Avec Le Silence, publié aux éditions Gallmeister, Dennis Lehane raconte une monstruosité toujours vivante, celle du racisme, avec un talent exceptionnel. Un texte fort et poignant.
Cela faisait plus de six ans que Dennis Lehane avait publié un roman en France. Six ans de silence, le bien nommé, comme pour mieux réapparaitre encore plus talentueux et plus créatif. L’auteur de Mystic River et Shutter Island nous revient donc avec un roman bouleversant et magnifique : Le Silence, un texte sur le racisme, la haine, la violence pure et gratuite, la drogue, le communautarisme, et surtout, surtout, un texte qui dit, comme rarement, l’amour d’une mère pour ses enfants et particulièrement pour sa fille.
D’origine irlandaise, né à Boston, l’écrivain dans sa préface raconte un violent souvenir d’enfance, qui a généré ce roman. Nous sommes en juin 1974, et une foule manifeste sa haine et sa rage contre un arrêté promulgué qui impose la mixité de couleurs dans les établissements scolaires. Les enfants Blancs de South Boston seront désormais quotidiennement transportés dans des établissements scolaires où les élèves seront en majorité Noirs, et inversement. Ce « busing » fait exploser le quartier et réveille des antagonismes anciens et souterrains. Dans ce contexte, un jeune Noir est retrouvé mort le long d’une rame de métro. Il n’aurait pas dû être dans ce quartier mais une mauvaise panne de voiture va lui coûter la vie. Très vite quatre jeunes gens Blancs sont identifiés comme étant présents sur les lieux. Parmi eux, une jeune fille de dix-sept ans, Jules, la fille de Mary Pat qui plusieurs jours après le drame, reste introuvable. La mère va alors partir à la recherche de sa fille et côtoyer, puis rencontrer, les maitres des rues, ceux sans qui rien ne se fait et qui se disent les gardiens des liens des familles, y compris les liens raciaux. Une plongée dans les rites et les codes d’un quartier replié sur son identité.
Denis Lehane ne réécrit pas un nouveau roman policier, même si cette quête maternelle s’apparente à une descente dans les affaires criminelles d’une population communautarisée. Ce qu’écrit Dennis Lehane, c’est l’amour symbiotique d’une mère pour sa fille, un amour qui se perpétue dans ses entrailles et qui peu à peu va s’accompagner d’une rage d’une détermination absolue mais contrôlée. À cet amour s’ajoutera finalement le questionnement de Mary Pat sur l’éducation donnée, les principes inculqués :
« Ils vous disent, les Polaks sont comme ceci, les Ritals sont comme cela, et ne venez surtout pas nous parler des métèques et des nègres, c’est sûr que cela on ne peut pas leur faire confiance. Et ils vous disent, notre mode de vie c’est comme ça, et pas autrement ».
Et « ils » gagnent, par leur violence, leur slogan bête et réducteur. Cette foule qui a terrorisé Dennis Lehane à l’âge de neuf ans lors des manifestations anti busing, il la restitue dans un style précis, chirurgical, dressant un sombre tableau américain des années post Viet Nam. Au fil des pages, les tracts déposés dans les boîtes aux lettres deviennent des effigies, des mannequins pendus puis brûlés, les slogans iniques « Pas de nègre chez nous » deviennent « Aux chiottes, les nègres ». La haine croit sans cesse comme l’intensité du récit qui devient tragédie. Le romancier évite les pièges du manichéisme et préfère à travers l’intransigeance et la force de l’amour maternel, démontrer le cheminement d’une pensée fondée sur l’habitude, la force, l’ignorance, vers une prise de conscience réfléchie. Un cheminement bourré d’embûches mais qui n’en est que plus fort lorsqu’il se réalise dans le portrait magnifique d’une mère aimante.
Dans sa préface, l’auteur écrit : « Ce roman parle de cette époque-là. Et peut être également de l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui ». S’il doutait encore malicieusement, on peut malheureusement le conforter dans son intuition. Cinquante ans plus tard, les mots et la haine restent les mêmes. La lecture de ce roman prodigieux n’en reste que plus indispensable.