Pourquoi n’ont-ils rien dit ? : le bandeau rouge qui barre la couverture du livre de Daniel Schneidermann, Berlin, 1933 : la presse internationale face à Hitler pose la question brutalement et interpelle. Tout au long des 450 pages très documentées de son ouvrage, Daniel Schneidermann va détailler et analyser, citations multiples à l’appui, les écrits, faits et gestes de ces correspondants de la presse occidentale, anglo-saxons et français, le plus souvent en poste à Berlin, témoins de l’ascension et de la violence du nazisme et de l’inexorable et effroyable marée montante de l’antisémitisme pendant les années 30.
Face aux événements, ces journalistes, écrivains et chroniqueurs ont été diversement réactifs, vifs ou lents, combatifs ou indécis, lucides ou aveuglés pour rendre compte à leur rédaction, et informer leurs lecteurs, de la réalité politique de l’Allemagne et des vraies intentions liberticides et assassines d’Adolf Hitler à l’endroit des Juifs de son pays. C’est ce qu’appelle Daniel Schneidermann « le fonctionnement chaotique de la perception et de la transmission ».
Tous les journalistes savaient que les persécutions avaient commencé dès 1933, année de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Tous connaissaient les lois de Nuremberg de 1935. Tous avaient vu le déchaînement de violence du grand pogrom de la Nuit de cristal en 1938, au lendemain de l’assassinat d’un diplomate allemand à Paris. Les grandes démocraties occidentales n’étaient pas, elles non plus, à l’écart d’errements diplomatiques et politiques ni à l’abri d’un antisémitisme sourd et larvé sur leur propre territoire. À preuve, leur indécision sur le sort des malheureux Juifs fuyant en mai 1939 l’Allemagne à bord du paquebot Saint-Louis, rejetés par Cuba et que les États-Unis, bloqués par leurs quotas d’immigrés, n’ont guère eu l’empressement d’accueillir ensuite sur leur sol, relayés par une presse américaine bien pâle sur le sujet.
La presse américaine précisément, fut et fit pire encore en Allemagne par sa frilosité et son aveuglement devant la montée du nazisme. Heureusement, Outre-Rhin, il s’est trouvé quelques rares journalistes américains, clairvoyants et courageux, pour sauver l’honneur de la profession. Et d’abord Edgar Ansel Mowrer, le premier journaliste à avoir été expulsé de l’Allemagne nazie. Il était le correspondant à Berlin du Chicago Daily News. Il avait ressenti et pressenti l’antisémitisme allemand dès 1932, sous la république de Weimar et écrit que l’Allemagne hitlérienne était devenue « un asile de fous ». Mowrer sera expulsé d’Allemagne le 1er septembre 1933 avec le lâche consentement de l’ambassadeur américain Dodd lui-même. « Mowrer ne le lui pardonnera jamais […] et ce consentement est une défaite fondatrice pour les démocraties ».
C’est Louis Lochner, de l’agence Associated Press qui lui succédera comme président de l’Association de la presse étrangère à Berlin, un Américain conciliant, voire complaisant, à cent lieues de la combativité de son prédécesseur. Négatif parfait de Mowrer, il était « le besogneux face au lanceur d’alerte ». À la grande satisfaction des nazis.
Les propos de Mowrer tranchaient sur les ternes et timides informations de la presse américaine sur l’ampleur de la tragédie juive. Le New York Times a certes parlé des premières déportations massives de Juifs polonais et autrichiens en 1939, 1940 et 1941, mais en autant de discrètes lignes du journal, reléguées en pages intérieures, comme celles indiquant que « pour la première fois dans l’histoire les Juifs sont tenus de porter des signes d’identification en Allemagne ». Sans le moindre commentaire des journalistes ni la plus petite manifestation d’un émoi quelconque.
Toute information sur le sort des Juifs ne devait faire la une du New York Times qu’à la condition qu’elle fût délivrée par une source non juive. Et plus jamais par la Jewish Telegraphic Agency (JTA), source toujours suspectée de partialité aux États-Unis. L’un des correspondants du New York Times, Guido Enderis, avait même l’écoute et le regard bienveillants des dirigeants de la Gestapo eux-mêmes. Lui et d’autres conversaient avec les plus hauts dignitaires nazis et buvaient des bières avec Goering et Goebbels. Bref tout ce beau monde « papotait avec le diable » ! Quant aux sources d’information, elles étaient celles du ministère des Affaires étrangères ou de la Propagande !
Quant à la presse anglaise, à l’exception du Manchester Guardian interdit en Allemagne à partir d’avril 1933, quelques jours après avoir publié une grande enquête sur les premières exactions nazies, elle avait plutôt les faveurs d’Hitler qui espérait « conserver l’alliance britannique jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire le 3 septembre 1939 ». George Ward Price, du Daily Mail, tout comme Sefton Delmer, du Daily Express, faisaient partie « des chouchous du régime ».
En France, Paris Soir utilisait la plume des écrivains, celle de Roger Vailland, romancier peu expert sur la question germanique, il est vrai, et celle des frères Tharaud, plume double à plus d’un titre, car elle était celle, trouble, de l’ambivalence et de l’ambiguïté : les Juifs souffraient, mais ils n’étaient pas les seuls et, après tout, ils avaient pris beaucoup de place en Allemagne dans l’administration et les professions libérales ! À rapprocher de cette phrase du scrupuleux Raymond Aron, dans la revue Europe qu’on lui reprochera bien des années plus tard : « À coup sûr les Juifs ont manqué de prudence. On les remarquait trop. Les 2500 avocats juifs de Berlin heurtaient beaucoup d’Allemands et une réaction était vraisemblable. Peut-être les Juifs avaient-ils ici ou là tiré parti de leurs opinions libérales. Mais on affecte aujourd’hui d’oublier la place qu’ils occupaient, ils la devaient essentiellement à leur mérite et non à l’intrigue ».
Le Figaro a été le premier organe de presse de la droite libérale en France, sous la plume de Georges Duhamel, à poser en une, en juin 1938, la question du sort des Juifs en Allemagne : « Que voulez-vous faire des Juifs ? » interpellait Duhamel. Courageuse et inédite apostrophe à l’adresse de l’Allemagne quand on sait que c’est surtout la presse communiste qui était jusque-là la plus combative sur le terrain de la lutte contre Hitler. « Il s’agit pour les dirigeants du Troisième Reich d’isoler les Juifs, de les exproprier, de les affamer, de les contraindre au désespoir et au suicide » écrivait le grand bourgeois Georges Duhamel. La position de l’écrivain était suffisamment singulière et courageuse pour qu’on la remarquât dans une publication tenue par ces patrons de presse (dont ceux de Paris Soir et du Figaro) que Daniel Schneidermann qualifie de « judéo-indifférents ».
La Croix, comme L’Humanité, fut l’un des rares quotidiens nationaux à s’engager dans un combat contre le nazisme. Mais ces journaux l’ont fait à des titres divers et pour des causes différentes. « Catholiques et communistes défendent chacun les siens. Devant l’inimaginable, de nombreux communistes et chrétiens réagissent de la même manière : en tentant d’intégrer les faits à leur grille idéologique », écrit Daniel Schneidermann. Cette « concurrence victimaire » fera le jeu de la terreur nazie conquérante. Quant à la presse généraliste, « elle s’inquiète des Juifs… quand elle y pense ».
Les journaux occidentaux ont longtemps ignoré ou, au mieux, traité lointainement la question des persécutions allemandes contre les Juifs et leur déportation. Ils variaient en effet les sujets au gré des événements, de l’humeur des rédactions à New York, Londres, Washington ou Paris, du besoin des lecteurs de lire autre chose sur d’autres sujets, toujours très vendeurs : la guerre d’Espagne, Mussolini, le Négus ou Léon Blum. Bref, la presse diversifiait les titres et les sujets de une et d’une certaine manière banalisait Hitler et, plus encore, sa chasse aux Juifs. Et ce groupe de correspondants occidentaux soutenus par les patrons de presse, nous dit Daniel Schneidermann, allait « être la matrice du déni occidental de la persécution des Juifs, puis de leur extermination. C’est parce qu’ils auront si peu vu, si peu dit, que toute la planète, découvrant les photos des charniers de 1945, pourra s’exclamer en détournant les yeux : “on ne pouvait pas savoir”. Car c’est peut-être même durant les premières semaines de 1933 que toute la presse occidentale construit cette forteresse d’aveuglement volontaire, dont elle ne s’est ensuite jamais délivrée ».
Cette forme d’aveuglement était à l’évidence dictée par des considérations militaires et politiques : « La priorité stratégique des Alliés ? D’abord et avant tout gagner la guerre […]. Il sera bien temps plus tard pour l’inventaire ». C’est Simone Veil qui le dit, elle aussi, quelques décennies après la fin de la guerre : « Si l’on avait commencé à divulguer l’information à propos des camps, l’opinion publique aurait exercé une telle pression pour les faire libérer que l’avance des armées sur les autres fronts, déjà difficile, eût risqué d’être retardée ».
Ajoutons-y le spectre du communisme triomphant à l’Est qui taraudait aussi l’esprit des Alliés, Roosevelt en tête, et tous les éléments étaient réunis pour détourner de leurs priorités la lutte antisémite et la libération des Juifs.
Le livre important de Daniel Schneidermann est le récit passionnant de la vie quotidienne de ces journalistes occidentaux, reporters de ce qu’ils ont écrit et rapporteurs de ce qu’ils ont vu ou dédaigné de voir. Et qui pose une question récurrente : sommes nous plus aptes aujourd’hui pour apercevoir, distinguer et écarter le Mal qui peut surgir à nouveau, dans la Mitteleuropa, en Amérique, sur les terres sensibles africaines et moyen-orientales, ou ailleurs encore ? Rien n’est moins sûr.
Berlin, 1933 : la presse internationale face à Hitler, de Daniel Schneidermann, Le Seuil, octobre 2018, 444 pages. 23 €.