Mourir en direct pour des clics ? Les mukbangs, orgies alimentaires, filmées en Chine

orgie bouffe mukbang

Les mukbangs ou par-delà l’assiette : quand la société du spectacle dévore jusqu’à ses enfants.

Le 14 juillet 2024, Pan Xiaoting, 24 ans, influenceuse chinoise spécialisée dans les vidéos de mukbang — ces performances où des internautes se filment en train d’ingérer des quantités astronomiques de nourriture — s’effondre en pleine diffusion. Son estomac aurait littéralement cédé sous la pression d’un marathon de dix heures et de dix kilos de nourriture : poulet frit, nouilles en sauce, gâteaux au chocolat. Le direct se coupe. La Chine se réveille sous le choc. Mais l’émotion cède vite la place à une interrogation plus vertigineuse : pourquoi tant de jeunes femmes — car ce sont très majoritairement des femmes — acceptent-elles de transformer leur corps en terrain de spectacle morbide ? Et pourquoi des millions de spectateurs les regardent-ils, fascinés, salivants, parfois jusqu’à la nausée ?

Une scène, une solitude

Le mukbang, contraction de meokneun bangsong (« émission où l’on mange ») né en Corée du Sud dans les années 2010, visait initialement à rompre la solitude des repas urbains. En Chine, il prend rapidement une tout autre tournure. Dopés par Douyin (la version chinoise de TikTok), Kuaishou ou Bilibili, les streamers développent une esthétique du grotesque : quantités démesurées, vitesse extrême, mise en scène sonore (slurps, rots, mastication amplifiée), parfois érotisée. Le corps, ici, est un champ de bataille entre désir, dégoût, performance et masochisme.

La diffusion est continue, les revenus sont exponentiels — mais conditionnés à l’engagement. Et pour maintenir ce dernier, il faut toujours manger plus, plus vite, plus salement. Les spectateurs se transforment en commanditaires, incitant à coups de commentaires et de dons : « Avale 10 brochettes d’un coup ! », « Finis ce bol en 30 secondes ! » L’écran n’est plus vitre mais arène.

Un symptôme du capitalisme extrême

Le sociologue Sun Yiyun, chercheur à Pékin, parle d’un « capitalisme de l’intestin » : « Le mukbang n’est qu’une variante spectaculaire d’un système plus large où le corps devient un outil de production, de visibilité, de revenu. On ne vend pas du contenu, on vend de la résistance corporelle, de la souffrance transmise en direct. » Selon lui, ce phénomène prend racine dans un climat social anxiogène où jeunesse frustrée, précarité croissante et quête de reconnaissance se conjuguent.

Car si ces jeunes femmes mangent autant, c’est aussi pour survivre dans une économie de plateformes impitoyable. Les revenus des streamers chinois sont volatiles, taxés, conditionnés à la viralité. Une vidéo sans buzz ne rapporte rien. Et dans un pays où la compétition sociale est féroce — études, logement, emploi, statut familial —, le corps devient un capital à rentabiliser à tout prix.

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Narcissisme sacrificiel et voyeurisme en ligne

Du point de vue psychologique, le phénomène est à la croisée de plusieurs pathologies contemporaines. D’un côté, une forme de narcissisme sacrificiel : le besoin d’être vu·e, aimé·e, validé·e — quitte à se mettre en danger. De l’autre, un voyeurisme alimentaire latent, où les spectateurs transfèrent leurs pulsions (alimentaires, sexuelles, agressives) sur une figure à la fois intime et distante.

La spécialiste des comportements numériques Mei Zhang évoque un « contrat pervers » : « Le spectateur se dédouane de ses propres pulsions en les projetant sur un corps-performeur. Il jouit de ce que l’autre endure. Ce n’est pas très différent de certaines formes de pornographie extrême ou d’automutilation spectacle. »

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L’obsession du contrôle et le désir d’échec

Plus paradoxalement, le mukbang fascine car il inverse les codes de la modernité hygiéniste. Là où la Chine prône la modération, l’ordre, la lutte contre le gaspillage (cf. les campagnes anti-waste influencers lancées par Xi Jinping), ces vidéos exhibent l’excès, la saleté, l’échec corporel. Pan Xiaoting mourant à l’écran, c’est la revanche du corps contre le système, ou peut-être, sa soumission ultime. Dans une société où tout est contrôle — des émotions, des opinions, de la diète, des trajectoires —, voir quelqu’un perdre littéralement les pédales, manger jusqu’à en mourir, c’est aussi un soulagement : une autorisation à ne pas tenir.

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Une censure ambiguë

En réponse à cette dérive, Pékin a lancé en 2022 une série de régulations contre les vidéos de binge eating, au nom de la lutte contre le gaspillage alimentaire. Les plateformes sont tenues de supprimer les contenus jugés « extrêmes ». Pourtant, deux ans plus tard, le genre est reparti à la hausse, contournant la censure par des métadonnées camouflées ou des diffusions cryptées. Le paradoxe est cruel : les autorités interdisent le spectacle, mais tolèrent l’économie qui le génère. Et les jeunes continuent de mourir à petit feu — ou en direct, comme Pan Xiaoting.

Qui regarde, et pourquoi ?

L’histoire de Pan Xiaoting n’est pas une anecdote sordide. Elle est le miroir d’un monde où la faim n’est plus biologique, mais symbolique ; où l’on mange pour exister, se montrer, se sentir appartenir. Et où l’audience, à force de cliquer, devient complice silencieuse d’un système qui dévore ses enfants à l’heure du déjeuner.

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Que se passe-t-il dans le corps lors d’une orgie alimentaire extrême ?

Au-delà de 4–5 kg d’aliments ingérés en peu de temps, l’estomac — organe musculaire pourtant très extensible — peut céder. Vomissements en jet, perforation gastrique, œdème cérébral lié aux déséquilibres ioniques, arrêt cardiaque… La mort peut être foudroyante. Le cas Pan Xiaoting révèle une rupture d’estomac avec hémorragie interne. Un destin tragique, mais évitable.

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !