Londres. Matin glacial d’hiver humide. Roland Michel Tremblay m’accueille avec l’affabilité des gens de la Belle Province. L’auteur de la Trilogie québécoise est un mélange de bienveillance nord-américaine et de politesse anglaise. Paris, New York, Los Angeles, Anne Hébert, Nicolas Sirkis, les sujets s’enchainent naturellement. Un long entretien qui nous mènera jusqu’au milieu de l’après-midi.
Votre trilogie commence à Paris au début des années 90, pour finir à Londres une dizaine d’années plus tard. Quelle en est la genèse ?
Comme beaucoup d’auteurs, j’ai commencé très jeune par l’écriture de mon journal. C’est devenu au fil du temps un réflexe tenu par le besoin de comprendre l’existence, d’y trouver ma place. Dans les trois livres, mes arrivées à Paris, New York ou Londres, ne sont effectives qu’au milieu de l’histoire. J’ai enlevé les dates afin de rendre le texte plus intemporel, mais la trilogie commence en décembre 92, alors que je terminais mes études en littérature et philosophie à l’université d’Ottawa, pour s’achever en septembre 2002 à Londres. Sa genèse a été le désir incontrôlable de vivre à Paris, jusqu’à y parvenir.
En fait de trilogie, il s’agit plutôt d’une tétralogie dont le dernier tome : Un québécois à Los Angeles, est encore inédit.
Pour le moment, oui. Mais j’ai matière à une pentalogie et bien davantage. À une époque j’organisais ma vie en fonction de l’intérêt qu’elle aurait à être racontée. C’était aussi le cas pour mes lieux de résidences, tous choisis dans une projection littéraire. Je tenais à vivre intensément afin de me nourrir d’un quotidien suffisamment expressif pour l’écriture. J’étais mon propre matériau. Ensuite, il a fallu développer un style littéraire proche de cette vie, un élan de phrases et de mots qui s’y attache afin de ne pas la trahir et tenir le lecteur. Après Un Québécois à Los Angeles, il y aura peut-être Un Québécois à Westminster, puis j’en aurai fini avec « Le Québécois ».
L’intégral de vos écrits est en accès libre sur votre site. Pourquoi cette diffusion gratuite et universelle malgré une publication classique et payante ?
Précisément parce qu’elle est universelle. Depuis Internet, il suffit de mettre son travail en ligne afin qu’il soit visible dans le monde entier, et pour un auteur il est fondamental d’être lu, même gratuitement. Dans l’intégral de ma publication il y a aussi des textes bruts et non expurgés, chacun lit ce qu’il souhaite et s’il en a envie achète l’édition de son choix : numérique ou Gutenberg. Quelques clics suffisent. Les temps changent et l’époque évolue.
Et ceux qui n’en ont pas les moyens peuvent télécharger gratuitement ?
Ceux qui n’en ont pas les moyens, mais aussi ceux qui ne veulent pas acheter, quelle qu’en soit la raison. C’est aussi ça la liberté d’Internet. Entendu que les versions payantes de mes livres ont la valeur ajoutée d’un travail éditorial qui s’attache à un confort de lecture, à une mise en page plus soignée, une première de couverture, etc.
À propos de couvertures, celles du « Québécois » sont toutes signées du graphiste rennais Sven de Rennes. Est-ce votre choix ou celui de l’éditeur ?
C’est mon éditeur et je considère comme une chance inouïe de bénéficier du talent de Sven de Rennes. Apple a demandé à utiliser l’illustration d’Un Québécois à New York pour sa publicité iBooks, c’est tout dire. Son travail est très connu et apprécié au Québec. Il me semble néanmoins que ce garçon n’est pas prophète en son pays. Quel dommage ! J’invite tout le monde à découvrir ce dont il est capable et j’aimerais beaucoup travailler avec lui sur un projet autre qu’une couverture.
Il n’est pas banal qu’un québécois originaire du Saguenay-Lac-Saint-Jean, vivant à Londres après avoir étudié à Paris, s’intéresse au travail d’un illustrateur breton.
L’ancêtre de tous les Tremblay du Québec vient de Randonnai en Normandie. Je sais, ce n’est pas la Bretagne… Mais ma meilleure amie londonienne possède un pied-à-terre à Dinan où je me rends fréquemment. Avec mon compagnon, nous envisageons acheter une maison près de Rennes. Il est fort possible que je passe mes vieux jours en Bretagne. C’est un très beau pays et je m’y sens chez moi avec mes amis britanniques qui y ont acheté une maison de vieilles pierres.
Vous avez bien connu l’écrivain et poétesse québécoise Anne Hébert (1916-2000), au point d’entretenir une relation épistolaire avec elle. Comment un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence a-t-il réussi à séduire une femme couverte de prix littéraires, d’honneurs et de distinctions ?
C’était en 1994. J’étudiais à la Sorbonne. À l’époque, je pensais tout savoir, tout connaître, j’avais commencé à lire ses livres à Ottawa puis, un jour, lors d’une rencontre avec ses lecteurs dans une librairie du Quartier latin, je l’ai bombardée de questions. Ensuite, son entourage est venu me chercher car elle souhaitait me parler. C’est d’ailleurs elle qui a gardé contact, qui me téléphonait souvent pour que mon copain d’alors et moi-même lui rendions visite chez elle. Nous avons eu de longues conversations dont je rapporte plusieurs extraits dans Un Québécois à New York. J’ai compris plus tard l’intérêt qu’elle me portait en parcourant son dernier livre : Un habit de lumière (1999). Je pense lui en avoir inspiré certaines scènes. L’action se passe à Paris, il s’agit d’une mère et de son fils gay prénommé Miguel ; j’ai acheté le livre sans l’avoir jamais vraiment lu, sans doute par peur de quelque chose. Elle est décédée peu de temps après. En fait, c’est Anne qui m’a séduit. Elle m’a flatté, me confiant être à la recherche du lecteur parfait, quelqu’un qui aurait lu toute son œuvre « bord en bord » afin d’en tirer l’essence. Et pour elle, c’était moi. Depuis, je suis à mon tour à la recherche du lecteur parfait qui lira en deux langues tout ce que j’ai écrit. Peut-être vous, Jérôme. Ou un lecteur/une lectrice de cette interview…
Malgré l’obtention du prix Femina en 1982 pour Les fous de Bassan, Anne Hébert n’est pas très connue en France. Quel souvenir gardez-vous d’elle ?
Nous avions en commun de souhaiter vivre à Paris et y sommes parvenus. Elle est arrivée en France sans autorisation d’y rester et n’a pas voulu prendre le risque de retourner au Québec par crainte de ne pouvoir revenir à Paris. Ça a duré dix ans. Je me suis presque retrouvé dans la même situation, mais j’ai pu demeurer à Londres grâce à l’officialisation de ma relation avec mon ami. Depuis, l’Angleterre est devenue un excellent substitut quand on ne peut vivre en France. Plus concrètement, le souvenir que je garde d’Anne Hébert est celui d’une auteure québécoise vivant dans son petit appartement du Quartier latin où elle a écrit la majorité de son œuvre, réussissant à en vivre en publiant chez un grand éditeur.
A-t-elle eu une influence sur votre écriture ?
Oui, immense. Mais où cette influence commence-t-elle et où se termine-t-elle ? J’ai moi-même de la misère à l’identifier. Après Anne Hébert, j’ai écrit énormément de poésie et j’en écris encore beaucoup. Mon recueil L’Anarchiste est certainement une conséquence directe de ma rencontre avec elle. Vous savez, Anne Hébert, c’est un peu comme Céline Dion. Ce sont des exemples à suivre pour nous, Québécois ; une manière de comprendre qu’il est possible de réussir n’importe où dans le monde, que l’on peut s’éloigner de la maison et y revenir avec la reconnaissance.
Si j’évoque vos échanges avec Anne Hébert, c’est parce qu’à partir de cette expérience vous avez tenté un nouveau format littéraire. Il s’agissait d’écrire à une personne choisie au hasard, qu’elle réponde ou pas, qu’elle lise ou non vos échanges, peu importait, vous continuiez à lui écrire et, parmi les anonymes il y avait deux célébrités : Nicolas Sirkis d’Indochine, et l’acteur Wil Wheaton. Comment ont-ils pris l’exercice et s’y sont-ils prêtés ?
Mes premiers échanges avec Anne Hébert étaient de visu. Nous avons conversé par courriers ensuite, et bien que mes lettres fussent longues, les siennes étaient somme toute laconiques. À cette époque, elle avait déjà beaucoup de misère à écrire. C’était en 1997, elle travaillait sur son recueil Poèmes pour la main gauche, et ses lettres étaient également écrites de la main gauche. Leurs scans sont sur mon site. Ensuite, j’ai effectivement écrit plusieurs longues lettres à Nicolas Sirkis et Wil Wheaton. Si, au départ, l’idée relevait d’un travail construit, en fin de compte il s’est agi d’un entrainement à l’écriture. Je n’ai jamais reçu de réponse. Ni de l’un, ni de l’autre. Je n’en attendais d’ailleurs aucune. C’était un prétexte pour, une fois encore, écrire sur ma vie et la leur : deux existences qui ont marqué ma jeunesse. Les textes qui en sont tirés, On a Drunken Night pour Sirkis, et Letters to Mycroft pour Wil Wheaton, sont en ligne sur mes sites, désormais accessibles à ceux qui n’en sont pas les destinataires.
Dans ce projet on retrouve aussi l’esprit du travail de Ray Johnson et des « artistes de correspondances », dont une des ramifications est le Mail Art.
J’ignorais l’existence de ce mouvement, mais il semble intéressant.
Votre propos visait-il à court-circuiter l’idée de la littérature en tenant à distance les règles et repères qui la font ?
Pas du tout. J’ai commencé à leur écrire un soir ou une nuit, et j’ai continué. Le but était d’élargir mon horizon en travaillant tous les genres possibles. Le genre épistolaire en était un parmi d’autres.
Au-delà de la trilogie qui est votre travail le plus accessible, vous avez aussi publié des romans mystiques comme Denfert-Rochereau, ou des essais philosophico-canado-tremblo-on-ne-sait-pas-trop comment les définir, comme L’Éclectisme ou Destructivism. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
Denfert-Rochereau est né du sentiment de n’avoir pas encore écrit un véritable roman. J’avais vingt ans et déjà une douzaine de livres à mon actif. M’inspirant de ma propre histoire et des lieux où j’avais vécu, j’ai commencé à développer une version romanesque de la trilogie du Québécois dans le monde…
L’Éclectisme est un travail philosophique écrit dans l’urgence d’une vie que je pensais devoir être courte. Il fallait qu’il existe avant que je disparaisse. Un tel livre serait impossible à écrire aujourd’hui. C’est un « l’un dans l’autre » : une remise en cause philosophique de la philosophie. Il est devenu ma « pesée qualitative », et je juge désormais tous mes écrits à l’aune de celui-là. Personne ne devrait se permettre d’expliquer à un auteur comment écrire. Un style se développe avec le temps, et s’il permet de raconter des choses qui intéressent les autres, tant mieux ; sinon, tant pis. Je revendique la liberté absolue, équivalente à celle que l’on accorde aux peintres et aux poètes.
L’Éclectisme est en français et sa suite, Destructivism, en anglais. À quoi tient votre choix d’écrire dans une langue ou l’autre ?
Certains imaginent qu’écrire en anglais est un calcul marketing afin de gagner des lecteurs. Ils se trompent. Je suis Québécois, mais je vis à Londres depuis vingt ans. Je pense, rêve, réfléchis désormais en anglais, qui est une langue plus vive et plus sémillante que le français. En anglais, les mots s’emboitent rapidement, le clavier fume.
En français, votre travail dégage une facilité d’écriture en opposition avec celle de dire les choses, alors qu’en anglais c’est l’inverse : le propos semble maitrisé, mais plus difficile à exprimer.
J’ai une opinion différente. Il me semble être à équivalence de fond et de forme dans les deux langues. Je me sens autant à l’aise avec l’une que l’autre. Mais je vais être franc, toutes ces analyses m’indiffèrent… (Soupir) Écrire c’est faire ce que l’on peut sans jamais s’arrêter. Voilà un conseil à donner à tous les jeunes auteurs.
Un auteur c’est une plume, et une plume un style. Le vôtre ressemble à une déconstruction explosive. On a le sentiment que tout est jeté en vrac avec ce que ça implique de répétitions, de lourdeurs, d’accros, alors que pour conduire une telle rugosité il faut immanquablement tenir les contours d’une main de maître. Êtes-vous d’accord avec ça ?
Je mérite cette question, mais uniquement à propos de certains livres car j’ai travaillé plusieurs formats, styles et genres. Mais oui, d’une certaine manière, je suis d’accord. Si c’est la définition de mon style, mon Dieu ! quelle réussite ! Le plus construit, pensé et retravaillé le texte est, le plus déconnecté d’avec la réalité c’est… Écrivez ça mot pour mot à vos lecteurs, and whatever that means…
Dans Un Québécois à Londres, vous dites :
Toute l’avant-midi, j’ai sommeillé sur mon lit, à regarder le plafond de ma chambre d’hôtel. C’est devenu mon sport favori. Ce matin, mon mal s’est amplifié, mon terrible sentiment de culpabilité me prend au cœur, m’empêche de respirer, me tue. Londres me ramène en quelque sorte l’enfer que j’y ai vécu, ces journées où je me tordais du mal d’avoir abandonné mes études. C’est stupide, on a implanté en moi cette nécessité de réussir ma vie, de poursuivre de grandes études, et j’ai tout raté, tout abandonné. Il ne me reste que ce terrible sentiment de culpabilité, de médiocrité incurable.
Après ça on est obligé de vous demander ce que vous avez fait de vos vingt ans…
En tout cas, je me suis presque suicidé à la Sorbonne… Un miracle que je sois encore vivant. Comment pouvais-je apprendre un latin de bon niveau lorsqu’il s’agissait pour moi d’une langue morte ? Alors, ce que j’ai réussi n’est rien d’autre qu’une maîtrise en littérature française à l’Université de Londres, Birkbeck College, où l’on ne me demandait pas d’apprendre le latin. Mais j’ai ô’ combien ! réussi d’avoir non seulement habité, mais aussi vécu à Paris, Londres, Bruxelles, New York, Toronto, Ottawa, Los Angeles, et d’en avoir tiré ce que je pense être de bons textes. Toutes ces expériences furent indispensables pour travailler ma littérature. Peu importe le niveau littéraire de l’auteur, son vécu est toujours en première ligne.
Les seules photos de vous disponibles datent d’une quinzaine d’années. À quoi ressemble Roland Michel Tremblay le 17 janvier 2014 ?
Comme tout homme fidèle à sa relation amoureuse depuis 20 ans, je suis un peu enrobé. Mais je pense être encore très acceptable. J’espère que vous saurez témoigner des restes de cette beauté qui m’a ouvert toutes les portes lorsque j’étais jeune ! (Grand sourire)
Si vous aviez le dernier mot…
Il sera pour les auteurs qui rêvent d’être publiés. Mettez tout en ligne gratuitement sur Internet. Viendra le jour où les éditeurs vous trouveront. Nous y sommes presque. Le rapport est en train de s’inverser.
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Roland Michel Tremblay
www.anarchistecouronne.com
Un Québécois à Paris… à New York… à Londres – Editions Textes Gais
www.textesgais.com
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Anne Hébert
Un habit de lumière / Les fous de Bassan – Editions Points Poche & Le Seuil
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Sven de Rennes
www.svenderennes.com