Dépourvu de son apparat de notes, voici un extrait d’un article de Juan récemment paru dans le numéro du mois de décembre 2011 de la revue Études. L’intégralité de l’article est à lire ici.
Il ne serait guère étonnant que depuis la mort d’Ernesto Sábato, nous ayons perdu le dernier grand écrivain de stature internationale, capable de donner un souffle métaphysique et une préoccupation aussi bien existentielle que spirituelle à la littérature. Né en Argentine, dans la province de Buenos Aires, en 1911, mort le 30 avril dernier, cinquante-cinq jours avant de fêter son centième anniversaire, Ernesto Sábato, un temps tenté par une carrière de scientifique, est surtout connu pour avoir écrit trois romans dont les dates de parution s’étalent de 1948 pour Le Tunnel à 1974, année où fut publié L’Ange des ténèbres, suite et conclusion d’Alejándra (plus tard traduit en français, en respectant davantage le titre original, par Héros et Tombes), le deuxième roman de la trilogie datant, lui, de 1961.
Ces trois œuvres considérées comme un ensemble parfaitement cohérent ont exercé une influence séminale sur un grand nombre d’écrivains, non seulement en raison de leur qualité proprement littéraire, mais aussi parce qu’elles ont proposé, du monde et de la place que l’homme y occupe, une vision que l’on pourrait croire noire, totalement désespérée et qui n’est que tragique, essentielle dans son incessant questionnement.
Paul Gadenne écrivait, pour caractériser la responsabilité que l’artiste moderne ne devait plus craindre, désormais, d’endosser : « Depuis quatre-vingts ans et plus, la littérature s’écrit devant le bourreau ». Responsabilité de l’écrivain devant laquelle il ne peut se défausser et conception, aussi élevée que noble, selon laquelle le rôle le plus éminent du créateur consiste à démasquer l’horreur en n’ayant pas peur d’explorer son royaume sont, je crois, deux des dimensions les plus évidentes de l’œuvre d’Ernesto Sábato, qui d’ailleurs, presque mot pour mot et de façon troublante, répond à Paul Gadenne en écrivant : « Une des missions de la grande littérature : réveiller l’homme qui voyage vers l’échafaud ».
Le Tunnel
« Que le monde soit horrible, c’est une vérité qui se passe de démonstration », écrit Ernesto Sábato dès les toutes premières pages de son premier roman, Le Tunnel. Tendue à l’extrême et orientée vers sa conclusion tragique, cette œuvre aussi sèche que L’Ange des ténèbres sera prolixe et baroque, très courte encore si on la compare aux deux romans qui la suivront, a toutes les capacités, comme un serpent devant sa proie, de sidérer le lecteur. Son intrigue, dépouillée à l’extrême, est d’une simplicité digne d’une parabole, non point lumineuse comme celles délivrées par le Christ, mais noire : Juan Pablo Castel est un peintre qui rencontre lors d’une exposition de ses toiles une jeune femme, María Iribarne, qu’il va tuer après qu’ils sont devenus amants. Si la tonalité sinistre du roman est donnée d’entrée de jeu et s’accentuera au fil des pages jusqu’à créer une atmosphère étouffante, le sujet principal de l’œuvre tient dans cette petite phrase implacable : « Il y a eu quelqu’un qui pouvait me comprendre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée ».
Tout se passe comme si Juan Pablo Castel, à l’instar du Démon selon Charles Baudelaire, était condamné à devoir subir, tout au long de son existence et pour en jouir, un tête-à-tête infernal, sans qu’aucune possibilité ne lui soit offerte de se libérer de sa prison invisible. Un moment, il a cru que la jeune femme qu’il a vue pour la première fois alors qu’elle contemplait une de ses peintures, aurait pu lui offrir cette chance inespérée de s’évader de sa geôle : « Elle sentit peut-être […] mon besoin de communion : l’espace d’un instant, son regard s’adoucit et parut jeter un pont entre nous; mais je sentis que c’était un pont provisoire et fragile suspendu au-dessus d’un abîme ».
Peine perdue, car il est bien évidemment impossible, selon les lois de la tragédie auxquelles Le Tunnel obéit, de parvenir à se libérer de ses chaînes. En fait, c’est peut-être bien au fin fond de l’enfer que l’écrivain a voulu placer son héros qui déclare se trouver : « dans un désert noir, torturé par une meute de bêtes avides et innommables qui me dévoraient les entrailles », et c’est peut-être même le diable en personne qui est venu secourir son protégé qui, « en proie à un violent emportement », se demande si ce n’est pas le démon qui s’est « désormais emparé de [s]on esprit, et pour toujours ». L’influence diabolique n’est sans doute pas une hypothèse hasardeuse et il faut se rendre à cette triste évidence : le personnage du peintre n’a aucune raison valable de tuer la femme qu’il aime, hormis de vagues soupçons d’infidélité qui, très vite, vont alimenter une jalousie qui devient aussi monstrueuse que destructrice.
Ainsi, ce sont « les personnages inconnus, les ombres qu’elle n’avait jamais mentionnées » et que Juan Pablo Castel sent « cependant se mouvoir silencieusement et obscurément dans sa vie » qui le torturent, puisqu’ils lèvent dans son esprit le doute lancinant, bientôt la certitude que le « pire côté de María [est] précisément lié à ces ombres anonymes » qui, dans les deux romans qui vont suivre, acquerront une place centrale et véritablement démoniaque.
En effet, dès son premier roman, l’écrivain évoque les aveugles, dans le monde souterrain duquel un des personnages du deuxième roman, Héros et Tombes, va oser s’aventurer. Pour l’heure, sans qu’il parvienne à préciser son malaise et même son dégoût, Juan Pablo Castel n’a aucune gêne à confesser le fait qu’il « n’aime pas du tout les aveugles et qu’ils [lui] font la même impression que certaines bêtes à sang froid, humides et silencieuses, comme les vipères ».
Cette extériorité du Mal pourrait nous rassurer, mais elle n’est que fallacieuse puisque Juan Pablo Castel affirme, comme d’autres personnages de Sábato le feront, qu’il a sa part de responsabilité dans l’universelle cruauté et même qu’il est lui-même un salaud. Notre peintre n’est finalement que l’héritier d’une longue tradition d’anti-héros qui, comme celui que campent Dostoïevski dans son souterrain ou Camus dans son bar, n’ont de cesse de s’accuser de tous les maux, y compris même de ceux dont ils ne sont pas responsables : « De combien d’actions atroces cette maudite division de ma conscience n’a-t-elle pas été coupable ! Pendant qu’une part de moi-même m’inspire une belle attitude, l’autre en dénonce le mensonge, l’hypocrisie, la fausse générosité ». Dès lors, c’est Juan Pablo Castel lui-même, être à la fois infiniment seul et orgueilleux jusqu’au délire, qui comprend que sa profonde solitude, sa solitude infernale, n’est pas seulement le fruit de la malchance, mais le résultat de sa propre méchanceté lorsqu’il déclare : « ma solitude était la conséquence de ce qu’il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de ce monde […] et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m’entourent ».
Seul un meurtre peut sembler consacrer l’étrange carrière du peintre. Une fois commis, Juan Pablo Castel ne se suicidera pas, peut-être parce que le retient la certitude que le néant plutôt que la mort accueille celui qui quitte ce monde atroce. Il se livre de lui-même aux policiers et sera emprisonné, mais nous savons bien que jamais les conditions de sa détention ne pourront être comparables à la solitude infernale dans laquelle, de son propre chef, en ayant tué celle qu’il a aimée et qui fut, selon ses propres aveux, le seul être au monde ayant compris le sens de son œuvre picturale, il se claquemure comme, selon Sören Kierkegaard, s’enferme dans l’hermétisme démoniaque celui qui veut se punir : « Il n’y a eu qu’un seul être qui ait compris ma peinture. Quant aux autres, ces tableaux doivent sans cesse les confirmer dans leur stupide point de vue. Et les murs de cet enfer seront ainsi chaque jour plus hermétiques ».
Le Tunnel semble pourtant n’avoir rempli qu’assez incomplètement le cahier des charges fixé par l’écrivain qui déclare : « La tâche principale du roman d’aujourd’hui est de sonder l’homme, ce qui revient à dire sonder le Mal. L’homme réel existe depuis la chute. Il n’existe pas sans le Démon : Dieu ne suffit pas ». L’exploration ne peut donc que reprendre. Elle va permettre à Ernesto Sábato de descendre un peu plus profondément dans ce lieu que Huysmans nomma Là-bas.