À l’ère où les grandes fortunes mondiales se crispent autour de leurs privilèges, Marlene Engelhorn détonne. À 33 ans, cette héritière autrichienne d’une des plus puissantes lignées industrielles d’Europe a renoncé à plus de 90 % de son héritage. Vingt-cinq millions d’euros. Un acte radical, irréversible, presque sacrilège dans l’univers feutré des dynasties capitalistes. Et pourtant, cette décision n’est pas née d’une impulsion passagère. Elle incarne une conviction longuement mûrie, un engagement intellectuel et politique assumé : remettre en cause la légitimité morale des inégalités extrêmes de patrimoine.
Marlene Engelhorn est l’arrière-petite-fille de Friedrich Engelhorn, fondateur de BASF, géant mondial de la chimie. En 2024, elle hérite de plusieurs dizaines de millions d’euros à la mort de sa grand-mère. Mais contrairement à tant d’autres, elle ne célèbre pas ce legs. Elle le regarde comme une anomalie historique : « Je n’ai pas travaillé pour cet argent, je n’ai pas innové, risqué ou produit quoi que ce soit. J’ai simplement eu la chance d’être née au bon endroit dans la bonne famille. » Ce constat, elle le théorise dans un ouvrage publié la même année, L’Argent. Pouvoir, richesse, injustice. Elle y démonte avec pédagogie les mythes méritocratiques qui justifient la concentration des richesses. Pour elle, l’héritage massif est une forme d’injustice structurelle, un contresens démocratique dans des sociétés qui se prétendent égalitaires.
Mais Engelhorn ne s’est pas contentée de dénoncer. Elle est passée à l’action. Plutôt que de léguer elle-même à des associations de son choix, elle a mis en place un conseil citoyen de 50 Autrichiens tirés au sort, représentatif de la diversité sociale du pays. Ce groupe a travaillé pendant six mois, dans le respect de procédures transparentes, pour déterminer collectivement l’affectation des 25 millions d’euros. Résultat : 77 organisations, allant de la justice climatique à l’accès au logement, en passant par l’éducation populaire, ont été sélectionnées. Loin du mécénat élitiste ou de la philanthropie verticale à la Bill Gates, Marlene Engelhorn a choisi la démocratie délibérative comme vecteur de justice. « L’argent donne un pouvoir démesuré à ceux qui le détiennent. Je ne veux pas que le monde soit façonné à mon image simplement parce que je suis riche. »
Dans une Autriche où l’impôt sur la fortune a été aboli en 1993, son geste a l’effet d’un séisme. Engelhorn rejoint ainsi un petit cercle de riches qui réclament… de payer plus d’impôts. Membre du collectif international Tax Me Now, elle milite pour un impôt progressif sur le capital et une réforme profonde des systèmes fiscaux européens. Son discours fait écho à celui du mouvement américain Patriotic Millionaires, mais avec une touche plus radicale, moins institutionnelle.
Cette action n’est pas motivée par une culpabilité personnelle, insiste-t-elle, mais par une critique systémique : « Ce n’est pas moi qui suis en tort d’avoir hérité. C’est le système qui est fautif de permettre l’accumulation indue de richesse. »
Une héroïne de la justice sociale ? Certains la comparent déjà à des figures historiques du renoncement, comme Simone Weil ou les militants aristocrates de la Révolution française. D’autres, plus sceptiques, y voient un geste isolé sans portée structurelle. Mais dans un contexte où les inégalités atteignent des sommets historiques (selon Oxfam, 1 % de la population mondiale détient plus de la moitié des richesses), l’exemple d’Engelhorn ouvre un imaginaire : celui d’un monde où la richesse serait soumise à la démocratie.
Au-delà des chiffres, c’est la méthode qui interroge. Ce conseil citoyen pourrait-il inspirer d’autres formes de redistribution ? Peut-on institutionnaliser une telle démocratie fiscale ? L’expérience Engelhorn pourrait marquer le début d’une nouvelle ère, où la richesse serait perçue non comme un droit privé, mais comme une responsabilité publique.
Pour l’heure, Marlene Engelhorn a choisi de se mettre en retrait, refusant les interviews trop spectaculaires. « Ce n’est pas moi qui suis importante. Ce sont les débats que mon geste permet d’ouvrir. » Une fortune offerte, une parole transgressive, et une idée puissante : et si les riches n’étaient plus les seuls à décider ce qu’il faut faire des grosses sommes d’argent capitalisés hérités ?
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Photo : By Jan Zappner / re:publica – re:publica 23 – Tag 1, CC BY-SA 2.0