Silence dans les champs est un livre qui vous prend à la gorge. Le résultat de sept ans d’enquête au plus près du milieu agricole en Bretagne par Nicolas Legendre, un journaliste pointu et issu du terroir. Il est récompensé le 27 octobre 2023 par le prix Albert Londres.
Nicolas Legendre travaille pour Le Monde, Géo, XXI… Quand il est né, en 1985, en banlieue parisienne, ses parents étaient carrossier (lui) et secrétaire (elle). Mais ils avaient décidé de « revenir à la terre » et de reprendre, en Bretagne, la ferme de la tante et de l’oncle. Nicolas y a donc vécu, entre l’âge de 6 mois et de 18 ans.
Est-ce cet ancrage rural, choisi par la génération précédente, qui lui a donné cette orientation, et l’envie, une fois devenu journaliste, de s’intéresser aux questions agricoles et agroalimentaires ?
Il vient de publier, dans Le Monde, une remarquable suite de cinq articles : 1 2 3 4 5 qui sont issus de son livre, Silence dans les champs, publié le 12 avril 2023 aux éditions Arthaud. En 300 et quelques pages qui se lisent comme du petit lait, Nicolas Legendre lève le voile de silence qui recouvre le « système agro-alimentaire breton ».
Le résultat de sept années d’enquêtes, et de près de 300 entretiens. C’est à la fois compétent, sérieux et agréable à lire, grâce à une écriture proche de la parole des témoins et à la mise en scène de sa propre expérience familiale : « J’ai vécu jusqu’à mes 18 ans avec les exhalaisons de fumier et cette odeur […] de maïs ensilé qui imprègne le paysage olfactif des fermes laitières. […] Avec le rugissement du tracteur dans la cour qui signifiait que papa revenait des champs et qu’il fallait, en cas de grasse matinée, s’extirper fissa du lit puis avoir l’air de « faire quelque chose » ou, tout du moins, d’être prêt à donner un coup de main. »
Les témoins ? On arrive dans le dur tout de suite. Christian Hascoët : « Je connais au moins une dizaine de collègues qui se sont suicidés, rien que dans le pays de Quimper, en vingt ans. J’ai plein de copains morts de cancers à cause des pesticides. On paie cher, nous les paysans bretons, pour que les autres deviennent riches. Il faut parler d’agricide, il faut oser le mot. » Ça se bouscule. Les interlocuteurs – qui souvent réclament l’anonymat par peur des représailles – parlent d’épuisement, d’esclavage moderne. D’agriculture de firme, aussi, un système tenu par les grosses coopératives. La naissance de colosses, tels Coopagri, rebaptisée ensuite Triskalia, puis Eureden, se situe dans la logique du productivisme des années 1960, quand il fallait « nourrir le pays à pas cher. Il s’agit de rendre disponible une alimentation bon marché, pour les nouveaux prolétaires des villes… parmi lesquels figurent beaucoup d’anciens paysans partis travailler à l’usine, qui ont perdu en autonomie alimentaire ce qu’ils ont gagné en confort domestique », écrit Nicolas Legendre.
Il faut souligner son art de raconter, sa manière habile et fluide de prendre une situation par un petit bout, de vous la tourner joliment, et de déboucher ensuite sur l’exposé d’une question bien plus vaste. Un exemple ? La Mignonne, petit fleuve côtier qui se jette dans la rade Brest. « C’est parce qu’elle porte un joli nom, et pour éclairer ces paradoxes [les lourds tracteurs qui tassent le sol, les pluies qui lessivent les limons fragilisés, la fertilité qui disparaît, les estuaires qui s’envasent, les pesticides qui se répandent en mer…] que je me suis intéressé à la Mignonne. C’est aussi parce que je disposais d’une guide sur place. » Un agriculteur qui a repris la ferme des parents, un botaniste amateur, qui lui raconte le paysage merveilleux. Mais aussi la pollution au lisier qui a dévalé en 2019, une rivière brune, la troisième pollution en quelques mois : « Les deux d’avant, c’était de la merde très diluée. La troisième, c’était du concentré. Le coup de grâce. » La pauvre Mignonne…
Des paysans bretons qui sont les plus endettés de France, une administration des Côtes-d’Armor (la DDTM, direction départementale des territoires et de la mer) qui a dans son fichier des mentions alertant sur certaines personnes « désespérées » ou ayant fait une tentative de suicide, avec la mention « Ne pas contrôler », pour ne pas rajouter de tension sur une situation déjà très malheureuse.
On ne peut pas raconter tout le livre, qui détaille aussi les pressions sur ceux qui ne sont pas dans le moule, les chantages à l’emploi, le poids des employeurs, privés ou coopératifs comme la Cooperl, qui font travailler dans leurs abattoirs les paysans ayant quitté la terre.
Il se termine avec le portait lumineux de « Dédé » Pochon, celui qui a eu raison avant tout le monde : « pétulant nonagénaire, sorte de Jean d’Ormesson rural, les manières bourgeoises en moins, le bons sens paysan en plus. La légende vivante de l’agroécologie. » En lisant ses paroles, rapportées par Nicolas Legendre, on entend le son clair de la voix d’André Pochon, on voit son regard bleu et on reprend espoir.
Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Artaud, 352 pages, 20 €.
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Silence in the Fields is a book that grabs you by the throat. The result of seven years of investigation into the agricultural world in Brittany by Nicolas Legendre, a sharp journalist and from the region. Nicolas Legendre works for Le Monde, Géo, XXI… When he was born in 1985 in the Paris suburbs, his parents were a car body worker (him) and a secretary (her). But they decided to “go back to the land” and take over their aunt and uncle’s farm in Brittany. Nicolas lived there between the ages of 6 months and 18 years.
Is it this rural anchorage, chosen by the previous generation, that gave him this orientation, and the desire, once he became a journalist, to be interested in agricultural and agri-food issues?
He has just published, in Le Monde, a remarkable series of five articles : 1 2 3 4 5 which are based on his book, Silence in the Fields, published on April 12, 2023 by Arthaud Editions. In 300 and some pages that are as smooth as silk, Nicolas Legendre lifts the veil of silence that covers the “Breton agri-food system”.
The result of seven years of investigation, and nearly 300 interviews. It is both competent, serious and enjoyable to read, thanks to a writing style close to the language of the witnesses and to the staging of his own family experience: “I lived until I was 18 with the exhalations of manure and this smell…of ensiled corn that permeates the olfactory landscape of dairy farms…. With the roar of the tractor in the yard that meant Dad was coming back from the fields and we had to, in case of a lie-in, quickly get out of bed and look like we were “doing something” or at least ready to give a hand.”
The witnesses? We get right into the thick of it. Christian Hascoët: “I know of at least ten colleagues who have committed suicide, just in the Quimper region, in twenty years. I have lots of friends who have died of cancer because of pesticides. We, Breton farmers, pay a high price so that others become rich. We have to talk about agricide, we have to dare to use that word.” The situation is crowded. The interviewees – who often demand anonymity out of fear of reprisals – speak of exhaustion, modern slavery. They also talk about corporate farming, a system controlled by large cooperatives. The birth of giants such as Coopagri, later renamed Triskalia, then Eureden, is part of the logic of the productivism of the 1960s, when the aim was to “feed the country cheaply. The goal was to make cheap food available to the new urban proletarians… among whom were many former farmers who left to work in factories and who lost their food autonomy as they gained domestic comfort,” writes Nicolas Legendre.
It is worth noting his storytelling skills, his skilful and fluent way of taking a situation by a small piece, turning it beautifully, and then moving on to the exposition of a much larger question. An example? The Mignonne, a small coastal river that flows into the Brest harbour. “It’s because it has a pretty name, and to shed light on these paradoxes [the heavy tractors that compact the soil, the rains that wash away fragile loams, the disappearing fertility, the estuaries that silt up, the pesticides that spread to the sea…] that I became interested in the Mignonne. It’s also because I had a guide on the spot.” A farmer who took over his parents’ farm, an amateur botanist who tells him about the wonderful landscape. But also the slurry pollution that flowed down in 2019, a brown river, the third pollution in a few months: “The first two were very diluted shit. The third one was concentrated. The coup de grace.” Poor Mignonne…
Breton farmers who are the most indebted in France, a Côtes-d’Armor administration (the DDTM, departmental directorate of territories and the sea) that has in its file mentions alerting to certain “desperate” individuals or those who have attempted suicide, with the mention “Do not control”, so as not to add tension to an already very sad situation.
The book also details the pressures on those who do not fit the mould, the employment blackmail, the weight of employers, whether private or cooperative like Cooperl, who have farmers who have left the land working in their abattoirs.
It ends with the bright portrait of “Dédé” Pochon, the one who was right before everyone else: “a pétulant nonagenarian, a kind of rural Jean d’Ormesson, with less bourgeois manners but more peasant common sense. The living legend of agroecology.” In reading his words, reported by Nicolas Legendre, one can hear the clear sound of André Pochon’s voice, see his blue gaze, and regain hope.
Nicolas Legendre, “Silence dans les champs”, Artaud, 352 pages, 20 €.