Patti Smith : auteur, chanteuse, musicienne, poète, photographe ou encore peintre ? Cette artiste américaine, à bientôt 70 ans, continue de surprendre par la qualité de son travail. Ce dilettantisme s’impose de manière cohérente et fonde, par l’esthétique, une éthique singulière. Un art de vivre, en somme. Avec son dernier ouvrage, M Train, paru aux éditions Gallimard, le lecteur s’éclipse avec elle dans des mémoires rattrapés par le présent et la contemplation.
Comme son aîné, Bob Dylan, Patricia Lee Smith se pose en mémoire vivante de la contre-culture américaine de la deuxième moitié du XXe siècle. Patti Smith, c’est du rock, du punk, mais aussi et surtout de la poésie. Remonter avec elle le cours de son existence, c’est se plaire à croiser les membres de la Beat Generation, comme Allen Ginsberg ou William S. Burroughs, le photographe Robert Mapplethorpe, John Cale du Velvet Underground… et son grand amour, Fred « Sonic » Smith, le guitariste de MC5. Elle tient d’ailleurs, avec son album Twelve, sorti en 2007, à rendre hommage à de grands chanteurs ou musiciens anglo-saxons, notamment à Nirvana, Jimi Hendrix ou The Doors. Le public et la critique ont salué le premier volume des Chroniques de Bob Dylan sorti en 2004. Patti Smith partage avec lui, outre la participation active à la vie artistique et intellectuelle de leur temps, cette capacité de renouvellement en dehors des sentiers battus de la nostalgie. Son récit autobiographique Just Kids avait remporté en 2010 la plus prestigieuse récompense littéraire des États-Unis : le National Book Award. Patti Smith l’écrivaine n’est pas née : elle l’a simplement toujours été.
M Train pourrait être la suite de Just Kids. Si le premier parlait de l’enfance et de la jeunesse de l’artiste, ce dernier ouvrage s’écrit au présent. Patti Smith entraîne le lecteur avec elle sur les lieux qu’elle fréquente, à New York ou tout autour du globe. Entre la routine et le transport, on s’arrête ou l’on marche dans ses pas, au café ʼIno de Greenwich Village, à Berlin, Tokyo ou Paris, sur les tombes de Genet, de Mishima ou dans la maison de Frida Kahlo. En un sens, ces chapitres pourraient s’apparenter à des mémoires ou des chroniques. Mais le temps du présent est celui des souvenirs, des digressions, des oublis et de la contemplation. La phrase liminaire, qui revient comme un leitmotiv dans le livre, en donne plus ou moins l’indice : « Ce n’est pas facile d’écrire sur rien ». La beauté de M Train consiste surtout à éluder le caractère anecdotique et croustillant de l’autobiographie pour parler du temps et de son œuvre sur le monde et les gens. Ne serait-ce que pour cette raison, Patti Smith est une écrivaine majeure.
Le livre aurait tout aussi bien pu s’appeler Traduit du silence, comme celui de Joë Bousquet. Car M Train est avant tout un roman sur la solitude. Patti Smith alterne entre les voyages et ses habitudes urbaines, se satisfait de pouvoir à loisir boire son café, se promener et nourrir ses chats. Elle chante pour les oiseaux, elle parle avec les objets, elle pense à son mari défunt, Fred « Sonic » Smith. Patti Smith s’interroge sur l’utilisation du temps présent : est-ce encore vivre, que vivre dans la réflexion et les souvenirs ? Elle passe le plus clair de son temps à regarder des séries policières et lire les grands écrivains qu’elle aime. Elle s’accompagne de Genet, de Bolaño, de Mishima, de Murakami, de Rimbaud. Et de W. G. Sebald… S’il est une grande inspiration de M Train, ce serait en toute pertinence l’écrivain allemand d’Austerlitz. On y retrouve un flottement générique propre au nivellement du souvenir, l’alternance du texte et de la photographie, mais surtout cette « stéréométrie des temps » dont parlait Sebald. Le plaisir sidérant de ces littératures consiste à suggérer, subtilement, que nous sommes traversés par des lignes de temps superposées.
La prose n’a pas l’érudition d’un Sebald, mais elle gagne, par contre, en sensibilité. C’est avec beaucoup de sincérité dans l’écriture que Patti Smith sous-entend la solitude, le deuil, la peur, mais aussi, de manière lumineuse, la joie que procurent les plaisirs du quotidien. Joseph Joubert disait : « ll y a des pensées qui n’ont pas besoin de corps, de forme, de miroir, d’expression, etc. Il suffit, pour les montrer ou les faire entendre, de les désigner vaguement et de les faire bruire – au premier mot, on les entend, on les voit ». Dans l’écriture de Patti Smith, le détail prend une transparence éloquente. On voit ce qu’elle veut dire. Des livres comme M Train, par leur simplicité finalement complexe, sonnent comme des viatiques. Elle qui aime la compagnie des écrivains comme on aime celle de ses proches amis, elle nous accompagne aussi.
Fred a finalement décroché sa licence de pilote, mais n’a jamais eu les moyens de piloter un avion. J’écrivais sans cesse, mais ne publiais rien. Et pendant tout ce temps nous nous accrochions au concept de l’horloge sans aiguilles. Nous nous acquittions des corvées quotidiennes, la pompe de puisard était entretenue, les sacs de sable empilés, les arbres plantés, les chemises repassées, les ourlets raccommodés, et cependant nous nous réservions le droit d’ignorer les aiguilles qui continuent de tourner. Rétrospectivement, longtemps après sa mort, je me dis que notre mode de vie de l’époque paraît miraculeux, un miracle qui n’a pu être accompli que grâce à la synchronisation silencieuse des rubis et des mécanismes d’un esprit commun. (p. 95).
M train, Patti Smith, éditions Gallimard, avril 2016, 272 pages, 19,50 €
GRAND PRIX HÉROÏNE MADAME FIGARO (ROMAN ÉTRANGER) 2016