En quoi notre histoire familiale nous constitue ? Dans Hôtel de la folie publié aux éditions Le Seuil, David le Bailly nous invite à regarder derrière nous et à tenter de briser les secrets familiaux. Pour se construire et mieux vivre. Touchant et émouvant.
C’est un triangle. C’est l’histoire d’un triangle. Un lieu et un milieu fermé. Un huis clos. Au sommet il y a Pià Nerina. C’est la grand-mère pour qui ce livre est écrit. Dédié. Dès la première page elle se jette d’une fenêtre d’un grand appartement parisien, place de l’Étoile. Nous sommes le 7 décembre 1987. Dans l’angle bas à gauche, il y a Victoria, un nom de vainqueur en forme de pied de nez, pour la fille de Pià Nerina. Elle est folle, déglinguée, déjantée, méchante et violente. Ce n’est pas nous qui l’écrivons, c’est David. David, c’est le troisième angle du triangle. David Hannibal, ou David Le Bailly ? Allez savoir. C’est lui qui raconte. Son grand amour, c’est sa grand-mère, Pià Nerina. Elle se suicide, il a 10 ans. Elle lui dit : « Débrouille-toi, tu es un homme à présent ». C’est avec ces mots qu’il va devoir grandir, vivre et survivre, auprès de Victoria, une mère inconséquente.
Trente six ans se sont passés et David, devenu un homme mûr, qui s’est « débrouillé » avec la vie, décide de comprendre ce suicide et de reconstituer l’itinéraire de cette « mémé » napolitaine, née dans une famille de onze enfants, ruinée, qui est devenue une femme riche, habitant dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Dix ans de vie commune, d’adoration réciproque, d’amour total, des phrases, des gestes doux et tendres, des câlins et des baisers, mais aucun mot sur le passé, sur l’histoire de la famille. Il va falloir remonter le temps et faire avec le peu disponible : une phrase répétée fréquemment par Victoria à sa mère, « Toi tu as eu de la chance, tu as eu Pyrrhus », et une centaine de photos à décrypter comme une frise, un diaporama.
Pyrrhus, d’abord. Dénoncé et insulté postérieurement par Victoria, c’est lui qui transforme le triangle en carré, le quatrième personnage, horsain. Homme public, riche industriel catalan, courtisan de Franco, maire de la Grande Ville, il est une des clés de l’histoire. Il est aussi un homme, ce sexe indispensable pour Pia et sa fille, qui ne conçoivent une ascension sociale que par le choix d’un protecteur, d’un mécène, d’un amant, d’un souteneur. C’est selon le point de vue, mais les mots ont leur importance. Il est omniprésent et totalement absent, présent dans la vie présumée de Pià Nerina mais absent de l’histoire familiale.
Pour poursuivre l’enquête, il faut rechercher des documents, des actes de naissance, de divorce, de décès, des traces dans les journaux et établir des faits. David journaliste de formation, le sait et le fait. Pourtant l’essentiel est probablement ailleurs, dans le non écrit, dans ces photos qu’il faut décrypter. Au dos des documents en noir et blanc, une date parfois, un lieu rarement, et des visages effacés, grattés de rage. Des insultes aussi. Refaire des vies avec ces visages figés. Un bras devant un corps comme signe de possession ou de protection. Un regard sombre de sérieux ou de tristesse. Un nez gratté et effacé de désamour ou de haine. Un sourire de joie ou de circonstance. Imaginer sans inventer, écrire le probable, le possible avec la seule certitude que celle de l’incertitude.
Enfin, il reste des signes irrationnels comme cet Hôtel de la Folie, étrangement nommé à Naples, à partir duquel tout va se dérégler dans la famille de Pià Nerina. Faillite financière, dérèglement affectif, et cette folie dont il va être beaucoup question, telle une malédiction. Un hôtel, signe tangible d’un basculement qui va transformer la vie de la grand mère en cauchemar intégral. Et celle de David en enfer.
Avec ce troisième roman, David le Bailly, poursuit sa quête des secrets familiaux, des origines. Dans La captive de Mitterrand, il s’attachait à la figure de Anne Pingeot, la compagne cachée du président de la République. Avec le remarquable L’autre Rimbaud, il se penchait sur un autre membre caché, ou oublié d’une famille, Frédéric Rimbaud, le frère du poète. Avec Hôtel de la Folie, il brouille les pistes dans ce qui peut être une enquête, un roman, une fiction. Il y établit un terrible constat pessimiste: « (…) la folie est irrémédiable. Elle est partout, dans toutes les familles, viols, incestes, meurtres. Hommes et femmes. La folie est banale, contagieuse ». Peut être, sûrement, probablement même, mais ce récit démontre aussi qu’il est possible de se débrouiller plus tard. David le Bailly, David Hannibal, le prouvent en écrivant ce superbe texte, finalement plein d’amour et de tendresse. Un exercice de catharsis ou de rédemption. Un acte salvateur porté par des mots justes. Et poignants.