Comment dire la douleur de la perte d’un enfant ? Comment les mots peuvent aider à supporter l’insupportable ? Que peut la littérature ? Piedad Bonnett, romancière et poétesse colombienne nous dit, dans un récit bref et bouleversant, ce que fut l’abîme où l’a plongé le suicide de son fils, brillant artiste et étudiant en arts plastiques à l’université de Columbia à New York. Un livre fort et inoubliable, salué à sa parution, en 2013 en Amérique latine et en Espagne, par Héctor Abad et Mario Vargas Llosa.
Comment mettre des mots sur des mots, et des maux, qui touchent à l’indicible ? Ce qui n’a pas de nom décourage le commentaire tant ce livre va au plus profond de la douleur. Douleur d’une mère, la romancière et poétesse colombienne Piedad Bonnett, qui écrit et décrit le malheur et la mort de son fils. Douleur d’un fils qui a dérivé vers ce qu’on appelle trop brutalement et trop simplement la folie, en l’occurrence la schizophrénie qui l’a conduit au suicide.
Daniel, étudiant en art dans une université new-yorkaise, était un jeune homme dans l’angoisse récurrente et grandissante de ne pouvoir réussir ses études, son œuvre d’artiste, de peintre et de dessinateur, sa vie d’homme enfin. À dix-sept ans à peine, alors que la maladie ne l’a pas encore touché, il écrit déjà :
Nous nous créons des idées et des mythes pour dissimuler cette idée désolante, cette question sans réponse, le fait de ne pas avoir de but dans la vie ; voilà pourquoi nous avons inventé les religions, les êtres supérieurs : pour justifier notre existence. La solitude qui nous guette, qui nous assassine, pousse les foules au désespoir, parfois jusqu’au suicide.
Ce qui n’a pas de nom, c’est la détresse d’une mère à jamais orpheline de son enfant, pour autant qu’on puisse ainsi renverser l’ordre et le sens des mots. Ce qui n’a pas de nom c’est aussi la schizophrénie qui a tué Daniel, une pathologie que personne n’ose nommer, que ce soit les proches qui la redoutent, le malade qui peine à la combattre et y replonge régulièrement, et les psychiatres, trop lointains ou trop sûrs d’eux, qui échouent à la guérir. « Je ne vais pas prononcer le nom de cette maladie, pense le médecin, parce que je ne veux pas cataloguer [le patient], le condamner ou lui faire perdre espoir et le plonger dans la dépression ». Un mot et une pathologie qui font courir le risque au malade d’être mis à l’écart, de lui-même et du monde. Le suicide, enfin, ultime échappée du patient, est le dernier mot qu’on n’ose prononcer, par hypocrisie sociale et religieuse, comme s’il s’agissait de « parler d’un délit ou d’un péché ».
Après la mort de son fils, Piedad Bonnett ne s’est pas contentée d’accepter cette disparition comme l’ont fait les proches et le reste de la famille. « La faute à sa maladie, disent-ils ». Elle a voulu réfléchir, trouver un peu de lumière dans sa nuit d’incompréhension et de douleur. « J’aimerais tant savoir combien de temps a duré son hésitation, de quelle magnitude a été sa souffrance, quels choix il a évalués, à quel moment l’étau s’est définitivement resserré. […] Entrevoir l’ampleur de sa délivrance lui a peut-être donné une paix intérieure momentanée, le courage de s’abandonner et d’abandonner le monde ».
Elle fait alors appel à des textes d’écrivains et de scientifiques qui ont écrit et témoigné sur les pathologies psychiatriques, sur le suicide et sur la mort. Pour appuyer sa réflexion, elle relit Michael Greenberg, Imre Kertész, Ann Weiss, Julian Barnes, Norbert Elias, Gottfried Benn, Sylvia Plath, Javier Marías, Vladimir Nabokov, Joan Didion. L’écriture du livre se tisse alors de citations et d’émotions partagées qui tendent à lui rendre la mort de son fils moins insupportable. Piedad Bonnett rappelle les mots de Juan José Millas :
L’écriture cautérise les blessures au moment même où elle les ouvre.
Les citations se succèdent, mais elle seule, Piedad, au bord du néant, achève son court récit en prononçant les mots les plus forts qui font monter les larmes : « Dani, mon Dani adoré. Tu m’as demandé un jour si je t’aiderais à aller jusqu’au bout. Je ne te l’ai pas dit à voix haute, mais je l’ai pensé mille fois : oui, je t’aiderais sans hésiter, si cela pouvait t’épargner cette souffrance immense. Mais, tu vois, je n’ai rien pu faire. Par ce livre, j’ai tenté de donner un sens à ta vie, à ta mort et à mon chagrin. D’autres que moi érigent des statues, gravent des pierres tombales. J’ai voulu te mettre au monde une seconde fois, dans la même douleur que la première, pour te permettre de vivre encore un peu, de ne pas disparaître de nos mémoires. Et je t’ai fait renaître avec des mots, parce qu’eux seuls sont assez souples pour ne jamais parler de la même voix, ne pas figer comme la pierre, ne jamais être tombeau. Ils sont tout le sang que je peux te donner et me donner ».
Un livre inoubliable.
Ce qui n’a pas de nom un roman de Piedad BONNETT aux Éditions Métailié. Publication : 07/09/2017. Nombre de pages : 136. ISBN : 979-10-226-0699-8. Prix : 17 €
Titre original : Lo que no tiene nombre
Langue originale : Espagnol (Colombie)
Traduit par : Amandine Py
*À noter que l’éditeur hispanophone, Alfaguara, a publié le texte original de Piedad Bonnett, Lo que no tiene nombre, en illustrant la couverture du livre d’un bel autoportrait du fils disparu tiré de son blog ici.
Piedad Bonnett est née à Amalfi, en Colombie. Elle enseigne la littérature à l’université des Andes, à Bogotá. Poète reconnue, elle a obtenu de nombreux prix et a été traduite dans plusieurs langues. Elle a aussi écrit plusieurs romans et pièces de théâtre.