Grand Angle. Rhyece O’Neill, portrait d’un électron libre du folk rock australien

D’une certaine façon, la carrière de Rhyece O’Neill peut être vue comme une succession de nouveaux départs artistiques et humains. Après des débuts dans le rock alternatif puis une incursion dans le dub et le dubstep, le songwriter australien a replacé sa musique sous le signe de ses premiers émois artistiques, puisant dans les versants sombres du folk rock et de la country. Suite à deux albums créés au sein du groupe Greta Mob, il s’est lancé dans une carrière solo aujourd’hui pavée de six opus dont Journey To Bunya, sorti le 1er mai 2024 via son label Howlin’ Dingo Records. Une trajectoire sur laquelle il a accepté de revenir à l’occasion de riches entretiens, dont le contenu vous est relaté dans les lignes ci-dessous.

Depuis plusieurs années, Rhyece O’Neill partage sa vie entre le Royaume-Uni, la France, la République Tchèque et l’Espagne. C’est néanmoins en Australie, plus précisément dans la région de Kurnai-Yarram non loin de Victoria, qu’il a vu le jour le 11 mars 1984. Il grandit alors sur les rives du fleuve Murray dans le pays de Yorta Yorta, au sein d’une famille prolétaire qui ne compte aucun musicien professionnels : « Personne n’en faisait même comme passe-temps. Je me souviens seulement que mon oncle avait acheté une guitare acoustique Fender. Quand j’étais plus jeune, je la trouvais très cool. Cet oncle est important dans mon éducation musicale.». Pour autant, la musique n’est pas absente de son foyer et c’est dès sa petite enfance que débute son éducation en la matière : à cette période, il fait la découverte déterminante du répertoire de Bob Dylan, dont ses parents lui diffusaient les premiers morceaux le soir pour l’endormir. Il est également initié au répertoire de grands noms de la country américaine, tels que Kris Kristofferson et Merle Haggard, dont les mots et les mélodies résonnaient lors des veilles de Noël passées chez les O’Neill au coin du feu.

Tout ce répertoire forge l’oreille du jeune Rhyece qui, à la même période, commence à se familiariser au blues via les disques des Rolling Stones, dont sa mère est une véritable fan. C’est pendant les années 1990 que sa vocation musicale se précise un peu plus : nourrissant une obsession pour des groupes tels que Rage Against The Machine, il se découvre également de nouvelles affinités artistiques avec la scène musicale bouillonnante de Sydney : « C’était vraiment une période cool pour un jeune qui commençait la musique […] On avait une émission appelée Rage, qui durait toute la nuit avec des clips vidéos […] C’était de la télévision en direct, donc c’était vraiment enthousiasmant. C’est comme ça que j’ai été initié à l’underground. […] L’Australie était un endroit très cool pour un enfant des années 90. ».

Premiers projets

Enthousiaste face à ce milieu foisonnant, il monte son premier groupe à l’âge de 14 ans, Germ Walfare, dont le style s’inspire alors de celui de Rage Against The Machine. S’il y commence en tant que batteur, il change vite de braquet et prend le micro, rappant ses premières chansons au sein de sa formation. « […] Je me bornais au modèle rock en 4/4. J’étais nul comme batteur. Mais les bases sont importantes, car la batterie m’a donné un bon sens du rythme. Donc quand j’ai commencé à chanter, rythmer et écrire des chansons, j’avais un vrai sens rythmique autant qu’un sens mélodique. Quand j’ai commencé à jouer de la guitare, j’avais le rythme assez rapidement avant d’avoir les idées mélodiques. ».

Quatre ans plus tard, devenu majeur, il déménage à Melbourne où il découvre le blues rural et électrique, à l’écoute des albums d’artistes emblématiques comme John Lee Hooker. Ce contact nouveau avec ce répertoire l’amène à revoir sa propre vision du genre, qu’il considérait jusqu’alors avec beaucoup de circonspection et qui le passionne désormais. Un autre tournant survient au début des années 2000, au moment de sa vingtaine. A cette période, il développe un intérêt pour le dub, suite à sa découverte de King Tubby et de ses apports en termes de production musicale :

« J’ai commencé [en solo] en faisant du dub. J’ai traversé toute une période pendant laquelle j’étais obsédé par la culture sound system jamaïcaine. J’ai lu quelques livres sur la Jamaïque, l’histoire du reggae et du dub… Et j’ai découvert King Tubby, il a eu un impact aussi important que Bob Dylan sur mon lexique musical. Il m’a appris comment produire des disques, comment être ingénieur du son, comment mixer des disques. ».


En prolongement de cette démarche, il assiste dès 2003 à l’émergence et l’effervescence d’un mouvement de musique électronique, alors méconnu du grand public et qui, un peu plus tard, allait connaître un engouement planétaire : « A cette époque, j’ai découvert une communauté musicale du Sud de Londres. Elle n’avait pas vraiment de nom quand j’ai commencé à écouter ce que certaines personnes ont commencé à appeler ‘dubstep’. ». Il écoute alors assidûment les webradios qui fleurissent à Londres et en Europe, dont la programmation l’initie à tout un répertoire émergent dans ces styles électroniques underground. Un foisonnement qui l’incite à créer lui-même son propre projet dans ce registre : Westernsynthetics. Peu après avoir sorti ses premiers titres sous ce pseudonyme, il est répéré par DJ Dusk, animateur d’une émission réputée d’une webradio belge. Séduit par ce qu’il entend, ce dernier contribue à populariser le travail de Rhyece qui, de fil en aiguille, se retrouve à passer ses morceaux et à donner des sets lors des Vault Parties organisées à Sydney à la même période. Au fil des années, le jeune artiste connaît un succès grandissant, qui l’amène à se produire dans des clubs de plus en plus importants aux quatre coins de la planète, notamment lors d’une tournée en Europe.

Retour aux racines électriques

Au bout de quelques années, la lassitude pointe le bout de son nez et c’est après un set à l’Outlook Festival de Tisno, en Croatie, que Rhyece décide de tout abandonner pour repartir de zéro. Au début des années 2010, il renoue avec ses amours musicales plus organiques et fonde tout d’abord Greta Mob à Berlin, en compagnie de plusieurs amis dont Luke Miller. Une formation orientée cette fois-ci vers un style de blues rock australien analogue à des artistes comme Spencer P. Jones ou des groupes tels que les Beasts of Bourbon. La formation s’illustre alors à travers deux albums publiés en 2013 et 2014. Puis cette même année, après une période intense de créativité et de passion, le groupe se disloque dans la douleur, laissant Rhyece à nouveau seul avec lui-même. S’ensuit pour lui une sorte de traversée du désert, quasiment au sens propre comme au figuré. Il met ainsi en pause sa carrière musicale et devient délégué syndical, menant en outre une grève dans le bush et écrivant un roman. C’est à ce moment qu’il fait la rencontre marquante de Karli Jade : très vite, tous deux se retrouvent liés à la fois par un coup de foudre affectif et artistique. Cette idylle amène ainsi Rhyece O’Neill à reprendre le chemin de la création et à renouer avec son activité musicale. Aux côtés de sa nouvelle complice, il forme un nouveau groupe nommé The Narodniks et écrit plusieurs nouvelles chansons. Ces dernières sont réunies au sein d’un premier album intitulé Ubermensch Blues (2017).


Cette même année, le groupe décide de déménager à Melbourne et enregistre l’album Death Of A Gringo. Capté aux studios Soundpark de Northcote près de Victoria, il est conçu en compagnie de l’ingénieur du son Nell Forster et sort l’année suivante sur le label rennais Beast Records. Ce nouvel opus fait aussi l’objet d’une tournée européenne, au cours de laquelle Rhyece O’Neill & The Narodniks foulent notamment la scène du Binic Folks Blues Festival, partageant l’affiche avec l’éminent Kid Congo Powers.


Suite à leur tournée européenne en 2018, les Narodniks se séparent et Rhyece O’Neill se retrouve à nouveau seul aux commandes de son projet. Néanmoins, il maintient le cap et joue dans différents groupes afin de poursuivre son aventure. Ce faisant, il enregistre et publie l’album Los Diablos, créé au début de la tournée précédente et qui conclut le tryptique inauguré avec Übermensch Blues. Une trilogie qui lui a été inspirée par le surréalisme du « Jardin des Délices » de Jérôme Bosch, qu’il a pu admirer auparavant lors d’un passage à Madrid et pour lequel il nourrit une certaine obsession : « C’est un tableau remarquable, il ressemble quasiment au Jardin D’Éden de l’enfer. Je ne savais pas pourquoi je voulais retranscrire ça en son, mais je voulais faire trois albums qui ressemblaient à cette peinture. ». Peu après, il retourne en studio pour mettre en boîte l’intimiste Junk In The Valley. Un opus plus épuré via lequel il revisite plusieurs titres de son répertoire en guitare/voix, accompagné par la violoniste et chanteuse Hannah Jane.

C’est alors que se déclare la pandémie de Covid 19 et le confinement généralisé qui a mis toute la planète sous cloche. Pendant cette période trouble, Rhyece O’Neill traverse toute la côte est de l’Australie, parcourant le pays du Sud de Gibbsland à Cooktown, dans le nord du Queensland. Revenu à Brisbane et privé de ses compagnons de route habituels, il monte une nouvelle formation avec laquelle il entre au Moon Room Studio. En moins d’une semaine, le groupe y enregistre le double album (Not) Stranded, qui sort en 2022. Deux ans plus tard, le songwriter s’illustre aussi par son courage au sein de la Tinny Brigade, qui secourut les sinistrés des inondations qui ont ravagé le comté de Lismore.

En route vers Bunya

En mai 2024, Rhyece O’Neill a dévoilé son l’album Journey To Bunya, publié via son propre label Howlin’ Dingo Records. Pour cette nouvelle création, l’artiste s’est tourné vers le Solar Polar Studio de Queensland tenu par JB Patterson, songwriter qui assure également la production du disque. La captation se fait alors dans des conditions rudimentaires, ce qui confère un grain tout particulier à cet album : « C’est un studio essentiellement acoustique, donc on y a fait la plupart des chansons sur place, ainsi que les overdubs de guitare et quelques voix. ». Quant au visuel ornant la pochette de Journey To Bunya, elle est l’oeuvre de l’artiste Harold Bowen, issu du peuple Guggu Yhimidhirr de Cape York.

D’une manière générale, Journey To Bunya est traversé de cette noirceur lancinante et quasi cathartique, aussi pénétrante que captivante, qui contribue depuis le début au charme de la musique de Rhyece O’Neill. En termes d’atmosphères, ce dernier y retranscrit des ambiances ténébreuses et chargées de tension, mais aussi, par moments, d’autres plus lumineuses (« Yogi Song ») ou exprimant une forme de désespoir plus déguisée. Sur le plan stylistique, les 10 morceaux de Journey To Bunya s’enracinent dans un registre folk rock et country présent dans l’ADN musical de Rhyece O’Neill depuis ses débuts. Plus largement, l’opus présente une riche palette esthétique qui emprunte notamment au bluegrass et à l’old time music (« Murray River Rambler »). En parallèle, on y perçoit également un certain aspect expérimental qui transparaît de façon flagrante dans le morceau final « Road To Damascus », à la portée quasi psychédélique. Tranchant avec le style des autres morceaux, il reflète ici un propos quasi halluciné et cauchemardesque, presque digne d’un script de film de David Lynch. Un réalisateur dont Rhyece O’Neill affirme d’ailleurs être un fan invétéré, parallèlement à d’autres influences aussi déterminantes:

« On peut dire que j’ai été un grand disciple de David Lynch. Mais sa musique et celle qu’il intégrait à ses films m’ont encore plus influencé […]  Concernant ‘Road To Damascus’, je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’elle a été directement influencée par Lynch. Mais maintenant que tu en parles, c’est probablement la chanson la plus cinématique que j’aie jamais écrite, dans son imagerie. Elle est cinématique dans un sens lynchien, elle évoque aussi Wim Wenders, les westerns spaghetti de Sergio Leone, ainsi que les films de John Hillcoat ».


Sur le plan vocal, Rhyce O’Neill puise également dans l’expressivité et les éléments mélodiques du blues, comme sur « Jandamarra » et « Galilee Basin Blues ». Sur d’autres morceaux comme « Yogi Song », il déploie une vocalité caverneuse et profonde, d’une façon proche de Kris Kristofferson ou encore Leonard Cohen. L’imagerie convoquée, quant à elle, s’appuie sur un univers nourri par l’imaginaire et la culture américaine, qui fascinent l’artiste depuis son enfance : « Je ne suis jamais allé en Amérique, mais j’ai beaucoup lu à son sujet. Il y a beaucoup de saloperies liées à leurs frontières, leur histoire, la disparition des autochtones, la ruée vers l’or… En Australie, on a des histoires très similaires sur cet aspect. Ainsi que ce thème du train et du vagabond […] Depuis que je suis enfant, je voulais être un vagabond, voyager à travers le monde, jouer de la musique dans les bars, rencontrer tout un tas de gens, le truc romantique. ». Outre les accents country et blues, cette influence américaine est encore plus saillante à l’écoute d’« In The Bunya Pines », ouvertement inspiré du standard traditionnel « In The Pines (Where Did You Sleep Last Night) » popularisé par Leadbelly et, plus proche de nous, par Nirvana : « Je ne voulais pas en faire une nouvelle reprise, mais la réécrire […] Je ne sais pas qui a écrit la chanson originale, personne ne le sait et il/elle n’est plus là pour me le dire. Je l’ai donc modifiée un peu, en lui donnant un petit contexte australien. Je l’ai rendue plus positive. Je ne voulais pas écrire à propos de quelqu’un assoiffé de vengeance, mais recherchant l’acceptation. »


S’il raconte en partie une histoire d’amour désespérée, le propos de Journey To Bunya aborde aussi certains des conflits et fractures qui ont jalonné l’histoire de l’Australie au cours des XIXe et XXe siècle, notamment le génocide des Aborigènes d’Australie. « Avant les groupes autochtones ou encore Midnight Oil, il n’y avait pas beaucoup de groupes qui parlaient de ce genre de choses. Bien qu’il y ait eu de super chanteurs country autochtones pendant les années 60, 70 et 80, il y en a davantage maintenant dans le milieu mainstream, ce qui est génial. Pourtant, il y a toujours un génocide qui se passe en Australie. La destruction de leur culture, de leur langage, c’est permanent. ». Un contexte ici retranscrit dès les premiers mots de « Jandamarra », puis tout le long du titre « Letter From Captain Thunderbolt To Mary Ann Bugg », interprété avec la musicienne Ruby Gilbert et JB Patterson. Ce morceau est ainsi consacré à la figure de Mary Ann Bugg, compagne autochtone d’un militaire britannique dissident, jadis emprisonné par les colons. Par ailleurs, le songwriter dépeint également les luttes sociales qui ont agité l’histoire australienne depuis ses premiers temps, comme en témoigne sa réécriture de la complainte blues « Which Side Are You On », jadis créée par la poétesse Florence Reece. Dans sa version, il met ici en scène l’horrible dilemme d’un mineur de fond descendant de colon britannique, contraint de devoir briser une grève menée par ses collègues autochtones pour subvenir aux besoins de sa famille. A en croire l’artiste, ce cas de conscience continue de résonner près d’un siècle plus tard, alors que l’extraction du charbon est érigée aujourd’hui encore comme une manne financière dans son pays.

Projets actuels et futurs

Aujourd’hui, Rhyece O’Neill poursuit ses pérégrinations et reste animé d’une créativité bouillonnante, au gré de laquelle il nourrit déjà de riches perspectives. Outre ses derniers albums, il a également écrit deux romans, dont l’un est un récit de voyage/mémoire autour de ses expériences passées dans l’Outback australien pendant la pandémie de Covid-19. Côté musique, l’actualité s’annonce elle aussi florissante : « J’ai commencé à écrire un album avec George Cessna, un songwriter du Colorado et un ami cher. J’ai aussi un autre projet avec Milan Cimfre, en République Tchèque.» Il a également travaillé sur le futur premier album de Šárka Hyklová, artiste tchèque rencontrée ces dernières années et également connue comme peintre et sculptrice. « Elle a écrit une quinzaine de chansons avec moi, j’ai composé la musique de beaucoup d’entre elles. On enregistrera tout ça cette année en Europe. ». Par ailleurs, il sortira très bientôt un autre opus nommé Four Cold Walls, plus ancré dans la country, produit par Dave Nicholls (batteur de Spencer P. Jones) et dont il avait dévoilé le premier single « Sonny Liston’s Blues » le 15 octobre 2023. Avant tout cela, se prépare également une tournée que l’artiste projette de mener prochainement et dont les détails devraient bientôt être connus. A cet égard, on espère déjà son passage en Europe et, plus particulièrement, sur notre sol français. Affaires à suivre de très près…

L’album « Four Cold Walls » de Rhyce O’Neill sortira dans les prochains jours sur le label Howlin’ Dingo Records.

Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.