Paru originellement entre 1957 et 1959 dans Hora Cero, le roman graphique El Eternauta d’Héctor Germán Oesterheld et Francisco Solano López est bien plus qu’un récit d’anticipation. C’est un monument de la mémoire collective argentine, un texte matriciel hanté par l’autoritarisme, le deuil et la résistance populaire. L’adaptation sérielle de Bruno Stagnaro, diffusée sur Netflix depuis le 30 avril 2025, en épouse pleinement la portée symbolique. Elle en propose une relecture contemporaine puissante à la croisée de la science-fiction dystopique et du cinéma de la dictature. Cette série de six épisodes de 55 minutes s’impose comme une œuvre de genre politique, lucide et profondément argentine.
Une apocalypse sise à Buenos Aires
L’un des choix majeurs de Stagnaro est de conserver le cadre géographique de l’histoire, Buenos Aires, et non un espace anonymisé ou générique. La capitale argentine devient ici un véritable personnage. La neige mortelle qui s’abat sur ses rues, silencieuse et fatale, agit comme un révélateur spectral. Les immeubles, les terrains vagues, les stades vides ne sont pas des décors mais des stigmates. Loin du folklore post-apocalyptique hollywoodien, L’Éternaute propose un réalisme presque néo-naturaliste où a destruction n’est pas spectaculaire mais quotidienne. Elle rappelle moins les cataclysmes planétaires que les processus d’effacement propres aux dictatures. Les plans fixes, les silences, l’économie de la bande-son, contribuent à ancrer le récit dans une temporalité étouffée, suspendue, comme celle de l’Argentine de la « Guerre sale » (1976–1983).
Une science-fiction du trauma, un document allégorique
La grande force de la série est d’éviter le piège de la simple adaptation. L’Éternaute n’illustre pas la bande dessinée, il la prolonge comme un palimpseste mémoriel. Le contexte de création de l’œuvre d’origine — la guerre froide et la montée des régimes autoritaires — est ici fondu dans un double niveau de lecture : la survie face à une menace extraterrestre et la survie face à l’effacement historique.
Stagnaro intègre ainsi plusieurs éléments allusifs à la dictature militaire sans jamais verser dans le didactisme. Le sort de Juan Salvo, égaré dans le temps, devient métaphore du disparu argentin, pris dans un entre-deux ontologique, ni mort, ni vivant, ni retrouvé. Ce thème rejoint la théorie du « témoin impossible » développée par des penseurs comme Giorgio Agamben ou Marianne Hirsch : comment parler depuis la brèche du silence imposé ? L’invisibilité de l’ennemi, son caractère insaisissable, évoque avec justesse les logiques de terreur d’État. Comme dans le roman Le Nom de l’autre de Ricardo Piglia, la science-fiction devient le terrain d’un réinvestissement critique du réel.
Le héros collectif ou une utopie de la solidarité
Oesterheld, on le sait, avait choisi de renverser la figure héroïque typique du comic américain. Dans El Eternauta, le sauveur n’est pas un individu exceptionnel, mais un groupe. Juan Salvo, technicien sans qualité, n’est rien sans son entourage. Ce choix est intégralement repris dans la série où il est radicalisé. Le récit insiste sur la fragilité humaine, la nécessité de l’entraide et la lutte comme processus horizontal. Un refus net du messianisme. La résistance n’est pas une croisade mais une nécessité morale, un réflexe d’humanité. Rare dans les productions de genre, Ce motif redonne chair à l’imaginaire de l’utopie dans un monde saturé de récits individualistes et nihilistes.
Poétique du minimalisme : une SF mate et locale
Techniquement, la série surprend par son refus du spectaculaire numérique. Le budget de 15 millions de dollars est utilisé avec parcimonie. Les effets spéciaux sont discrets, les scènes d’action volontairement resserrées, au profit d’une ambiance. C’est ici que l’on touche à la singularité esthétique de L’Éternaute ; autrement dit, une SF tournée vers l’intérieur, psychologique, météorologique. On pense parfois au Tarkovski de Stalker, au Children of Men de Cuarón ou au cinéma post-crise de Lucrecia Martel, bien plus qu’aux productions Netflix standardisées jusqu’à en devenir péniblles. Le choix d’acteurs profondément ancrés dans le cinéma argentin, à l’image de Ricardo Darín, accentue cette inscription locale et donne à la série une légitimité socioculturelle forte.
Une mémoire vivante non muséifiée
Enfin, L’Éternaute pose une question essentielle : que fait-on du passé dans un pays qui a appris à vivre avec ses fantômes ? Là où beaucoup d’adaptations contemporaines se contentent de nostalgie ou de recyclage, la série de Stagnaro affirme une position politique lucide : la mémoire n’est pas un musée, c’est un champ de bataille. En cela, L’Éternaute s’inscrit dans le sillage du Cinéma de la mémoire (Beatriz Sarlo) en le déplaçant vers le champ du genre. Loin d’un pur divertissement ou d’une adaptation illustrée, il s’agit ici d’un geste artistique engagé qui interroge la place du récit en réponse au silence, du collectif au pouvoir et du visible à l’effacement.
Une œuvre politique, poétique et nécessaire
Avec L’Éternaute, Bruno Stagnaro livre une série rare, habitée, où la science-fiction n’est pas un refuge mais un miroir. Loin des productions désincarnées, elle propose un récit argentin jusqu’au bout des ongles, mais universel dans sa portée. En assumant pleinement la charge historique de son matériau d’origine, en renouvelant la figure du héros et en choisissant l’humilité formelle, elle rappelle ce que la fiction est susceptible encore de formuler : ce qui a été, ce qui est et ce qui pourrait revenir…
La critique d’Unidivers : 8,5/10
Public : adultes, passionnés de SF, amateurs d’histoire et de cinéma politique.
À voir absolument : pour réfléchir, trembler, se souvenir.
La série L’Éternaute a été pensée dès l’origine comme un diptyque, dont la seconde saison est non seulement prévue, mais déjà écrite. Une information confirmée notamment par le média argentin Clarín. Cette structuration en deux volets constitue un gage de cohérence narrative, évitant les prolongations opportunistes souvent imposées par le succès commercial. Sortie prévue en 2026