On trouvera dans des romans comme Le Rouge et le Noir, Les Hauts de Hurlevent ou L’amant de Lady Chatterley, sinon ce qu’on y cherche, du moins ce qui va s’accorder au plus près avec l’attente de chacun : donc plus souvent la fable « éternelle » des amours contrariées que celle du plébéien moderne, rebelle… voire enragé.
Pourtant, c’est bien cette dernière figure qu’Alain Brossat va s’attacher à décrire dans son nouvel essai, en revisitant ces « classiques » et quelques autres, et ce point de vue critique permet d’appréhender tout un pan de la littérature moderne.
Loin de cette lecture aseptisée qui cherche à « immuniser » les chefs-d’œuvre littéraires des contaminations du domaine politique (comme si un chef-d’œuvre ne pouvait s’inscrire que dans l’immuable et l’atemporel), l’auteur du Serviteur et son maître (Léo Scheer, 2003) et du Grand dégoût culturel (Seuil, 2008) privilégie pour sa part une lecture explicitement politique. Il ne s’agit en aucun cas de classer les œuvres (roman prolétarien, bourgeois etc.), mais de les rétablir dans leur pleine condition de « politicité ». Ces œuvres ensablées, statufiées, sur lesquelles on a même souvent baillé au collège, Alain Brossat les fait sortir du patrimoine pour retrouver ce qui faisait et fait encore aujourd’hui, pour une bonne part, leur force et leur vitalité.
Le plébéien évoqué par Brossat (Jean-Jacques des Confessions, Julien Sorel, Heathcliff, Mellors…) est une singularité rétive, et, à ce titre, un fauteur de trouble et de désordre. Son activisme tend à saper les fondements prétendument naturels de l’ordre établi. Il est une force en marche dont les talents, souvent éminents, vont se perdre au fil de ses affrontements dramatiques avec l’Histoire et la société. Il est l’ingouvernable, figure dangereuse par excellence, singulièrement dans les sociétés modernes.
Cette figure surgit dans la littérature comme un personnage de la vie renouvelée, foisonnante, en l’aube rayonnante de la modernité, avant de se muer en tout autre chose : un vaincu de l’Histoire, plus ou moins résigné à son sort. Il est le symptôme d’un effondrement – celui, pour aller vite, qui s’est produit entre les promesses des Lumières et les déceptions et désillusions de la modernité.
Les épreuves morales par lesquelles passe le plébéien du fait de ses origines sociales, se recodent chez lui en une sorte de programme politique général – combattre l’injustice, les injustices, par tous les moyens dont il pourra disposer, y compris la violence. L’Histoire lui a donné l’impression que les choses avaient changé, qu’il pouvait trouver sa place dans la société ; mais la guerre à mort des espèces se poursuit, la règle du jeu immémoriale n’a pas changé. Et au final, le plébéien sera toujours sacrifié sur l’autel du rétablissement de l’ordre.
C’est ici un trait distinct de la société moderne qui se dessine : non pas, et même pas du tout, l’institution de l’égalité entre tous, mais le fait que les possibilités d’égalisation y sont infinies. Les possibilités… seulement. L’enjeu de l’égalité peut surgir à chaque instant, sur un mode inopiné plutôt que prévisible… mais l’issue est toujours la même.
À travers la figure du plébéien, c’est donc une contre-histoire de la modernité qui s’écrit. En des temps où abondent les odes au Progrès, les hymnes à la Science, à l’Histoire, à l’Humanité une et indivisible, le plébéien est une figure centrale de la politique moderne, celle de la non-coïncidence entre les réels fondements de l’ordre social et symbolique et les principes sur lesquels est supposé s’établir le régime démocratique. Et le plébéien contemporain est peut-être ce subalterne qui n’a pas le choix, qui doit plier pour échapper au chômage et à la misère… A moins que l’avenir nous montre des plébéiens enfin unis parvenant à faire renaître une politique vive, et composant une force irréductible et riche de toutes les diversités…
Le plébéien enragé : Une contre-histoire de la modernité de Rousseau à Losey
d’Alain Brossat, Le passager clandestin, novembre 2013, 288 pages, 17 €
Extrait
Julien Sorel est littéralement cet atome humain surgi de tout en bas (de l’immémorial fond paysan, encore la grande majorité de l’époque) et qui, littéralement, ne peut rester en place. Pourquoi ? Tout simplement parce que la Révolution a eu lieu et que plus rien ne sera jamais comme avant – Julien a attrapé le virus de l’égalité : il ne croit plus aux ordres et aux États, au « chacun à sa place » (ce que Rancière nomme « la police » – la répartition des places imparties à chacun sur l’échiquier social) de l’Ancien régime : il est un individu qui pense aux conditions de la nouvelle règle : je vous vaux bien ! Et même, selon mes mérites propres, je vous montrerai que je vous surpasse, vous qui n’êtes que des héritiers ou des enrichis. Simplement, ce nouveau système d’évidences, cette nouvelle « règle », ils sont dans la tête de Julien et d’un certain nombre de ses semblables – ils ne sont pas devenus la règle de la composition de l’ordre social : les places sont occupées, aujourd’hui comme hier, non pas spécialement par ceux que leur mérite distingue, mais par ceux qui détiennent les titres et les fortunes. Il y a ce déchirement entre l’inertie de la réalité du présent et ce qui s’est annoncé (avec la Révolution) comme promesse d’un réel autre, tout autre…
L’auteur
Alain Brossat est né en 1946 à Villefranche-sur-Saône.
Professeur émérite au département de philosophie de Paris-8 Saint-Denis depuis 2003, il a aussi été journaliste et traducteur. Ses travaux portent notamment sur la généalogie des violences politiques modernes et contemporaines, les formes et dispositifs de pouvoir, la question de la plèbe. Dans un précédent ouvrage, Le serviteur et son maître. Essai sur le sentiment plébéien (Léo Scheer, 2003), il s’est penché sur la figure solaire du plébéien au temps des Lumières (de Figaro à Jacques le Fataliste). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Pour en finir avec la prison (La fabrique, 2001), Le grand dégoût culturel (Le Seuil, 2008), Tous Coupat Tous Coupables (Lignes, 2009), Autochtone imaginaire, étranger imaginé (Le Souffle, 2012).