Dans ce premier roman intitulé en anglais Wake traduit par Le chagrin des vivants Anna Hope dévoile les souffrances intimes générées par la Première Guerre mondiale à travers trois magnifiques portraits de femmes londoniennes. Des souffrances que seule peut alléger la parole. Ou l’écriture.
Cela commence par un sifflement. Un long sifflement. Et puis le sol se met à trembler, à vrombir. L’obus vient de fracasser le sol projetant des milliers de tonnes de terre aux alentours. Cette terre ensevelit complètement les morceaux d’hommes déjà morts. Elle projette en l’air de nouveaux cadavres. Mais elle enfouit également l’amour de femmes qui vivent au-delà de la Manche, ignorant encore que leur vie vient de basculer en une seconde, la seconde où l’obus allemand vient de creuser un immense cratère dans cette plaine du Nord entre Albert et Ypres. Femmes de Tommies bientôt solidaires des femmes de poilus, mais femmes tout simplement d’hommes broyés par la « Der des Der » et son incommensurable bêtise.
Deux ans après la fin du conflit, Anna Hope s’attarde sur l’existence bouleversée de trois de ces femmes qui cherchent à continuer à vivre après la disparition d’un de leur amour sur une terre dont l’éloignement ajoute à la douleur. Il y a Evelyn, qui a perdu son fiancé après avoir perdu son enfant en travaillant dans une usine de munitions pendant sa grossesse. Elle officie désormais dans un bureau des pensions où elle reçoit des centaines d’éclopés revenus de l’enfer qui se murent dans un silence de folie ou dissimulent leurs corps meurtris. Ada est la plus âgée. Elle ne reverra plus son fils Michael disparu dans des circonstances dont elle ignore tout. Elle l’aperçoit partout « son » Michael, à chaque coin de rue, dans chaque reflet de miroirs déformants jusqu’à perdre l’image de son mari qu’elle ne voit plus assis en face d’elle. Et enfin, il y a Hettie dont le frère est revenu atteint d’un mal qui le transforme en silhouette vivante, mais muette. Elle danse le soir pour six pence par chanson au Hammersmith Palais, lieu de plaisir créé pour soulever la chape de plomb de quatre années de souffrances et de barbarie. Serrant contre elle les corps des hommes, elle devine leurs souffrances ou leurs angoisses au rythme des pas de danse de jambes de bois.
Par touches discrètes, dans un style étonnant de maîtrise pour un premier roman, Anna Hope, décrit trois portraits de femmes magnifiques qui vivent dans une société figée par le premier conflit mondial. L’Angleterre comme le reste de l’Europe marque une pause, épuisée, à la quête d’un retour à la vie. La nation essoufflée par tant d’efforts récupère des êtres hagards et perdus qu’elle cherche à oublier. La description des quartiers londoniens et de la vie quotidienne de la capitale sert de toile de fond à ces femmes qui veulent se libérer de leurs souvenirs et de leurs amours. Ce sont bien des spectres que chacune d’entre elles recherche, des spectres ou des fantômes, car leur souffrance, outre la perte de l’homme aimé, se nourrit de l’absence de corps, d’explications, de circonstances. Il faudra que la parole se délie par un témoin qui pourra raconter l’inimaginable ou par une diseuse de bonne aventure, véritable psychiatre populaire pour pouvoir se délester d’un poids insupportable. La spirite dit à Alda que toutes les femmes qui viennent la voir, s’accrochant à leur fils, à leur amant, à leur mari ou à leur père :
sont toutes différentes, et pourtant toutes pareilles. Toutes redoutent de les laisser partir. Et si on se sent coupable, c’est encore plus dur de relâcher les morts. On les garde près de nous, on les surveille jalousement. Ils étaient à nous. On veut qu’ils le restent.
Pour que le deuil se réalise la matérialisation du corps du mort est indispensable semble penser la romancière qui utilise parallèlement comme une métaphore l’histoire du « soldat inconnu » et du rapatriement de son cercueil à Londres.
La condition féminine, soigneusement documentée, est décrite comme annonciatrice de profondes mutations à venir. Mais le roman en miroir révèle aussi magnifiquement l’état de ces hommes revenus des champs de l’enfer, de leur dérive. Ils demeurent muets, peinent à exprimer leurs désirs, peinent à vivre simplement. Ils sont uniquement « survivants ». Et la rencontre avec ces femmes qui n’ont pas vu l’horreur, mais la devinent, est compliqué. Il est difficile de danser ensemble quand un bras estropié ou une jambe manquante empêchent le corps d’exprimer ses désirs. Il reste alors l’envie muette, mais offerte, celle d’un corps nu de femme, celle de Evelyn, protégée par la vitre de sa chambre devant la fenêtre d’un homme assis dans un fauteuil roulant. Avec un réel talent d’écriture l’auteure exprime par une narration fluide et prenante les sentiments troubles de la double culpabilité : celle d’être vivante et celle d’avoir la tentation d’aimer et de désirer de nouveau. Sa prose rythmée comme une danse à quatre temps nous emmène en quatre jours d’une atmosphère de mélancolie à des sentiments plus exacerbés et à des découvertes sombres d’hommes qui ont trop souffert. Le destin de ces trois femmes va se croiser dans les dernières pages pour s’ouvrir vers une nouvelle Histoire, celle des « années folles », véritable antidote à ces années de souffrance. Le 11 novembre 1920 marque la fin du roman, mais il est aussi le début d’une nouvelle époque pour Ada, Hettie et Évelyne. Et des millions d’autres femmes. Et des millions d’autres hommes.
Roman Le Chagrin des vivants Anna Hope, Gallimard, traduit de l’anglais par Élodie Leplat, collection du monde entier, 400, p., 23 € / 16, 99 € au format epub ou pdf
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Anna Hope est une actrice et écrivain britannique, née en 1974, elle a étudié, entre autres à l’Académie royale d’art dramatique de Londres. Particulièrement connue par le rôle de Novice Hame dans la série Doctor Who, elle apparaît également dans le soap opera Coronation Street ou dans le téléfilm de Tony Marchant Crime and punishment (2002). Le Chagrin des vivants (Wake en anglais) est son premier roman. Il est publié en janvier 2014 en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Hope figurait sur la liste finale du nouvel écrivain de l’année 2014 des National Book Awards.