Il y a Buster pauvre et il y a Buster riche. Buster Keaton pauvre est pauvre parce qu’il est Buster : corps et argent sont soumis au même régime de désir et de dépense. Buster riche est Buster Keaton parce qu’il est riche : désir et dépenses recréent Buster malgré le frac et le chapeau clac. Le premier est un rêveur, le second aussi ; mais le premier se méfie de ses rêves, alors que le second s’y plonge éperdument. Pour l’un comme pour l’autre, le réel (c’est-à-dire le scénario) se joue d’eux. Malgré cela, ils persistent dans leur être (c’est-à-dire dans leur corps) : ils tentent de maintenir leur corps vivant d’un bout à l’autre du scénario. Buster (pauvre ou riche) est un personnage dont le seul principe est de rester vivant (c’est-à-dire rester à l’image, d’un bout à l’autre du métrage).
Ce qui est très beau dans le personnage de Buster, c’est que son extrême maladresse est le produit d’une habileté extrême. Que tant de compétences (physiques, gymnastiques, musculaires, rythmiques) génèrent tant de dysfonctionnements, voilà ce qui fait rire. Le roi de la mécanique ne recherche pas la perfection, mais au contraire l’erreur. L’erreur est cinégénique, la perfection industrielle. La perfection est un conformisme auquel Keaton n’adhère pas. Mais il se confronte à ce conformisme, qu’il maîtrise absolument et que son corps inadaptable fait toujours dérailler. C’est le monde qui doit se plier aux dysfonctionnements du corps. Le monde, pour Buster, doit dysfonctionner avec lui : loi de l’exception.
J’ai lu que Keaton était gêné par l’obligation des happy ends à la fin de ses films. Il y en a quelques-uns qui finissent mal (The boat notamment, court-métrage de 1921), et ce ne sont pas les plus forts. Ce qui est beau, c’est quand Buster réalise son désir malgré ses maladresses. D’une part, c’est rassurant pour le spectateur, et d’autre part, c’est une façon de triompher de l’arbitraire d’un scénario. Même si le personnage fait partie du scénario, parce qu’il a un corps, quelque chose semble échapper. Même si le personnage de cinéma est un arbitraire au moins aussi conséquent que la tempête à laquelle il se confronte, son triomphe l’affranchit. Le corps, au cinéma, est l’émancipation ; l’événement, la contrainte. La tempête d’un film sera toujours moins réelle que le personnage luttant contre celle-ci. Que retient-on des films de Keaton ? L’histoire ? Jamais totalement. Mais la figure, toujours, oui. Le happy end, chez Keaton, c’est ce qui permet l’émancipation de Buster. Triomphe du personnage sur l’auteur. Et si Keaton voulait faire des films qui finissent mal, il oubliait peut-être que la figure qu’il incarnait avec Buster portait en elle cette tristesse. Tristesse d’autant plus intéressante qu’elle est mêlée de joies, de réussites inespérées, de victoires sur le monde.
Mais plus qu’une fin malheureuse, ce que cherchait Keaton et que les studios ne lui permettaient pas d’atteindre, c’était le dénuement. Ainsi, dans The boat, qui est selon les dires du metteur en scène son film le plus personnel, Buster détruit sa maison, quitte la terre ferme, perd sa famille et se retrouve seul au milieu de l’océan. Keaton voulait confronter Buster à l’élémentaire. Que devient ce corps au milieu d’une grande étendue d’eau sans bord ? On pense aussi à cette superbe séquence de Cadet d’eau douce (long-métrage de 1928) où le personnage lutte contre une tornade qui réduit le décor à néant. Buster à l’eau, Buster contre le vent dans un paysage vidé de repères. Finalement, le dénuement est ce que Samuel Beckett et Alan Schneider offriront à Keaton, bien des années plus tard, avec leur film Film (1965), où ce ne sera pas le monde, le décor, le temps ou les autres qui s’acharneront contre Buster, mais Buster lui-même, toujours de dos, dans un décor (un mur, un escalier, une chambre, quelques objets communs) qui tiendra lieu de neutralité absolue. L’envers et l’endroit d’un même corps – Buster contre Keaton.
Antoine Mouton
Autres conseils : Sherlock Jr (1924) & Les lois de l’hospitalité (1923)