Il arrive que la littérature, dans sa simplicité la plus pure, touche une vérité enfouie au cœur du lecteur. Avec La forme et la couleur des sons, Ben Shattuck livre une œuvre de cette trempe : un recueil de nouvelles où chaque mot semble vibrer sous la pression du temps, de la nature et des sentiments inaltérables. Première œuvre de fiction de cet écrivain né en 1984, formé à l’Iowa Writers’ Workshop et lauréat de prestigieux prix littéraires, La forme et la couleur des sons de Ben Shattuck impose, d’emblée, une voix parmi les plus assurées de la littérature américaine contemporaine.
À travers douze histoires éclatées mais subtilement reliées – comme les éclats d’une même gemme, – Shattuck arpente les paysages changeants de la Nouvelle-Angleterre, cette terre au Nord-Est des États-Unis dont les contrastes géographiques reflètent les oscillations secrètes des âmes. Des plages de Nantucket aux forêts du Maine, la nature n’est pas un simple décor ; elle est l’élément matriciel d’une sensibilité, le creuset où naissent et s’ensevelissent les affects.
Loin du pittoresque ou de l’anecdotique, Shattuck donne à voir ce que Philippe Chevilley a justement appelé « la permanence des sentiments ». Ses personnages, saisis dans l’épaisseur du quotidien ou du souvenir, vivent au rythme des marées, des hivers implacables, des printemps trop tardifs ; comme si leur chair elle-même répondait à la scansion des éléments.
Un fil d’Ariane émotionnel trans-siècles
Ce qui fait l’originalité profonde de La forme et la couleur des sons est cette construction en échos, en « paires » d’histoires, que l’auteur revendique lui-même : chaque nouvelle correspond un écho temporel, une résonance émotionnelle à travers les siècles. Ce dispositif dépasse le simple jeu narratif pour atteindre une véritable méditation sur la constance des passions humaines : l’amour perdu, la fidélité trahie, la recherche éperdue d’un lieu à appeler « chez soi ».
Ainsi, dans « Greffe », une femme abandonne son fils ; dans « Un cygne de la toundra », un siècle et demi plus tard, c’est le fils qui renonce à ses parents, comme si les fautes se transmettaient d’âge en âge, modifiées mais intactes. De même, « La forme et la couleur des sons » et « Les débuts » examinent sous deux angles inversés le vertige du premier amour. Loin d’une froide symétrie, Shattuck cultive une mélancolie douce et troublante, comme un violoncelle qui égrene des harmoniques longtemps après le dernier coup d’archet.
La beauté du monde, la fragilité des êtres
Shattuck excelle dans l’art de suggérer par petites touches l’immensité de l’émotion. Son écriture, d’une clarté lumineuse épouse les moindres vibrations de la conscience sans jamais sombrer dans le maniérisme. À l’égal d’Elizabeth Strout ou de Marilynne Robinson, il sait que la grandeur des sentiments n’a nul besoin d’effets : quelques détails du monde naturel, une barrette en argent, un enregistrement de cire oublié suffisent à faire affleurer l’infini de la perte et de la mémoire. C’est dans ces instants de grâce suspendue que La forme et la couleur des sons atteint sa plénitude. Un livre où l’on entend, réellement, la musique ténue des jours disparus. Ces « sons » du passé que la « forme » toujours recrée…
Héritage du temps cyclique, poids du passé et lien viscéral au territoire à la manière de Faulkner…
Avec Faulkner, le lien est particulièrement net dans la manière dont Ben Shattuck travaille le temps, la mémoire et l’héritage émotionnel. Comme Faulkner dans Le Bruit et la Fureur ou Absalon, Absalon!, Shattuck montre que le passé n’est jamais révolu, qu’il vit et persiste dans le présent, souvent de manière souterraine et inexprimée. Faulkner écrivait : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. » Shattuck semble en faire le cœur battant de La forme et la couleur des sons. Ses nouvelles organisées en paires temporelles rappellent aussi la structure éclatée, l’écho d’une génération à l’autre, propre à l’œuvre faulknerienne. Le travail sur les paysages habités par les souvenirs, sur l’héritage familial lourd, est une autre parenté très forte entre eux.
…Mémoire sensorielle et délicatesse introspective de Proust
Mais une autre filiation, plus inattendue, s’impose : celle de Marcel Proust. Le soin extrême apporté aux sensations, l’obsession du détail sensoriel — un enregistrement oublié, une barrette d’argent, une odeur de bord de mer, un parfum de neige sur une plage, le grésillement d’un vieux cylindre de cire… Avec Proust, c’est du côté de la sensibilité au temps intérieur et de la capacité à évoquer la mémoire involontaire que la parenté apparaît. Là où Faulkner explore les strates du passé d’un point de vue historique et collectif, Shattuck, comme Proust, sonde l’émotion individuelle face à la résurgence d’un souvenir : un objet, un son, un lieu ravivent des états d’âme enfouis. La douceur mélancolique, l’extrême finesse dans l’analyse du ressenti, et l’idée que la beauté du monde naturel est un pont vers les émotions profondes, évoquent souvent l’atmosphère de La Recherche du temps perdu. Sa manière de mêler une précision sensorielle (les odeurs, les lumières, les sons de la nature) à des émotions diffuses et tenaces est proustienne dans son essence.
À la croisée du roman historique, de la fiction introspective et du poème en prose, La forme et la couleur des sons impose Ben Shattuck comme l’un des auteurs les plus prometteurs de sa génération. Son livre, dont la traduction limpide d’Héloïse Esquié préserve admirablement la musicalité, s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres méditatives sur la transmission, la nature et la solitude. La littérature la plus précieuse est souvent celle qui murmure.
La forme et la couleur des sons de Ben Shattuck, 384 pages, 24,90 €, traduit par Héloïse Esquié pour les éditions Albin Michel, collection Terres d’Amérique)