Les grandes figures européennes sont un des fils rouges de la littérature de Mario Vargas Llosa qui fait volontiers revivre les grands personnages du Vieux Continent, qu’ils soient politiques, littéraires ou artistiques. Il le prouva une fois de plus avec Roger Casement, cet Irlandais anticolonialiste dont il déroula la vie et les combats dans son livre Le Rêve du Celte (en espagnol « El sueño del Celta » paru en 2010). En littérature, le pays qui a toujours fasciné Mario Vargas Llosa reste la France. Et l’astre qui a toujours guidé ses pas s’appelle Gustave Flaubert.
Cet attachement à la France, Mario Vargas Llosa le doit à ses années parisiennes quand il travailla à Paris, dans les années soixante, pour alimenter en particulier les programmes de l’ORTF en direction de l’Amérique latine. Notre homme, Péruvien d’origine, puis naturalisé espagnol et enfin résident madrilène, a toujours souligné, comme beaucoup d’autres écrivains latino-américains, l’influence décisive de l’Europe sur son œuvre. Et l’importance particulière de Don Quichotte – pour conserver ma langue, aime-t-il à dire -, d’Ulysse de James Joyce et de Victor Hugo, auquel il a consacré un livre La tentation de l’impossible. Mais l’écrivain européen, et français en particulier, qui eut sans doute la plus grande empreinte sur ses romans fut Gustave Flaubert, auquel il consacra également un livre L’orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, une passion réaffirmée dans son beau discours de réception à l’Académie française quand il eut l’honneur d’être élu sous la Coupole en 2010. « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux », écrivait Flaubert, depuis Croisset, à Mademoiselle Le Royer de Chantepie, jeune amie qui se consacra à l’écriture avec les encouragements de son glorieux mentor.
Cet attachement, Mario le réaffirma dans son discours de réception à l’Académie française en 2010 : « Je voudrais […] dire comment le solitaire de Croisset m’a aidé à devenir l’écrivain que je suis. Le soir même de mon arrivée à Paris, en 1959, comme je l’ai dit, j’ai acheté un exemplaire de Madame Bovary à « La Joie de Lire », une librairie que je trouvais sympathique parce qu’on ne dénonçait jamais les voleurs de ses livres, ce qui explique qu’elle finirait par faire faillite. Je me rappelle aussi cette soirée à l’hôtel Wetter, au Quartier latin, où je logeais, et ce couple qui devint ami, les La Croix, comme un rêve dont je ne me suis jamais réveillé. Ébloui par l’élégance et la précision de l’écriture de Flaubert, je l’ai lu et relu en entier, de bout en bout, je veux dire que j’ai étudié ses romans et ses contes ainsi que sa correspondance, et j’ai fait le voyage à Croisset en déposant des fleurs sur sa tombe, pour le remercier de tout ce qu’il avait fait pour moi et pour le roman moderne.
Flaubert est un immense écrivain, peut-être le plus important du XIXe siècle européen, ou du moins français, autrement dit mondial. Et son importance ne tient pas seulement à ses admirables romans – Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, principalement –, mais à ses contributions à la structure du roman moderne, qu’il fonde d’une certaine manière, en aidant en chemin des écrivains adolescents – comme je le fus quand je l’ai lu pour la première fois – à découvrir leur véritable personnalité.
Je ne suis pas tout à fait sûr que Flaubert ait été pleinement conscient de la révolution qu’il nous a léguée avec son œuvre. Mais plus que les lectures à voix haute de chaque phrase – chaque mot – qu’il écrivait sur ce bout de terre qui existe encore et qu’il baptisa du nom de Gueuloir, ce qui me paraît important c’est l’invention du narrateur anonyme, ce Dieu – comme il le nomme – sur lequel se fonde le roman de nos jours. Ce narrateur invisible a permis de supprimer une foule de personnages qui encombraient le roman classique et qui étaient là simplement pour feindre qu’ils étaient les auteurs d’une histoire. Et il a permis au roman moderne de les sacrifier sans état d’âme – leur remplacement couvrant, dès lors, toutes les étapes du roman – et de faire un bond en avant qui a servi à tout le monde –, que le sachent ou l’ignorent les écrivains qui écrivent des romans. Nous lui devons tous quelque chose, et sans doute plus encore. Il fut une découverte peut-être plus importante que les recherches et acrobaties formelles de Joyce dans son Ulysse, qui ouvrit les portes de la modernité à la littérature. Mais je le répète, Flaubert ne fut pas tout à fait conscient de cette révolution qu’il mit en œuvre dans les cinq ans où il travailla à Madame Bovary, en s’inventant une longue maladie afin d’apaiser son bon chirurgien de père qui aspirait, bien sûr, à diriger son fils vers une profession libérale.
Personne n’a conçu la littérature avec autant de rigueur et de dévouement. Et personne n’a écrit, comme lui, avec semblable patience et cette recherche obsédante d’un style parfait. Jusqu’à ce qu’à la fin, à travers ces deux copistes qui le représentent, Bouvard et Pécuchet, il se consacrât à écrire tout ce qui pouvait être écrit, entreprise impossible et délirante, condamnée à l’échec, bien entendu, mais un échec qui est à la taille des dieux, ou du moins relève de quelques dieux besogneux ».
Pierre Assouline rappelle, lui aussi, la passion singulière de Mario pour Flaubert : « Quelques temps après, j’eus l’occasion de suivre Mario Vargas Llosa à Stockholm pour la réception de son prix Nobel de littérature. Comme il est d’usage, la cérémonie fut précédée par une conférence de presse dans une salle de l’Académie suédoise. Bien qu’elle se déroulât en anglais, je tins à poser ma question en français : « A la veille d’être couronné, vers qui vont vos pensées : quelqu’un de la famille, un ami, un écrivain ?.. ». Soudain son visage se fendit d’un large sourire et il prit un plaisir évident à répondre en français : « À Flaubert, bien sûr ! Sans lui…. Pas seulement pour Madame Bovary et pour le reste mais aussi pour l’exemple, le modèle. Il m’a appris que lorsqu’on n’a pas reçu le talent de manière innée, qu’on n’est pas spécialement doué, il faut se construire soi-même son propre talent par la discipline, la persévérance, la patience, l’autocritique. Il faut être têtu comme Flaubert quand on n’a pas de talent naturel. Lorsqu’il a commencé il en était dépourvu. Il a été un fanatique du travail. Et ce fut déterminant dans ma vocation d’écrivain. J’ai persisté et si j’en suis là, c’est grâce à son exemple..»
Quand Albert Bensoussan, éditeur en 2002 d’un Cahier de l’Herne spécial, lui-même « voix traduisante » et « double de l’auteur », ami de longue date de l’écrivain, a été interviewé au moment de l’attribution du Nobel, il a souligné aussi cette influence : « Mario a été très marqué par Flaubert, par la façon dont ce denier structurait son récit. Il connaît parfaitement bien l’œuvre de Flaubert et a été influencé par sa correspondance dans laquelle l’écrivain expliquait comment chaque élément de la vie pouvait constituer un élément narratif. Dans « La Tante Julia et le scribouillard », par exemple, il paraphrase directement un passage de Madame Bovary. On retrouve effectivement des procédés narratifs flaubertiens – discours parodiques, satire des bureaucrates, récits épiques…- et dans La Conversation dans la Catedral, Pantaleón et les visiteuses, La Guerre de la fin du monde, Le Paradis un peu plus loin, autant de romans nourris de L’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet ou Salammbô.
L’Orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, de Mario Vargas Llosa, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, coll. Du monde entier, 1978, prix 21 euros.
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Brillante idée que celle de mettre en avant le lien entre ces deux immenses auteurs! Fine analyse de surcroît! Bravo!