Dans le cadre des États Généraux de l’Alimentation consacrés notamment à la transition écologique de l’agriculture, l’UFC-Que Choisir dresse le bilan catastrophique des conséquences de décennies d’agriculture productiviste sur la ressource aquatique et l’inaction des pouvoirs publics. L’association part en campagne aujourd’hui pour réclamer une réforme en profondeur de la politique de l’eau en France et la stricte application du principe « préleveur-pollueur-payeur », en lançant une pétition à cet effet.
Pollueur-payeur : un principe économique de “vérité des prix”
A l’origine, le principe pollueur-payeur n’est pas fait pour réparer un accident environnemental. Il a été pensé dès les années 1920 par Arthur Cecil Pigou, un économiste libéral, qui réfléchissait sur le prix de revient d’un produit. La fabrication d’un produit a un coût direct pour l’entreprise (matériau, main d’oeuvre, énergie…) mais aussi un coût indirect sous forme de pollution générée par cette fabrication. Or ce coût indirect n’est pas pris en charge par l’entreprise : on parle alors d’externalités négatives de cette production. Pour Pigou, il faut que le prix d’un produit intègre tous ses coûts y compris les externalités négatives pour maintenir la “vérité des prix” et la “concurrence non faussée” chères aux libéraux. Si un produit est fait de manière responsable, avec un processus non polluant, il reviendra plus cher qu’un produit identique fait sans précaution environnementale. Pour que les prix soient vrais et la concurrence juste entre les deux produits, il faut donc faire payer au deuxième producteur le prix de la pollution qu’il a causée en faisant son produit. C’est le principe pollueur-payeur. Il ne vient donc pas d’un écologiste illuminé, d’un quelconque khmer vert mais d’un économiste libéral classique qui ne parle pas d’environnement mais de “vérité des prix” et de “concurrence non faussée”.
Pollueur-payeur et gestion de l’eau.
Ce principe pollueur-payeur s’est développé en France en 1964 à propos de la gestion de l’eau. L’idée est la suivante : tous ceux qui utilisent de l’eau l’altèrent et la polluent. Il est donc normal qu’ils contribuent à sa dépollution en fonction de la quantité d’eau altérée c’est-à-dire consommée. Ainsi une redevance sur l’eau est appliquée à chaque mètre cube d’eau consommée. Cette redevance collectée par les distributeurs d’eau sert ensuite à financer les agences de l’eau qui vont gérer la ressource : analyse et étude des pollutions, actions de limitation à la source des pollutions, épuration et assainissement. Cette redevance sur l’eau reprend bien la logique pigouvienne de vérité des prix. Le vrai prix d’une eau potable est celui du petit cycle de l’eau : captage, analyses et potabilisation, distribution, consommation, puis assainissement et épuration avant un retour à la nature dans un état proche de l’initial.
Aujourd’hui : flou, iniquité, désastre
Alors qu’en 2005 dans le cadre de sa campagne ‘Eau, réconciliation 2015’, l’UFC-Que Choisir dénonçait déjà la progression inquiétante des pollutions des ressources aquatiques et le caractère inéquitable des taxes renchérissant le prix de l’eau potable, force est de constater que le bilan environnemental et économique de la politique de l’eau en France, loin de s’améliorer, est encore plus désastreux.
• 5 milliards de m3 d’eau sont prélevés chaque année en France pour les besoins de l’agriculture. La part la plus importante (60 %) de l’eau prélevée est consacrée à l’irrigation. Cette consommation varie d’une année sur l’autre, en fonction des conditions météorologiques et du type de cultures à irriguer. Les différentes cultures sont en effet plus ou moins consommatrices d’eau. Il faut par exemple : 25 litres d’eau pour produire 1 kg de salade, 100 litres d’eau pour produire 1 kg de pommes de terre, 400 litres d’eau pour produire 1 kg de maïs, 1 500 litres d’eau pour produire 1 kg de blé.
• Le maïs est une des plantes les plus cultivées en France. A l’origine c’est une céréale exotique, très gourmande en eau. Le maïs doit en plus être arrosé pendant sa période de floraison, en plein été ! Près de la moitié de l’eau utilisée en France l’est pour l’irrigation du maïs. Et cette production ne cesse d’augmenter car le maïs ainsi produit est principalement utilisé pour nourrir le bétail. On estime ainsi que 13 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 kg de boeuf.
• Une eau plus rare et polluée : les pesticides sont désormais massivement présents et dépassent la norme définie pour l’eau potable, dans les cours d’eau de la moitié du territoire français et dans le tiers des nappes phréatiques ! S’agissant des nitrates, la proportion des nappes phréatiques fortement contaminées (plus de 40 mg/l) a augmenté de moitié entre 1996 et le début des années 2010, avec comme conséquence que 43 % des nappes désormais dépassent la valeur guide européenne. Par ailleurs, au-delà du changement climatique, comment ne pas épingler la responsabilité de l’agriculture intensive quant à la pression quantitative sur la ressource. En effet, la carte des restrictions d’eau de cet été (84 départements touchés dont 37 en situation de crise) se confond avec celle de l’irrigation intensive.
a. Surfaces agricoles irriguées Restrictions d’eau par département (été 2017)
b. Cartes de l’eau Source : MAAF-2012- IGN Géo Fla 2010 Source : Propluvia août 2017
• Des pratiques agricoles toujours aussi intensives : malgré la multiplication des plans et initiatives volontaires nous promettant une agriculture à la fois intensive et respectueuse de l’environnement, les données fournies par les professionnels eux-mêmes montrent que les quantités d’engrais à l’origine des nitrates n’ont pas baissé en vingt ans et que l’utilisation des pesticides a même augmenté de 18 % en 5 ans. Quant à l’irrigation, elle s’est particulièrement développée dans les zones les plus touchées par les restrictions d’utilisation d’eau : le Sud-Ouest, la Côte Atlantique, le Val de Loire, le Centre, la vallée du Rhône, aggravant encore la pénurie d’eau.
• Les différents dommages causés par l’agriculture intensive bretonne sont un exemple d'”externalités négatives” de l’agriculture conventionnelle : destruction des paysages, des sols, des rivières, du littoral, détérioration du mode de vie des populations, atteintes aux autres activités économiques (tourisme et aquaculture), surcoût à la communauté pour le traitement des eaux, l’évacuation et le traitement des algues, le soutien aux autres activités économiques impactées…
• Les consommateurs victimes du principe « pollué-payeur » : la réparation de ces dommages environnementaux reste très majoritairement financée par les consommateurs qui, par le biais de leur facture d’eau, payent 88 % de la redevance ‘pollutions’ et 70 % de la redevance ‘prélèvement’, soit 1,9 milliard d’euros par an. Quant à l’agriculture, pourtant responsable à elle seule de 70 % des pollutions en pesticides, de 75 % des pollutions en nitrates et de la moitié des consommations nettes en eau, elle ne paie que la plus faible partie de ces sommes (7 % de la redevance ‘pollutions’ et 4 % de la redevance ‘prélèvement’) en violation flagrante du principe ‘préleveur-pollueur-payeur’ ! Cette politique est non seulement pénalisante pour les consommateurs, mais elle n’incite aucunement l’agriculture intensive à modifier ses pratiques.
• La politique de l’eau dictée par les intérêts agricoles : compte tenu du faible nombre de sièges accordés aux ONG, les débats des instances régionales et locales censées définir la politique de l’eau en région (Agences de l’eau, Comités de bassin et Commissions Locales de l’Eau) sont trop souvent conduits en fonction des intérêts agricoles. Ceci explique que dans 60 % à 80 % des cas les actions décidées au sein de ces structures privilégient des mesures palliatives telles que la dépollution des eaux contaminées, sans oser s’attaquer à l’origine de ces pollutions.
• La goutte d’eau de trop, le Projet de Loi de Finance 2018 : l’important budget des agences de l’eau fait saliver l’Etat qui, depuis 2014, réalise chaque année des ponctions présentées comme exceptionnelles. Or, cette pratique risque de se pérenniser et s’aggraver alors que le projet de Loi de finances 2018 prévoit un prélèvement de 300 millions d’euros par an, soit 15 % du budget prévisionnel des agences de l’eau pour des utilisations sans lien direct avec la gestion de l’eau. On est loin du principe fondateur des agences : ‘l’eau paye l’eau’ !
Alors que les exemples étrangers et nationaux montrent qu’il est possible, par une politique de prévention, de limiter les dommages environnementaux pour un coût réduit, l’UFC-Que Choisir se mobilise pour réclamer, notamment dans le cadre des Etats Généraux de l’Alimentation, une réforme urgente de la politique de l’eau et notamment :
– une rénovation en profondeur de la gouvernance dans les agences de l’eau, à défaut la seule voie possible étant d’exiger une reprise en main de cette politique par l’Etat.
– une stricte application du principe « préleveur-pollueur-payeur »,
– la mise en place de véritables mesures de prévention des pollutions agricoles,
– une aide à la reconversion vers des cultures moins consommatrices d’eau et de pesticides,
– l’arrêt des ponctions de l’Etat sur le budget des agences de l’eau.
L’UFC-Que Choisir part aujourd’hui en campagne avec son réseau d’Associations Locales pour faire prendre conscience aux consommateurs de l’état calamiteux de la ressource, afin d’amener les pouvoirs publics à une refonte résolue de la politique de l’eau et une réorientation des priorités au sein des agences de l’eau. À cet effet, l’Association appelle les consommateurs à se mobiliser par le biais de sa pétition ‘Ressource aquatique –STOP à la gabegie !’.