Làszló Földényi, essayiste hongrois connu notamment en France pour son ouvrage Mélancolie : essai sur l’âme occidentale, paru aux éditions Actes Sud, a publié un court texte d’une richesse inépuisable : Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes. À lire et relire encore.
La couverture en dit long : Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, de Földényi, préfacée par Alberto Manguel ; lequel, en ouverture, remercie Cees Noteboom de lui avoir fait découvrir l’essayiste de Budapest, et convoque tour à tour Kant et Kafka. Le tout, par le travail des traducteurs et de l’éditeur, jusqu’à un nouveau lecteur. Une communauté de lecteurs se forme alors, les uns sauvegardant les autres. De ce Dostoïevski abandonné dans la lointaine Sibérie, au 1854, après ses quatre années de bagne, Földényi compose une courte fresque d’où se font entendre les voix oubliées. Pour ce faire, il part d’une hypothèse : que le romancier russe, grâce à son ami Wrangel, aurait lu les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel parues en 1837, leçons selon lesquelles « il faut ôter d’abord la déclivité septentrionale, la Sibérie » car « la morphologie du pays n’est pas propice à une culture historique ou à devenir un acteur particulier de l’histoire ».
Ce constat, comme le suppose l’essayiste hongrois, a dû profondément bouleverser Dostoïevski, condamné à mort, gracié puis exilé précisément pour avoir soutenu des idées progressistes et pro-européennes. Cet événement, muet, oublié et qui, peut-être, n’a jamais existé, permet de mettre face à face Hegel et Dostoïevski : d’un côté, l’idée que la marche de l’Histoire, sécularisée, rationalisée, peut s’abstraire du particulier pour le général, d’un autre côté, la question de savoir si une existence est possible en dehors de tout processus historique. Si Földényi mène une critique de la philosophie hégélienne, notamment en utilisant la notion de refoulement, il insiste surtout sur le caractère paradigmatique de cet événement sur l’œuvre de Dostoïevski. En étant mis ainsi, par la philosophie européenne, au ban de l’histoire, l’auteur russe peut précisément penser en dehors de l’histoire, donc, en revenir avec ce que le monde sécularisé tente d’évacuer, principalement la dimension métaphysique.
Dostoïevski prend la parole au nom de ceux qui sont restés à l’extérieur de cette fête universelle et que, dans l’ode à la joie, Schiller avait déjà condamnés à fuir en pleurant le cercle des millions de gens heureux. En lisant Hegel, Dostoïevski avait sans doute le sentiment que le firmament étoilé du philosophe ne s’étendait pas non plus au-dessus de lui. Il ne pouvait donc rien faire d’autre que pleurer à son tour. Et se révolter. Ce livre est la bible de la révolte. Sa cohérence lui vient de la souffrance et des pleurs, et non de la dialectique qui prétend tout expliquer ; l’espoir et la foi dans le miracle qui en émanent sont d’autant plus grands que le désespoir est profond.
Le tour de force de Földényi, dans cet ouvrage, consiste à originer un constat contemporain dans cette lutte clandestine, invisible, entre Dostoïevski et Hegel. Le romancier voit dans la Sibérie un enfer qui le transforme, et qu’il bénit, et regarde à son retour l’Europe comme une autre sorte d’enfer, « enfer terne […] qui, au XXe siècle, apparaît dans les œuvres de Kafka et de Beckett, dans le Stalker de Tarkovski, dans la destruction mécanisée et donc impersonnelle, dans un oubli de soi qui paraît définitif à cause de la technique ». Ce qui se joue dans le discours de Hegel, c’est le processus rationnel grâce auquel la technique s’impose au XXe siècle « comme le grand vainqueur ». Et fait du monde contemporain cette « déclivité septentrionale » généralisée.