objectivement » le spectacle présenté sur scène?
D’abord, il convient de préciser que le flingue sur la photo, a été abandonné, car la main qui le tient suffit à le convoquer. Sinon, le programme défini plus haut, a été respecté à lettre. Toutefois, le chroniqueur s’était focalisé à l’excès sur les mots « stéréotypes » et « clichés » qui induisaient l’idée de collection fétichiste de codes et de symboles, qui pouvaient suggérer une accumulation décorative de signes redondants.
Ainsi, il s’attendait à une œuvre essentiellement référentielle où la forme dominerait sur le fond, et non à un spectacle susceptible de dépasser ces codes, de les transgresser de l’intérieur et finalement de proposer comme une alternative, une sortie inédite.
Qui le souhaite peut s’amuser à repérer les références et sources d’inspiration innombrables du spectacle, le chorégraphe et ses acolytes en égrainent volontiers certaines. Références musicales : les déhanchés, poses lascives et agressives du glam rock aux accents androgynes des seventies, celui de T. REX et de David Bowie ; le punk des Sex pistols à la libido adolescente ; les saluts crispés et cryptés du gangsta rap. Références cinématographiques : ces allers-retours derrières des rideaux magiques, suscitant des changements d’identité surnaturels, rappellent l’univers onirique et cotonneux de la Red Room de la série Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch, tandis dès le début de la pièce est évoqué une scène « culte » de rasage figurant dans le court-métrage The Big Shave (1967) de Martin Scorcese. Références guerrières hétérogènes : les codes gestuels des gangs newyorkais, avec une attention toute particulière aux expressions des mains ; la danse sautillante effectuée par Mohamed Ali en préambule à ses combats ; des gestes de frappe venant des arts martiaux. Références aussi aux mythes antiques grecs et romains, et Double Jack de faire apparaître des statues éphémères de demi-dieux courroucés.
La virilité, il ne se jette pas dessus comme un cadeau du ciel, si elle exerce un magnétisme tout puissant – elle vibre au bout de ses doigts – s’il ne peut lui résister, il ne l’approche qu’avec prudence et résignation dans un sombre et solitaire recueillement, moment de calme avant le sacrifice exigé, le prix du sang, auto-cannibalisme, premier sacrifice du longue série. Car la virilité ne se thésaurise pas, l’homme la contient en lui et se doit de la dépenser, obéissant ainsi à son programme culturel ? génétique ? Ainsi, lorsqu’il adopte des postures animales ; la déambulation coulée, nonchalance feinte du fauve ou lorsqu’il se meut par saccades imprévisibles comme un insecte aux articulations fines – un scorpion – à la piqure mortelle, est-il conditionné par un ADN primitif qui lui fait remonter les chaines de l’évolution ou au contraire faut-il plutôt parler de zoomorphisme, d’appropriation symbolique de caractéristiques animales ?
La virilité est addictive, et pour obtenir sa dose, l’homme consume une quantité d’énergie toujours croissante, énergie cinétique, libidinale, technologique. Ce qui le fait jouir, ce qui fait de lui un être radiant de puissance, le tue peu à peu. Ainsi l’homme finit par s’épuiser, après avoir dilapidé toutes ses ressources, il se replie, le dos lourd, il est en droit enfin de goûter quelques instants le repos du guerrier, médite sur les coups qu’il a donnés, les coups qu’il a reçus, ses bravades, ses parades, ses colères : toute cette vaine agitation. Mais son temps est compté et son inertie figure déjà le signe de sa décrépitude…
Ainsi présentée, la pièce de Thierry Micouin aurait pu être une expression solitaire d’une terrible noirceur s’il l’avait interprétée seul. Mais deux femmes l’accompagnent sur scène : Carole Gomez et Pauline Boyer. La danseuse Carole Gomes figure bien plus que la doublure de Thierry Micouin, elle subvertit le dispositif, se l’approprie. D’abord l’un se substitue, sans prévenir à l’autre, et au début de la pièce, même du premier rang, il s’avère très difficile de distinguer Thierry Micouin et Carole Gomez, tant leurs corps et leurs gestuelles s’accordent. Mais vers la fin apparaît une sorte de Doppelgänger, de double incarné dansant aux côtés de Thierry Micouin. « Le sommeil de la raison engendre des monstres » : certes la virilité s’affranchit de toute raison, mais dans Double Jack, elle n’enfante pas de monstre, produit aberrant d’une virilité narcissique, mais au contraire génère une sorte d’anticorps, un contre poison : un corps féminin qui a intégré les codes de la masculinité, mais qui reste immunisé contre ses effets toxiques.
La seconde femme, discrète derrière sa console, est Pauline Boyer, la musicienne et technicienne chargée de la maitrise du dispositif interactif qui fait interagir à distance les danseurs et cinq guitares électriques qui diffusent des drones rauques assourdissants – sons mâles par excellence – grâce à un système complexe qui fait appel à des capteurs de mouvements et des champs électromagnétiques. Et de créer un « corps augmenté » sur-viril ? Ainsi, la plus haute-technologie, longtemps territoire réservé des hommes, dans cette histoire de la masculinité, est sous le contrôle d’une femme. De plus, la fonction de cette dernière est ambivalente, compositrice ? Ingénieur du son ? Programmatrice ? Plutôt une magicienne illusionniste dans la tradition des spectacles forains du tournant du vingtième siècle où les dernières trouvailles technologiques en matière d’optique ou d’électricité étaient présentées au grand public sous des chapiteaux obscurs, par des saltimbanques prestidigitateurs, magnétiseurs ou hypnotiseurs.
Et dans Double Jack l’on retrouve ce parfum panaché ou la magie illusionniste, le spectacle de cabaret, le concert punk et la haute technologie fusionnent pour donner à la pièce un caractère irréel où le vrai et le faux se miroitent, où la virilité, à la pulsion organique primordiale, se farde de milles artifices.
Double Jack, qui fait suite à W.H.O. (2006) et Men at Work, Go Slow ! (2010-11) était annoncé comme le troisième volet d’un triptyque sur le genre et l’identité masculine. À n’en pas douter Thierry Micouin, a saisi avec brio le sujet, en a épuisé la flamme, et tassé les cendres. Il est allé jusqu’au bout de son projet !
Conception : Thierry Micouin – Chorégraphie : Thierry Micouin avec l’aide de Carole Gomes – Interprétation : Carole Gomez et Thierry Micouin – Musique/dispositif interactif : Pauline Boyer – Lumière : Erik Houllier – Régie son : Eve-Anne Joalland – Conseiller artistique : Youness Anzane – Avec l’aide de : Christophe Van Huffel pour la musique – Photo : Caroline Ablain – Production : Association T.M. Project – Coproduction : Le Triangle (Rennes), Le Cube-Art 3000, Centre de création numérique (Issy-les-Moulineaux), Centre Chorégraphique National de Roubaix Nord-Pas-de-Calais Olivier Dubois dans le cadre d’une résidence d’artiste
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