La première en France de la création 7 Pleasures de Mette Ingvartsen s’est tenue à Mettre en Scène au TNB les 12,13 et 14 novembre 205. Avec un dispositif scénique bien différent de sa précédente pièce (69 positions) et en compagnie de 12 danseurs, la danseuse et chorégraphe danoise explore de nouveau la représentation de la nudité, mais en changeant son angle d’approche, la manière de déshabiller son objet de réflexion…
(Les propos de Mette Ingvartsen ont été recueillis avant les attentats de Paris du vendredi 13 novembre 2015.)
ENTREZ DANS LA DANSE …
Unidivers : La structure de 7 Pleasures présente une dimension onirique.
Mette Ingvartsen : En fait, j’ai pensé la pièce comme une juxtaposition de partie très fragmentées. J’ai travaillé 7 Pleasures de façon à ce que chaque partie découle de la précédente, par phase. Cet enchainement de séquences suit une logique physique. Par exemple avant d’arriver à la séquence des corps en secousses, il faut passer par une séquence plus douce où les corps sont presque comme une matière fluide. Une matière fluide particulière, technologique, qui peut se mouvoir en hauteur. Les danseurs dans cet état de corps montent sur la table, le sofa, etc. Ils dépassent le côté organique de cette matière. Les danseurs passent d’une phase à l’autre, par des images, et d’une certaine manière, par des histoires très différentes qui sont relatées en séquences et, du coup, cela crée un rapport, des ponts dans la pièce. Le spectateur relie ainsi la première scène à la dernière, le rythme des secousses du début au rythme des voix des danseurs à la fin de la pièce.
Les objets occupent un place centrale dans 7 Pleasures. Comment les avez-vous choisis ?
Nous ne nous sommes pas du tout intéressés aux sex-toys. Ça n’est pas du tout notre objet de recherche. J’ai demandé aux danseurs d’apporter des objets qu’ils trouvaient intéressants. Peu à peu, prendre soin des objets est devenu une notion importante dans le travail et notre intérêt s’est de plus en plus tourné vers les objets domestiques : une table, un sofa, des lampes mais aussi un tuyau d’arrosage, une corde. Notre questionnement s’est orienté vers notre rapport à ces objets de la vie quotidienne. Nous avons imaginé ce rapport en envisageant les objets comme ressentant du désir, ayant des sensations lorsque l’on est contact avec eux. Quel plaisir pourrait ressentir un objet ? C’est évidemment de l’ordre de l’imaginaire mais cela modifie énormément les mouvements des danseurs d’imaginer que de toucher un objet puisse procurer du plaisir à celui-ci. Et l’on s’est interrogé sur ces modifications, comment l’on ressent son propre corps avec cette idée-là. Comment notre compréhension même de notre corps en est métamorphosée. Nous sommes partis de ces interrogations que chacun peut élargir en pensant à l’impact dans nos vies des smartphones, des ordinateurs auxquels nous sommes physiquement et quotidiennement collés. Ces objets transforment notre manière d’être ensemble, socialement car nous sommes en permanence connectés avec le reste du monde et avec des personnes à l’autre bout du monde. Nos sensations et nos subjectivités en sont changées. Nous n’avons pas intégré d’objets électroniques, car les gestes qui les accompagnent sont très répétitifs. Les objets domestiques peuvent générer les mêmes questions.
Les objets choisis sont tous industriels à l’exception d’une plante verte qui est un objet organique.
Oui, les interactions avec une plante sont bien sûr très différentes. La plante sécrète des substances, elle est naturellement affectée par le traitement que les danseurs lui réservent. Certains danseurs sont allergiques aux plantes. Et lorsqu’un danseur secoue une table, cela n’altère pas la table. Pour la plante c’est plus délicat. Le soin à apporter impérativement à la plante modifie les gestes du danseur.
Dans 69 Positions, lorsque vous ôtiez vos vêtements, on pensait à Parade and Changes. Dans cette pièce des années 60, Anna Halprin invitait le spectateur à prendre conscience du respect dû au corps des danseurs. Dans 7 pleasures ?
Pour 7 Pleasures, nous avons travaillé différemment. Les danseurs regardent l’espace, le désirent, le sexualisent et ôtent leurs vêtements avec cette charge-là. Ils imaginent également que l’espace les regarde en retour. Le déshabillage est ainsi transformé, stylisé. Le travail avec les objets est central dans la pièce et les vêtements des danseurs sont des objets. Ces vêtements sont eux aussi un pont qui permet au spectateur de relier le début de la pièce à la partie finale dans laquelle les danseurs sont habillés. Les vêtements deviennent des objets qui permettent aux danseurs de manipuler d’autres corps, ou de donner du plaisir à d’autres corps.
7 Pleasures est une pièce très écrite. Les danseurs ont-ils une marge d’improvisation ?
Oui, par exemple, dans la première scène, les danseurs pratiquent une certaine qualité de mouvement : la viscosité. L’image a été travaillée, elle a une dynamique précise, écrite. Les danseurs réinvestissent cette image en suivant la logique de leurs sensations alors qu’ils retraversent l’image. Selon leur ressenti, ils varient l’intensité d’une action, la manière dont elle se déplie.
La notion de corps politique est à nouveau centrale.
7 Pleasures traite des comportements physiques, sociaux et politiques, des mouvements que l’on pratique dans la vie quotidienne. Comment peut-on transformer la représentation de ces mouvements ? Le sexe est une de ces pratiques de la vie de tous les jours où les structures de notre société se déplient. Comment représente-t-on cette pratique et comment peut-on transformer cette représentation ? À la fin de la pièce, j’ai travaillé avec les danseurs une scène aux couleurs plus politiques où l’on voit des personnages habillés évoquant des oppresseurs qui contraignent des personnes nues. Cette scène d’oppression se transforme en une pleasure protest (manifestation de revendications au plaisir) avec des danseurs qui brandissent des coussins comme des pancartes. Cela reste pourtant une manifestation très abstraite, pour et peut-être en même temps contrer le plaisir. J’ai voulu, par là, évoquer la question de l’excès de sollicitation de nos corps et de nos désirs par la société. La société sur-stimule notre désir afin que nous consommions plus. Ce désir, comme nous, est surexposé. Dans la pièce, nous ne jugeons pas ce fait. Nous assumons de représenter vraiment ce désir et voyons ce qu’engendre cette représentation et comment elle change notre manière d’être ensemble.
Vous placez parfois le public dans un certain inconfort.
C’est le rapport au public, la subjectivité qui m’intéressent, et comment les danseurs interagissent avec cela. Dans la dernière scène, le public entend les voix des danseurs. Les danseurs projettent la voix comme si elle allait toucher physiquement le public. L’interaction se produit dans l’intime et se trouve appuyée par les regards des danseurs qui plongent leurs yeux dans ceux du public. Ces voix et regards sont expressifs. Ils sont teintés de désir pour les spectateurs. On cherche aussi à toucher les endroits de résistance du spectateur, les zones d’inconfort. J’ai travaillé les endroits de connexions entre les représentations politiques et les représentations sexuelles. Dans les années 60, ces endroits étaient des objets de recherches importantes. Ces interrogations sont redevenues contemporaines avec les Femen, les Pussy Riot et l’artiste Piotr Pavlenski. La nudité, lorsqu’elle investit l’espace publique, est encore aujourd’hui très politique, particulièrement dans les parties du monde où la démocratie est menacée. Avec 7 Pleasures j’explore comment représenter le corps nu dans un spectacle de théâtre, ce qui pose des questions autour de la politique et de la construction de notre subjectivité, de nos sensations et des nos affects.
Si l’on entend les voix des danseurs dans 7 Pleasures, contrairement à 69 Positions, ils ne s’expriment pas avec des mots.
Oui, car je veux montrer avec cette pièce les opérations non verbales sur nos corps que fait la société. Comme elles sont non verbales, ces opérations sont très difficiles à capturer. C’est là que le corps devient contrôlable, manipulable, car l’information passe dans le corps sans analyse possible par le mental avec des mots. Alors faire un spectacle qui fait son opération dans le corps et dans le langage du corps et le transmettre au public me semble très important.
Mette Ingvartsen 7 Pleasures (1H30)
conception et chorégraphie Mette Ingvartsen / avec Sirah Brutmann, Johanna Chemnitz, Katja Dreyer, Elias Girod, Bruno Freire, Dolores Hulan, Ligia Lewis, Danny Neyman, Norbert Pape, Pontus Pettersson, Hagar Tenenbaum, Marie Ursin, remplacement : Ghyslaine Gau / lumière Minna Tiikkainen / Peter Lenaerts avec la musique de Will Guthrie (Breaking Bones & Sanke Eyes) / décor Mette Ingvartsen et Minna Tiikkainen / dramaturgie Bojana Cvejic / assistante chorégraphe Manon Santkin / assistante lumière Nadja Räikkä / directeurs techniques Joachim Hupfer et Nadja Räikkä / régie son Adrien Gentizon / Photo en une : Marc Coudrais / photo de Mette Ingvartsen : Danny Willems