En liant l’histoire d’une dynastie familiale canadienne à la destruction des forêts primaires au XXe siècle, Michael Christie signe une fresque magistrale et addictive. Un des livres majeurs de la rentrée littéraire.
On peut reconstituer facilement la vie d’un arbre. En regardant ses cernes circulaires on connait son âge, les années de sécheresse, de pluie, les maladies. Une condition cependant : il faut que cet arbre soit mort et son tronc coupé.
« Le bois, c’est du temps capturé. Une carte. Une mémoire cellulaire. Une archive ».
Est-il aussi aisé de connaître la vie d’un homme? Existe-t-il une carte de son existence ? Plus que des cercles concentriques Michael Christie superpose des strates évènementielles pour raconter une dynastie, celle des Greenwood, bâtie sur la destruction des forêts canadiennes : une vertigineuse ascension sociale édifiée sur une vertigineuse destruction de la nature.
Avec une fluidité exceptionnelle il nous dit d’abord la dernière épaisseur, celle de 2038 et il descend au plus bas de la pile : 2008, 1974, 1934, 1908 et lorsque le fond est atteint nous fait remonter comme un plongeur en apnée, seuil par seuil avec de nouvelles révélations à chaque étape. Cette maestria narrative ne serait rien pourtant sans un récit haletant qu’animent des personnages inoubliables.
Sur près de six cents pages, Michael Christie, auteur canadien dont c’est le premier roman traduit en France, décrit le destin de cette famille au cours de l’évolution économique d’un siècle marqué par la grande Dépression, les épisodes climatiques du Dust Bowl et le Grand Dépérissement à venir.
« Frères » adoptés, enfant abandonné et recueilli, misère de la campagne et richesse extrême des industriels pilleurs de richesses naturelles, il y a du Dickens dans la prose de l’écrivain, mais son roman du XXe siècle, écrit au XXIe, ne peut omettre la nature omniprésente qui remplace les descriptions industrielles de l’écrivain anglais. On peut donc donc reconstituer la vie d’un homme, mais encore faut-il de l’écrit, du papier et c’est un livre, une confession écrite qui trace le fil conducteur du récit. Un livre fait de bois, de ce bois qui nous accompagne tout au long de nos existences.
« Moi je rêve surtout d’arbres. Des arbres que j’ai connus. D’autres que je ne connais pas encore. Parfois ils me viennent en aide, parfois ils retombent dessus. Parfois je les plante. Parfois je les coupe. Mais toujours ils sont là. Je crois que si on m’ouvrait la tête, on trouverait un gros ballot de racines toutes emmêlées ».
Cet entrelacement de nos existences parallèles nous rappelle des thèmes abordés dans le fameux Arbre-Monde de Richard Powers, mais Christie par sa dimension romanesque exceptionnelle rend la connivence beaucoup plus simple et proche. C’est ainsi que les arbres au moment de disparaitre diffusent leurs dernières forces à leurs congénères par leurs racines. En est-il de même pour les femmes et les hommes Greenwood ? Les forêts sont pour eux sources de profit, de travail manuel, de mode de vie, d’études universitaires, de refuge affectif, mais aussi de rancoeurs et de haines, de secrets et de trahisons. Leurs racines ne diffusent pas que la vie.
« Que sont les familles, sinon des fictions ? Des histoires qu’on raconte sur certaines personnes pour certaines raisons ? Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l’amour et des mensonges et rien d’autre »
Le style et la traduction sont remarquables. Loin d’un discours narratif purement évènementiel, l’auteur raconte avec un égal talent la levée du jour sur la canopée d’une forêt de pins d’Oregon comme le bouge d’un établissement à opium. On aime Everett, Temple, Jacinda. On déteste Harris, Holtcorp, mais on n’est pas prêt d’oublier ces personnages tant leurs descriptions, leurs comportements nous ramènent aux fondements de la nature humaine. Récit historique, conte philosophique, plaidoyer écologique, réflexion politique, road movie ferroviaire, ce texte aux rebondissements incessants, est tout cela, mais il est avant tout une formidable histoire que l’on ne quitte pas, un bonheur de lecture comme on en fait peu. En fait c’est tout simplement un roman. Un des romans phares de cette rentrée littéraire.