La galerie La Chambre Claire de l’université de Rennes 2 accueille jusqu’au 12 janvier 2018 l’exposition du photojournaliste Phil Moore : Kazakhstan, les fantômes du nucléaire. Des clichés à l’aspect post-apocalyptique, et pourtant froidement contemporains qui nous alertent. Qu’elles soient visibles ou insidieuses, les conséquences du nucléaire sont réelles et plusieurs millions de Kazakhs en sont aujourd’hui les victimes.
29 août 1949. L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques fait exploser sa première bombe nucléaire, le « Premier Éclair », dans la région kazakh de Semipalatinsk. Avec ses vingt-deux kilotonnes, l’engin est d’une puissance à peu près comparable à celle de la bombe américaine lâchée sur Nagasaki en août 1945. Quatre ans plus tôt.
Lorsque la nouvelle arrive aux oreilles du président américain Harry Truman , elle déclenche une véritable course au nucléaire entre les deux puissances. L’URSS, refusant de rester sur la touche face aux États-Unis, a fait du Kazakhstan le laboratoire de ses expériences nucléaires. Une zone de 18 500 km2 est déterminée dans la steppe kazakh : le Polygone. En son centre se dresse la ville de Kurchatov, baptisée ainsi en l’honneur du physicien Igor Vasilyevich Kurchatov, le « père » de la bombe atomique soviétique. Abritant le personnel en charge du programme, elle a essentiellement été construite par des prisonniers de guerre. La zone se situe à quelques 150 km à l’ouest de la ville de Semipalatinsk, aujourd’hui appelée Semeï. On y trouve également quelques villages et éleveurs semi-nomades.
Pour le Comité Central du Parti, ainsi que pour Lavrenti Beria, l’homme à la tête du programme nucléaire soviétique, la région est parfaite. Elle est accessible par voie fluviale grâce à la rivière Irtysh, au nord. Et surtout, elle n’est habitée que par une population éparse, silencieuse, appartenant à une ethnie minoritaire.
Entre 1949 et 1986, plus de 456 explosions de puissance variable ébranleront le Polygone. 116 d’entre elles seront effectuées à l’air libre. Les paysans habitants aux abords de la zone ne sont pas prévenus par les autorités. Ils ne sont pas non plus, la plupart du temps, évacués. Pire, certains sont utilisés comme cobayes pour observer les effets des radiations sur une population non protégée. Lorsque le programme prend finalement fin sur les ordres de Mikhaël Gorbatchev, environ un quart des essais atomiques mondiaux ont déjà été effectués dans cette région de 18 500 km2.
Le paysage n’a plus jamais été le même : la steppe kazakh s’est creusée de lacs qui n’ont rien de naturels. Les cratères des explosions, aujourd’hui emplis d’une eau polluée, sont les cicatrices les plus visibles du programme nucléaire soviétique. Mais pas les seules : soixante-huit ans après le début du programme, les radiations affectent encore les populations locales.
Phil Moore est un photojournaliste anglais. Alors qu’il débute sa carrière en 2011, son travail est rapidement reconnu : le travail qu’il effectue en République Démocratique du Congo est exposé au festival de photojournalisme de Perpignan, Visa pour l’Image en 2013. L’année suivante, il fait partie de la sélection du PDN 30 (New and Emerging Photographers to Watch). En 2016, il remporte le Prix Photo de la fondation Yves Rocher, une bourse de 8 000 euros qui lui permet de passer plusieurs mois au Kazakhstan. Les images qu’il rapporte de son séjour dépeignent avec justesse les conséquences du programme nucléaire soviétique sur la population locale.
Selon The Economist, 1,6 million d’individus seraient aujourd’hui contaminés par les radiations résiduelles. En 1997, 49% des nouveaux-nés auraient été affectés de handicaps divers, et 4,7% d’entre-eux seraient décédés avant l’âge de 1 an. Le taux de cancers y serait 2 à 3 fois plus élevé que dans le reste du Kazakhstan, et le niveau de radiation 70 à 400 fois au-dessus de la normale.
Et pourtant, la zone est toujours habitée. Pas le Polygone de Semipalatinsk en lui-même – encore que des débats soient en cours concernant une possible réouverture de la zone à l’agriculture – mais les territoires alentours, dont la ville de Semeï. Ironiquement, la ville accueille également l’Académie d’État de Médecine.
Les radiations ne laissent pas toujours des marques ostensibles. Si la steppe a été marquée de cratères, et si les malformations sont nombreuses, les maladies mentales et les cancers sont plus insidieux. Les clichés de Phil Moore retranscrivent cette réalité avec beaucoup de délicatesse : dans certaines familles, le nucléaire est véritablement un fantôme. Invisible, mais les hantant néanmoins.
L’exposition Kazakhstan : les fantômes du nucléaire est à fois historique et d’actualité. Partager les témoignages de ses familles marquées par les radiations alerte évidemment sur le danger que représente, aujourd’hui encore, le nucléaire. La catastrophe de Fukushima et les essais nucléaires de la Corée du Nord en sont des exemples évidents. Mais les photographies de Phil Moore illustrent également un passé souvent ignoré. Emportées par la course au nucléaire, les grandes puissances n’ont pas hésité à tester leurs premières armes atomiques sur des territoires occupés par des minorités ethniques.
La Chine eut une politique semblable à partir de 1964, sur le site de Lop Nor dans le Xinjiang. La région est par ailleurs habitée par la minorité ouïgour aux fortes revendications indépendantistes. Le bloc de l’ouest ne fait pas exception à la règle. À partir de 1946, les États-Unis mènent plusieurs tests nucléaires sur l’atoll de Bikini, dans l’archipel des îles Marshall. Quant à la France, elle mènera, entre 1960 et 1996, 167 essais nucléaires à Mururoa en Polynésie française. Et ce malgré la présence d’îles habitées à moins de 120 km de distance.