La criminologie en question

Si la criminologie est considérée aujourd’hui, du moins en France, comme une sorte d’annexe du Droit pénal, si elle est encore constamment, ou de façon résurgente ici ou là, aux prises avec des débats sur la méthodologie à adopter et sur les disciplines connexes auxquelles elle doit se rattacher pour exister et se faire entendre dans ses enseignements (anthropologie et psychologie sociales, sociologie de la déviance, philosophie, sciences de l’éducation, statistique démographique, etc.), il n’est pas sans importance de rappeler que, concomitamment à l’apparition de l’ensemble des sciences humaines au cours du XIXe siècle, elle a aussi visé, dès l’amorce de son édification, à fonder sa légitimité et sa valeur sur les sciences positives, telles que la physique qui, comme science naturelle, s’est longtemps imposée comme le modèle indépassable des sciences exactes.

adolphe quételet
Adolphe Quételet

C’est ainsi que des tenants des « sciences dures » ont laissé croire, au commencement même de l’intérêt nouvellement porté sur les questions relatives aux crimes et aux criminels, que le phénomène criminel pouvait également (et surtout) être étudié sous l’angle des mathématiques et de la statistique criminelle, et ont alors vite cherché à la pénétrer d’une démarche purement positiviste et à la contenir dans l’antre d’une « physique sociale ». Dans cet article, nous voudrions justement montrer, à l’aune des travaux d’A. Quételet, que la tradition a retenu comme l’un des fondateurs de la statistique criminelle, et tout particulièrement à partir de son Essai de Physique sociale (1835), que l’erreur de la criminologie, en tout cas d’une certaine criminologie contemporaine, repose sur la représentation fausse, erronée et dangereuse selon laquelle l’étude du phénomène criminel peut être ramenée, de façon prometteuse, à une approche strictement actuarielle, démographique et statistique – une telle représentation laissant, du même coup, accroire qu’elle serait plus une science qu’un art ou une pratique. C’est contre un tel réductionnisme que cet article se propose de réfléchir et de s’élever.

La vision de l’homme de Quételet

D’emblée, à l’examen du texte de Quételet, il est frappant de constater que la vision de l’homme qui y est proposée s’articule autour de l’idée que tous les comportements humains doivent être référés à l’horizon d’une légalité intrinsèque à sa constitution. L’humain y est effectivement présenté, d’un bout à l’autre de son œuvre, comme obéissant à des lois inhérentes à l’« espèce » à laquelle il appartient. Les premières lignes qui initient l’introduction même à son Essai de physique sociale est, sur ce point, sans équivoque, puisqu’elles posent que : « L’homme naît, se développe et meurt d’après certaines lois ». Ce qui nous conduit à faire déjà deux remarques :
–    d’une part, comme la « vision de l’homme » qui sous-tend l’ensemble des analyses de Quételet s’inscrit dans le schéma bien connu de la doctrine positiviste selon laquelle il n’y a de vérités que scientifiques, et comme elle fait écho à l’émergence des principes scientistes qui se sont largement répandus, en Occident, durant tout le XIXe siècle, il est important de la replacer dans le contexte de son essor et, le cas échéant, de la mettre en perspective avec notre présent social pour mieux en saisir ses limites ;
–    d’autre part, alors même que tout l’effort de Quételet consiste à tenter de s’affranchir de principes qu’il juge par trop spéculatifs pour ne privilégier qu’une approche caractérisée par le souci de l’observation, le mathématicien retombe immédiatement dans ce qui constitue, à ses yeux, un travers – travers qu’il dénonce pourtant souvent dans ses écrits –, puisqu’il place au fondement même de sa théorie un principe puissamment métaphysique, en ne considérant l’humain que sous l’angle de la stricte « nature » : l’homme serait, selon lui, totalement soumis à des « lois naturelles ». De cette vision, massive, résulteraient, selon lui, non seulement l’idée qu’il n’y a pas de différence ontologique entre, par exemple, les lois de la chute des corps et celles du comportement humain, mais encore le principe d’une homogénéité, chez l’homme, entre le développement de ses facultés physiques et celui de ses facultés mentales (intellectuelles ou morales) : en définitive, dans ce schéma quételetien, l’humain serait si bien soumis à des lois dites « naturelles », et non à des « causes capricieuses » [voir A. Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, premier tome, édition en ligne de la Bibliothèque nationale de France (Gallica, bibliothèque numérique), p. 3-7 ; entendre ici : ce qui relève du ressort de la volonté et de la motivation individuelle ; T. F.], que ces lois trouveraient à s’appliquer jusques et y compris, d’une part, dans les actions humaines les plus singulières et les plus infinitésimales et, d’autre part, dans les principes de bien et de mal et la notion de devoir. Bref, toutes les décisions humaines ne seraient rien que le résultat de mécanismes naturels ou sociétaux, de sorte que, dans ce schéma général, il n’y aurait rien de choquant à étudier les comportements individuels comme le physicien étudie la trajectoire d’une pierre ou l’entomologiste une fourmi agrégée à un ensemble qui la dépasse, à savoir la fourmilière au sein de son écosystème. Citons Quételet :

« Nous devons, avant tout, perdre de vue l’homme pris isolément, et ne le considérer que comme une fraction de l’espèce. En le dépouillant de son individualité, nous éliminerons tout ce qui n’est qu’accidentel ; et les particularités individuelles qui n’ont que peu ou point d’action sur la masse s’effaceront d’elles-mêmes, et permettront de saisir les résultats généraux » (Essai de physique sociale, p. 4 et 5).

En d’autres termes, le schéma préconisé par Quételet consiste, d’un point de vue méthodologique, à regarder l’humain de loin, à le tenir comme à distance, pour en saisir les mouvements d’ensemble. De près, ces mouvements seraient perçus comme de l’agitation inintelligible ; de loin, ils s’intégreraient, au contraire, à une marche générale cohérente. Pour illustrer cet aspect méthodologique, en bon mathématicien, Quételet prend l’exemple du tracé d’une ligne : vue de près, il est impossible de distinguer sa courbure et le rapport qu’entretiennent les points entre eux ; en revanche, vue de loin, le principe qui préside au tracé de la ligne, l’arrangement de ses points apparaissent nettement dans toute leur pureté.
Par où l’on voit  que c’est à une entreprise de dépouillement et de simplification des caractéristiques individuelles que se livre l’approche quételetienne du fait humain, et, qui plus est, du fait humain « criminel ». En effet, comme l’humanité se compose d’individus on ne peut plus innombrables et comme chaque individu, pris isolément, possède des caractéristiques singulières et accidentelles pour ainsi dire « infinies », il apparaît plus commode au physicien social de ne considérer l’homme que d’un point de vue collectif et de tenter de le circonscrire selon des lois générales et des « constances numériquement finies ». Outre l’exemple du tracé de la ligne déjà évoqué, Quételet appuie son idée en la matérialisant également par le cas de la réfraction de la lumière et en concluant en ces termes : « Ainsi, celui qui n’aurait jamais étudié la marche de la lumière que dans des gouttes d’eau prises isolément, ne s’élèverait qu’avec peine à la conception du brillant phénomène de l’arc-en-ciel » (Ibid., p. 6).

L’approche quételetienne est triplement incompatible avec la réalité du terrain

Cette conception du phénomène humain criminel se heurte toutefois, selon nous, à au moins trois écueils décisifs, révélés par la pratique mi-quotidienne de la criminologie de terrain et l’expérience pénitentiaire professionnelle, à savoir :
–     d’une part, celui relatif au procédé d’abstraction dont sont friandes, au demeurant, les sciences positives mais qui, une fois appliqué au phénomène humain criminel, devient douteux. En effet, à l’opposé de l’exigence du processus d’abstraction et d’éloignement du sensible a laquelle a recours la position quételetienne, le praticien de la criminologie (conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, psychologue notamment) considère, au  contraire, le fait criminel comme « numériquement un » et le criminel comme un être foncièrement singulier qui se révèle être aux prises avec une histoire personnelle faite d’événements incomparables et vécue sur un mode fondamentalement différent et hétérogène. L’approche de Quételet est, on le voit aisément, coupable non seulement de croire que des entités générales, ainsi de l’âge et du sexe, mais encore du concept de population et de l’idée de moyenne statistique, ont une existence indépendante des individus qui les composent, mais encore de fermer la voie à l’individualisme empirique et méthodologique, ainsi qu’à la question du parcours atypique des existants « réels » ;
–    d’autre part, celui relatif à la volonté d’instaurer, selon un coup de force idéologique, tant aux dépens des professionnels de terrain qu’au détriment du public pris en charge, un dénominateur commun théorique à l’ensemble des individus dont, en réalité, il y a plus à trouver dans leur histoire personnelle et leur parcours de vie des différences et des écarts que des similitudes ou des identités. L’approche de Quételet pèche donc également, et férocement, par la croyance qu’il est possible et légitime de soumettre l’humain à un principe fade de ressemblance et d’appliquer ce principe, en dépit des circonstances, à l’intérieur de comportements humains pourtant puissamment dissemblables dans ce qui en constitue ne serait-ce que le fond motivationnel, décisionnel et psychique. Ce qui intéresse la statistique criminelle, c’est moins l’individu que son fantôme abstrait, à savoir le semblable, l’être général qui, loin de correspondre à des individus réels contrastés, n’existe surtout que dans la tête de son producteur ;
–     enfin, celui relatif à la prétention scientifique à prévoir l’avenir de la société, en termes criminologiques. S’agissant de la prédiction de l’avenir, il est cependant utile d’introduire immédiatement ici une nuance. Si la statistique criminelle peut présenter l’avantage de prévoir « à peu près », ou « en général » (termes usités par Quételet lui-même) quel sera l’état ou le taux de la criminalité, selon des critères préformés, sur une période restreinte, au sein d’une société donnée et techniquement dotée d’appareils de comptage, si donc son approche prédictive se présente avantageusement sous l’angle quantitatif, en revanche elle s’avère bien incapable de désigner par avance des identités, de dire qui récidivera, ce qui est pourtant le plus important sur les plans criminologique et social, en termes de prévention de la récidive. Car s’agissant de la prédiction qualitative des faits, elle apparaît bien embarrassée et inutile, elle se montre incapable d’appliquer avantageusement les chiffres et les données qu’elle établit, à tour de bras, aux individus pris en charge par les institutions correctionnelles, sauf à considérer fanatiquement que, à titre d’exemple, parce que les hommes énergiques, âgés entre 20 et 30 ans, qui ont déjà commis des violences répétées, qui sont désocialisés, qui cumulent moult handicaps et qui sont, par-dessus le marché, en proie à une prégnante toxicomanie, sont perçus comme offrant statistiquement plus de risques de reproduire les mêmes schémas de violence qu’ils connaissent bien pour les avoir intériorisés de longue date et aux fins de survivre dans un milieu en lequel ils peinent à s’adapter, il faille les garder indéfiniment sous les verrous, ou leur refuser tout aménagement de peine et tout projet de reclassement social. Or, à la vérité, l’expérience quotidienne le prouve, même parmi ceux-là, il y en a qui ne récidivent pas et qui viennent involontairement démentir la mathématique statisticienne !… En résumé, il est possible de poser le théorème suivant : si la statistique criminelle permet, tout au plus, d’anticiper à courte vue et, « à peu près », le nombre d’infractions pouvant être commises à l’avenir, si elle peut anticiper, par conséquent, la question du « combien infractionnel », elle ne peut aucunement s’avancer sur la question de l’ « identification infractionnelle » (en un sens, heureusement !), elle ne peut prévoir la question  relative à « qui récidivera ? », et se montre, dès lors, totalement impuissante à anticiper pourquoi un tel, en particulier,  récidivera, et pourquoi tel autre, en particulier, ne récidivera pas – ce qui constituerait pourtant une aide précieuse (en un autre sens) pour la société et les professionnels de terrain qui, au demeurant, n’ont pas besoin de ces chiffres qui n’établissent rien d’autre que ce qu’ils connaissent empiriquement déjà. C’est pourquoi, à tout prendre, la statistique criminelle ne présente que peu d’intérêt aux praticiens de terrain, qui  sont davantage soucieux des subjectivités que des chiffres, et qui perçoivent bien qu’au fond la criminologie, lorsqu’elle est réduite à son élément statisticien, se donne, au mieux, comme le gage d’une anticipation, non pas à proprement parler de l’avenir, mais du passé : à travers ce mécanisme d’anticipation du passé, on trouve effectivement du « déjà connu » condensé en chiffres, une sorte de photo à propos de l’antériorité des faits et l’annonce de chiffres concernant les années précédentes.

Vers une approche authentique du fait criminel

A l’issue de nos observations, il est fondamental de souligner que le phénomène humain criminel n’est pas global, mais divers, qu’il n’est pas le produit de forces obscures générales et abstraites, mais le corollaire d’un processus d’existence qui ne se comprend qu’à la lumière de la considération, pour le praticien, d’avoir devant soi un sujet original et singulier, qui évolue à l’intérieur d’un milieu hétérogène, qui vit distinctement des autres, qui est associé à un habitat particulier, qui développe sa propre intériorité, et qui chemine selon des règles variables. C’est à la compréhension de l’existence de cette condition subjective, corporelle et sociale que le phénomène criminel peut être appréhendé dans toute sa concrétude et ses particularités multiples, dans presque toute sa « suavité », non seulement afin de comprendre les motivations et les circonstances réelles qui ont conduit à la formation, très souvent, quoique pas toujours, inenvisagée au départ par l’auteur, du passage à l’acte, et également afin de prévenir réellement, et autant que faire se peut, la redite de l’infraction (qui, en réalité, et en rigueur de terme, n’est pas une redite, mais plutôt, sinon un « autre » passage à l’acte, du moins un second passage « fortement contrasté » par rapport au précédent).
La statistique criminelle pèche par un optimisme de calcul et par un manque d’humilité : elle se figure que par l’établissement méticuleux de moyennes dans un groupe elle peut faire des analogies avec les motivations dans les individus, et en déduire les idiosyncrasies. C’est là proprement l’erreur grossière de la criminologie. Le philosophe P. Ricœur avait bien perçu le travers de cette criminologie d’un autre temps, et c’est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de reporter ici ce qu’il a souligné, à ce propos, avec beaucoup, beaucoup de subtilités, dans son texte portant sur la question du droit de punir :

 Mais on ne peut pas conclure d’une moyenne dans un groupe à une motivation dans un individu [souligné dans le texte ; T. Ferri]. C’est là la faute méthodologique fondamentale de la criminologie lombrosienne et sociologique, d’avoir élaboré cet ‘être de raison’ que serait la tendance au crime comme si elle était présente dans un criminel donné parce qu’elle serait présente dans une société donnée. De même que l’étude de la mortalité n’explique pas la mort, la criminalité n’explique pas le crime. On peut dire que le progrès de la criminologie s’est fait contre cette première criminologie grossière : le crime est une sorte d’œuvre humaine singulière, issue d’une personnalité en relation avec un milieu multiple, et c’est dans cette espèce de relation dialectique entre un milieu et une personnalité que, une fois, dans un certain endroit, naît un certain crime. (Voir P.  Ricœur, « Le droit de punir », dans Cahiers de Villemétrie, n°6, (II.A.106), 1958).

Quand on songe au fait que l’amour, l’événement, le caractère fortuit des occasions ou le concours des circonstances, etc., sont souvent à l’origine des passages à l’acte délictuels ou criminels, mais aussi au fait que leurs particularités viennent précisément, tantôt de ce qu’ils ne sont pas foncièrement prévisibles (on dit de l’amour qu’il nous « tombe » littéralement dessus, que l’événement est, par définition, inattendu ou circonstancié et, selon une optique arendtienne, qu’il se donne et se pense comme une « naissance »), tantôt de ce qu’ils sont vécus sur le mode de l’hétérogénéité pure, il en résulte l’exigence d’introduire, dans la pratique de la criminologie, toutes les nuances  qu’impose à l’observation et à la réflexion ce que l’on peut nommer par l’expression de « variété humaine ». L’imprédictibilité des événements, la complexité des sentiments humains, le caractère unique qui leur est conféré (bien que les hommes semblent tous capables d’amour, il n’en demeure pas moins qu’ils le vivent tous de manière dissemblable et que l’être aimé apparaît à  chaque fois comme irremplaçable ou insubstituable), tranchent avec le principe insipide de répétabilité derrière lequel courent un certain nombre de disciplines à vocation scientifique, telle que la statistique criminelle.

emprunteL’erreur de la criminologie statisticienne et démographique procède de son attachement au concept de population, au détriment de la notion d’individualité concrète. De sorte que cette espèce de criminologie, aux accents réductionnistes, simplificateurs et technocratiques, ne connaît pas les sujets réels qu’elle dit vouloir traiter (elle ignore les individualités, et les efface méthodiquement par un effet d’abstraction et de ratiocination), et ne connaît donc pas son sujet (elle ne songe même pas à rencontrer les auteurs de passages à l’acte infractionnels, « en personne », en « chair et en os »). S’il est un point qu’enseigne l’exercice et l’expérience criminologiques, c’est que rien de commun n’est identifiable, sur le plan méthodologique, entre, d’un côté, le mathématicien-démographe qui opère, dans le cadre de son bureau feutré, par calculs de probabilités et mises en tableaux de données statistiques générales sur les faits criminels et, d’un autre côté, le praticien de terrain qui pratique, à l’égard du public pénitentiaire, le savoir-faire des entretiens individuels, l’usage de l’écoute, la relation intersubjective, l’observation du milieu, l’appréciation du lieu d’existence et le recours à d’autres interlocuteurs et à des aides interventionnistes dans un souci de pluridisciplinarité et d’échanges. L’erreur d’une certaine criminologie contemporaine repose sur ce que nous nommerons un abus d’ignorance, qui consiste à éliminer l’ « individu réel » au profit du concept abstrait et creux de population, et à oublier qu’un individu est avant tout une personne au fondement de laquelle bouillonne toute la problématique du désir, au sens général et philosophique du terme, et qui se présente comme le produit d’un milieu avec lequel elle interagit pour tout autant en recevoir des déterminations que pour le constituer à son image et lui imprimer son empreinte.

La criminologie gagne en hauteur, en prestige et en compétence à mesure qu’elle tient compte de la nécessité de promouvoir une approche empirique et presque artisanale du fait criminel et de la personnalité de l’infracteur, et sombre toujours un peu plus dans les méandres stériles de l’illusion scientiste à force de ratiociner et d’appauvrir l’humain en le dépouillant de ses déterminations accidentelles et de ses singularités qui sont pourtant au centre de la compréhension des passages à l’acte et de la prévention de la récidive. Pour ainsi dire, en criminologie, seul le nominalisme vaut (= il n’y a d’individus que réels, l’homme et la population en général ne sont guère que des vues de l’esprit dépourvues de toute réalité palpable), et cette approche se donne à tout le moins comme une mesure de prudence face à la montée du sécuritarisme qui aime à s’adosser à la notion de dangerosité et qui se nourrit inlassablement des ratiocinations abusives.

Le réquisit mortifère de la méthodologie quételetienne

A l’analyse, le réquisit méthodologique quételetien consiste à valoriser une démarche d’empilement et de compilation de données « en assez grand nombre » – démarche qu’on subsume souvent, en statistique, sous l’appellation de « collecte de données », afin de permettre, d’une part, l’élimination de ce qui ressortit à l’accidentel et à l’excroissance singulière, qui, soit dit en passant, s’apparentent, dans une pareille logique, et en quelque manière, à la mauvaise graisse de l’individu, et afin de favoriser prétentieusement, d’autre part, l’émergence de tables prédictives et totalisantes. A une telle démarche, il convient d’opposer une attitude beaucoup plus humble, dès lors qu’elle est plus pertinente et plus efficace dans la compréhension et la prise en charge des personnes condamnées. Car, ici comme ailleurs, tant dans la pratique pénitentiaire que dans celle de la pédagogie, il importe, non pas de plaquer des données statistiques ou formelles pré-fabriquées sur n’importe quel individu, comme s’il convenait de l’enfermer déjà dans un cachot, ou du moins de l’étiqueter définitivement, mais, tout au contraire, de « partir à la fois de ce qu’il est et de qui il est » pour l’accompagner humblement vers une élévation progressive consistant en une réappropriation de son histoire personnelle, en la formation de projets neufs et constructifs d’avenir, en la remobilisation de son énergie propre et en la reprise d’une dynamique toute intérieure de futurition. Dans les termes foucaldiens, cela revient à dire qu’il ne s’agit donc pas de « faire mourir » l’individu en le réduisant à l’état de membre d’une population et de le « laisser vivre » seulement au travers de données  chiffrées, mais, tout à l’inverse, il s’agit de le « faire vivre » en tant qu’individu réel, au grand dam de la statistique criminelle, et de le « laisser mourir » comme simple élément de la statistique qui, comme son nom l’indique, se signale comme étant toute statique, au lieu de se révéler comme essentiellement dynamique, et qui, comme elle établit des calculs et des mises en tableaux de données passées, n’a fondamentalement rapport qu’à la mort. En ce sens, soit dit en passant, il n’est pas étonnant que le père du positivisme, A. Comte, se soit attaché à thématiser ce rapport à la mort de la religion positiviste, en tant précisément qu’elle a affaire à une société ou une humanité qui se compose de plus de morts que de vivants.

En d’autres termes, en raison de ce réquisit méthodologique, l’erreur de la criminologie, dans sa version par trop statisticienne, réside dans une double démarche excessive :
–    d’abord dans le fait qu’elle élabore, à outrance, des ressemblances et des systématisations, et qu’à partir d’elles elle conclut à l’identité de tous les infracteurs et à la possibilité de généraliser tous les aspects des délits et des crimes. De sorte que ces extrapolations statistiques en viennent à fonctionner, dans le cadre du choix d’une telle approche réductrice, comme des systèmes de références à travers lesquels la réalité empirique subit des déformations, voire des négations. Le pis, c’est que ces déformations peuvent aller jusqu’à nuire à la compréhension du phénomène criminel et à aveugler l’ergoteur lui-même qui, par goût des opérations combinatoires et des classifications incessantes, ne se sent pas fâché de substituer à la réalité empirique, foncièrement truculente et contrastée, la banalité du chiffre ;
–    ensuite, dans le fait qu’elle dissout, par habitude, la notion d’individu au profit du concept vain et creux de population. De surcroît, par souci de satisfaire à une logique purement comptable, elle s’organise en faisant disparaître l’élément intuitif et relationnel au bénéfice du seul registre discursif, qui est en fait bien incapable de rendre compte des passages à l’acte infractionnel. Ce faisant, à l’évidence, la statistique criminelle se ruine à la ratiocination, et, portée au pinacle, compromet sérieusement les chances de la compréhension du phénomène criminel et de la prise en charge effective des délinquants. Car l’optique statisticienne, en tout cas en criminologie, se donne comme si elle visait à construire des modèles invariants de population délinquante sans tenir compte des matières premières individuelles.
Pour ces raisons, nous sommes fondés à penser que, lorsqu’elle est consignée dans une logique simplificatrice du chiffre, la criminologie bat la campagne et qu’elle ne fait pas sens pour l’acteur de terrain, le praticien …

L’enjeu autour de l’orgueil humain

Quételet n’a de cesse de poser, dans son œuvre, que l’approche statisticienne, en criminologie, suppose l’acceptation du rétrécissement du champ de l’action humaine et de la liberté individuelle, et, au contraire, la valorisation de l’expressivité de causes naturelles et sociales définies comme supérieures et antérieures à l’agir humain. Il reconnaît que cette position de principe est difficile à admettre, parce qu’elle bouscule puissamment l’orgueil humain dans sa prétention à être au fondement de ses actes et au centre de l’univers :

« Ce globe, dont il était l’orgueilleux possesseur [l’humain ; T. F.], n’est devenu, aux yeux de l’astronome, qu’un grain de poussière flottant inaperçu dans l’espace » (Ibid. p. 11).

Si cette remarque de Quételet est à replacer dans le contexte scientiste du XIXe siècle, elle offre néanmoins l’intérêt de définir l’optique statisticienne, en criminologie, comme reposant sur le principe du refus de tout anthropocentrisme et l’exigence de l’orientation de la recherche vers la connaissance objective de causes extérieures. A cette fin, l’auteur de l’Essai de physique sociale se veut rassurant : bien que l’approche statisticienne implique le vacillement de la prétention des hommes à être à l’origine de leurs pensées et de leurs actions, l’humain n’a pas lieu d’en prendre ombrage, parce que, ce faisant, cette approche permet la découverte de lois immuables et rend possible l’amélioration des institutions. C’est donc en ces termes que Quételet s’adresse à ses lecteurs fétiches, à savoir les philosophes [voir, par exemple, quand il écrit ce qui «  mérite l’attention des philosophes », (ibid., p. 7 )] :

« Mais si chaque pas dans la carrière des sciences semble lui enlever [à l’homme ; T. F. ] une partie de son importance, il donne aussi une idée plus grande de sa puissance intellectuelle, qui a su pénétrer des lois qui semblaient devoir rester à jamais inaperçues ; et, sous ce rapport, son orgueil a tout lieu d’être satisfait » (Ibid., p. 11 et 12).

Par où l’on voit que, à bien y regarder, plutôt qu’à l’élimination du principe de l’orgueil humain, on assiste ici bien davantage, en réalité, à son déplacement et à sa radicalisation. Chez Quételet, la dimension orgueilleuse propre à l’homme ne se situe plus, en effet, du côté de la place que celui-ci occupe dans le monde ni du côté de la foi en la liberté, désormais reléguée par les tenants du positivisme au placard de la métaphysique stérile, mais du côté de la double prétention, d’une part, à connaître l’ensemble des processus et des mécanismes auxquels est assujetti le comportement humain et, d’autre part, à identifier les lois rationnelles et immuables par lesquelles se meuvent soi-disant les hommes. La position de Quételet n’annule donc pas la question des prétentions humaines, mais ne fait que la déplacer d’une prétention de liberté vers une prétention de connaissance : la vanité humaine conserve ici superbement tout son ridicule, puisque, à vouloir embrasser d’un seul regard la totalité des phénomènes humains, à vouloir soumettre la conduite humaine à des lois intangibles et universelles, sur fond de croyance d’un déploiement de l’histoire selon le schéma hégélien bien connu d’une sorte de « ruse de la raison », ici criminelle, le statisticien de la criminalité, dans son ivresse folle de connaissance désincarnée, n’aboutit qu’à s’illusionner et s’enorgueillir à pouvoir se hisser au point de vue de Dieu. Outre la reconduction de toutes les prétentions humaines, l’imposture statisticienne se caractérise donc nettement par le fait de s’inscrire dans le cadre général de ce qui a formé l’illusion du scientisme.

L’impasse regrettable de la statistique criminelle

crime_Jeann_eweberEn supposant l’existence d’une sorte d’“être de raison” auquel la société et les individus qui la composent obéiraient nécessairement, et ce, bien évidemment, à leur insu, la statistique criminelle refuse, par principe, d’admettre la possibilité de l’auto-positionnement des sujets et celle de l’indétermination caractérisée par les ruptures et les hiatus dans la conduite que se forment les hommes. Se plaçant uniquement du point de vue macroscopique et désireuse de « perdre de vue l’homme pris isolément », l’optique quételetienne est confrontée à une impasse qui peut paraître, à bien des égards, regrettable. Car, en affirmant que : « La société renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se commettre (…). C’est elle, en quelque sorte, qui prépare ces crimes, et le coupable n’est que l’instrument qui les exécute » (ibid., p. 10), Quételet ne fait pas qu’évacuer, de fait, la question de la responsabilité individuelle et le principe du discernement sur lesquels repose pourtant tout l’édifice judiciaire moderne, il tient également pour responsable l’ensemble des institutions des maux de la société. Dans une telle perspective, si la culpabilité est fondamentalement perçue comme sociale et s’il convient, pour enrayer le crime, d’améliorer avant tout les institutions sous l’influence desquelles les individus, réduits à de piètres pantins anodins, sont placés, il s’ensuit logiquement que les individus devraient échapper à tout jugement et que seule la société devrait être punie à proportion du taux, calculé par le statisticien, de la délinquance.

Dans ce schéma-là, on pourrait imaginer que tel ou tel pays soit condamné à payer des dommages et intérêts aux victimes, en fonction des pourcentages périodiques de la délinquance qu’il a permise ou causée, et qu’il soit fortement exhorté, en retour, par des instances, par exemple, internationales, à prendre toutes les mesures sociales pour endiguer la criminalité à un niveau institutionnel et étatique, par exemple en distribuant autrement les richesses, en favorisant le travail, en garantissant un niveau de vie décent à tous, en rasant les prisons ou en repensant, à de nouveaux frais, la prise en charge de la délinquance en dehors d’une logique de stricte punition ou humiliation. Or, en réalité, il n’en est rien, et c’est bien l’inverse qui se produit : ce qui prévaut toujours aujourd’hui, c’est que seuls les individus sont tenus pour coupables et donc condamnés, et que les institutions perpétuent, à tort ou à raison, leur modèle de fonctionnement. Dans le domaine de la criminologie, il est pour le moins surprenant que des statisticiens contemporains restent encore brutalement prisonniers de cette tradition de punition individuelle et de construction d’établissements pénitentiaires dont Quételet pourtant, à sa manière, dénonçait déjà les défauts et les vices.

Tony Ferri

Bibliographie

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– FOUCAULT Michel, « Les mailles du pouvoir », dans Dits et écrits, tome 2 (1976-1988), Paris, Gallimard (coll. « Quarto »), 2001, pp. 1001-1020 [297] ;
– NORMANDEAU André, « Faut-il transformer ou abolir la probation ? Notes de lecture », dans Criminologie, vol. 12, no 2 intitulé « Probation : aide ou contrainte ? », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1979, pp. 89-105 ;
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–  RICOEUR Paul, « Le droit de punir », dans Cahiers de Villemétrie, no6, (II.A.106), 1958 ;
–   RICOEUR Paul, Le juste, la justice et son échec, Paris, l’Herne (coll. « Carnets de l’Herne »), 2006;
– ROY Philippe et BROSSAT Alain (sous la direction de), Tombeau pour Pierre Rivière, Paris, l’Harmattan (coll. « Esthétiques »), 2013.

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Tony Ferri
Docteur en philosophie, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie - architecture - urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012, Tony FERRI est actuellement Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice.


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