Trois filles. Trois sœurs. Très différentes, mais qui malgré tout s’entendent bien – comme des sœurs. C’est-à-dire qu’elles se crêpent le chignon souvent, s’énervent mutuellement pour un rien, mais se comprennent aussi sans forcément avoir besoin de trop parler.
Les sœurs ont la trentaine environ et reviennent les unes après les autres chez leurs parents. Officiellement pour soutenir leur père et, surtout, leur mère atteinte d’un cancer. Mais chacune d’elle a aussi ses raisons personnelles qu’il sera bien difficile d’avouer aux parents et aux deux autres. Comme une honte cachée qu’on préfère taire afin de ne pas être jugée.
Les prénoms d’héroïnes des sœurs ont été choisis par leur père, fou de Shakespeare, mais les destins de ces femmes sont parfois lourds à porter pour de simples mortelles. La famille est totalement sous l’emprise du dramaturge anglais, père et filles parsèment leurs conversations de références ou de citations, n’ayant d’ailleurs souvent pas d’autre moyen d’exprimer leur émotion ou leurs sentiments… Ainsi, Cordélia, qu’on appelle Cordy, est la fille du Roi Lear, Bean a pour surnom Bianca, La mégère apprivoisée, et Rosalind s’appelle Rose, Comme il vous plaira… Une ambiance cultivée, très lettrée, qui donne au lecteur l’envie de relire quelques pièces du bon vieux William !
Rose est l’ainée et se sent responsable de ses parents. Elle habite d’ailleurs tout à coté de chez eux, travaille dans l’université du coin qu’elle n’a jamais quittée. La maladie de sa mère lui donne inconsciemment une parfaite excuse pour ne pas s’éloigner et… ne pas suivre son fiancé en Angleterre où il vient de trouver un poste en or. Rose se sent res-pon-sa-ble ! De ses parents, de ses sœurs, de la bonne marche de la maison… elle fait peser sur ses épaules tout un tas de responsabilités et d’obligations qui sont en fait, on s’en aperçoit vite, des leurres pour ne pas s’affronter à sa propre vie…
Bean est la femme d’affaire, celle qui a réussi ses études et dégoté un bon job à New-York. C’est une fashion addict qui collectionne robes ou manteaux, attirée par le clinquant et l’argent. Un rien nympho, elle collectionne aussi les amants, qu’elle garde moins longtemps que ses paires de Louboutin… Mais Bean cache farouchement son secret que pour rien au monde elle ne voudrait avouer aux siens : elle a été virée de son boulot, prise la main dans le sac (Vuitton) en flagrant délit de vol avéré… La société, plutôt clémente, ne portera pas plainte pour les milliers de dollars détournés en falsifiant des chèques, mais elle doit rembourser au plus vite…
Cordy, la cadette, quant à elle, a toujours été bohème et un peu follette ; en tant que dernière de la famille, on lui a tout passé. Maladroite, brouillone et plutôt irresponsable, elle a brûlé sa jeunesse par les deux bouts, sillonné le pays, vécu dans des squats et fumé moult pétards. Elle a aussi eu des amants de passage. D’ailleurs, elle ne sait pas vraiment qui est le père de l’enfant qu’elle porte. Si elle arrive pour l’instant à le cacher, il finira par pointer son nez un jour ou l’autre sous ses grands tee-shirts…
Bref, chacune des sœurs a sa propre (bonne) raison de revenir au foyer en sus du devoir familial et toutes les raisons de ne pas s’étendre sur son propre cas. Elles sont toutes les trois attachantes chacune à leur façon, bien que toutes trois totalement immatures : des filles plus de 20 ans que de 30, pas trop capables de s’assumer et de faire face à la vie.
Le récit se concentre tour à tour sur chaque sœur. D’une façon assez originale puisque c’est un « nous » englobant qui narre cette histoire familiale. Le lecteur ne sait jamais vraiment laquelle des trois est la narratrice. Avouons-le : on s’y perd parfois. Mais cette forme narrative qui passe du « elle » au « nous » rend compte intelligemment de ce qu’est une fratrie : chacun ne peut jamais vraiment quitter ses frères et sœurs et toujours, malgré différences et différents, malgré les hasards de la vie et des choix qui séparent ; chacun fait partie d’un tout, du « nous ».
A côté des caractères forts des trois filles, le père parait à côté de ses pompes, perdu dans son Shakespeare adoré. La figure de la mère est belle, douce, courageuse ; sa compréhension discrète de ses filles fait qu’elle les aime sans les juger.
Il est dommage cependant que ce roman n’aborde pas plus l’environnement où est inscrite la famille : la vie et les personnages d’une petite ville provinciale, les traditions, les us et coutumes du coin. En fait, et c’est sans doute voulu (marketing ?), Les soeurs Andreas pourrait être transposé dans n’importe quel pays. Le pays est en effet aussi peu décrit que ses habitants. Certes, il y a quelques anciens copains retrouvés ici et là et le pasteur du coin, mais il est bien trop séduisant pour un pasteur…
Malgré cette importante remarque qui renvoie à la question et à la valeur d’une production d’histoires mondialisables, Les soeurs Andreas est un joli roman sur une famille un peu branque, mais bien attachante. Elle nous accueille dans son joyeux brouhaha et nous la côtoyons avec plaisir.
456 pages, Marabout (6 juin 2012), Fiction, 20€
Extrait :
La nuit dernière, j’ai rêvé des trois sœurs fatales.
William Shakespeare, MacbethPrologue
Nous retournâmes dans le giron familial parce que nous étions des ratées. Bien évidemment, aucune d’entre nous ne l’admit ainsi, ni dans un premier temps, ni vis-à-vis d’elle-même, et sûrement pas vis-à-vis de qui que ce soit d’autre. Nous prétendîmes que nous revenions à la maison parce que notre mère était malade, parce que nous avions besoin d’une pause, d’une halte momentanée avant de repartir à la poursuite du Grand But suivant. Mais la vérité était que nous avions échoué, et plutôt que de le laisser voir à quiconque, nous nous inventâmes des alibis et de belles excuses, dans lesquels nous nous drapâmes comme dans une cape destinée à combattre la froide vérité. Première étape : le déni.
Pour Cordelia, la plus jeune, ce furent les lettres qui marquèrent le signal du retour. Bien que leur contenu soit si différent qu’elle dut a posteriori examiner les oblitérations pour voir laquelle avait été postée en premier, elles arrivèrent le même jour. Simples feuilles de papier entre ses mains, vulnérables à la pluie, au feu ou à la négligence, elles paraissaient si banales, et pourtant, elle ne les détruirait pas. C’était le genre de lettres que l’on conserve serrées dans une boîte, avec pour vocation d’être dépliées des années plus tard par des mains luttant contre la décrépitude, le cœur battant du désir éperdu de sentir le souvenir vous submerger.
Il faudrait vous dire ce qu’elles renfermaient, et nous allons le faire, car leur contenu a affecté tout ce qui s’est produit par la suite, mais dans un premier temps, il nous faut vous expliquer par quel biais se font les échanges au sein de notre famille, et pour cela, expliquer d’abord notre famille.
Oh, mon Dieu.
Peut-être allons-nous simplement commencer par notre père.
Si vous avez étudié Shakespeare à l’université, le nom de celui-ci réside peut-être quelque part dans un recoin obscur de votre cerveau, sous des couches de numéros de téléphone inutiles, de rêves oubliés, et de ces mots qui vous restent toujours sur le bout de la langue alors que vous en avez besoin. Notre père est le docteur James Andreas, professeur de littérature anglaise à Barnwell College. Seul et unique centre d’intérêt : Shakespeare, le Barde Immortel.
Les qualificatifs, qui pourraient venir à l’esprit pour décrire son travail, peinent à traduire la réalité de la vie quotidienne en compagnie d’un individu habité par une aussi singulière préoccupation. Enthousiaste, expert, obsédé – tous ces termes sonnent creux, comparés à l’ouragan shakespearien dans lequel nous avons été élevées. Les Sonnets étaient nos comptines. Conseils et instructions nous étaient prodigués, aux trois sœurs, sous forme de distiques. Nous étions plus enclines à baptiser un camarade détesté de « grosse tripe » plutôt que de pauvre type ; quand nous jouions sous les tables des repas de fête, nous parvenaient à travers les plis des lourdes nappes, mêlés aux accents des chants de Noël, des mots comme « déconstructionnisme » ou « malfaisance patriarcale ».
Et cela n’est que l’ombre du début de la description.
Mais c’est suffisant pour notre propos.
La première lettre venait de Rose : plume précise sur vélin épais. Extrait de Roméo et Juliette, que Cordy identifia immédiatement. Où et quand et comment nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes connus et nous avons échangé nos serments, je vous le raconterai chemin faisant, mais je vous prie, consentez à nous marier aujourd’hui.
Vous comprendrez à présent que notre sœur aînée nous annonçait ainsi son mariage.
La seconde lettre émanait de notre père, qui communique presque exclusivement par l’intermédiaire de pages photocopiées de l’édition définitive des Œuvres complètes de Shakespeare. La forêt des annotations, fruits de décennies de réflexions et d’interprétations, est telle que parfois on peut à peine discerner les citations qu’il surligne. Mais cela n’a aucune importance. Les pièces nous ont bercées et nourries, et la moindre allusion nous suffit pour ramener à la surface le langage oublié.
Partons, et allons prier tous les dieux pour notre bien-aimée mère en proie aux douleurs. Et c’est ainsi que Cordy apprit que notre mère souffrait d’un cancer. C’est ainsi qu’elle sut que nous devions rentrer à la maison.1.
Cordy n’avait jamais rien volé de sa vie. Quand nos amis, à l’adolescence, exerçaient leurs doigts agiles sur les rayonnages des magasins de Barnwell, elle avait toujours mis un point d’honneur à ne pas participer, par pur orgueil, allant jusqu’à refuser de porter le fruit des larcins, boucles d’oreilles bon marché ou gros rouge à lèvres, ou même d’écouter les disques subtilisés. Aujourd’hui, pourtant, dans cette ville sans nom au fin fond du désert, elle affrontait la muraille des tests de grossesse, sachant parfaitement qu’elle n’avait pas les moyens de s’en payer un. Duel au Far-West : Cordy face aux petits bâtonnets roses en plein midi.
Elle aurait préféré faire ça dans un lieu anonyme, un de ces magasins aux larges allées dans lesquels flotte une inoffensive musique d’ambiance, qui n’appartiennent pas à un individu précis mais à une grande chaîne. Mais ceux-là avaient pris depuis longtemps leurs précautions, avec des vigiles aux larges épaules devant la porte en guise de dispositifs antivol. Et voilà pourquoi elle se trouvait maintenant dans ce petit drugstore de quartier poussiéreux, l’estomac noué et les joues en feu.
Qu’on batte le tambour ! Criez : Courage ! en avant ! se chuchota-t-elle. Puis elle gloussa, et tendit furtivement une main fine pour agripper une des boîtes – n’importe laquelle, aucune importance. Toutes, elles lui diraient ce qu’elle savait déjà mais se refusait à admettre.
D’une main elle glissa la boîte dans son sac en bandoulière béant, plongeant de l’autre jusque dans les tréfonds à la recherche des vestiges de son dernier salaire, qui remontait à des mois, quelques pièces de monnaie enterrées au sein de pastilles de menthe éventées, de vieille peluche et de stylos cassés. Puis elle rafla en chemin sur une étagère un brownie qu’elle présenta au caissier avant de s’enfoncer de nouveau à la recherche de quelques centimes, le frôlement contre la boîte dissimulée lui brûlant la main.
Une fois sortie du magasin, une bouffée d’allégresse. « Trop facile », lança-t-elle à haute voix à l’adresse de la rue vide, dans le murmure de sa jupe sur le morne trottoir déjà brûlant en ce début de printemps, et dont elle percevait la chaleur insistante tant les semelles de ses sandales étaient usées. Le plaisir de l’interdit dura jusqu’à ce qu’elle eût regagné la maison sombre et délabrée où elle demeurait, et où quelques personnes échouées sur le mobilier défoncé du salon évacuaient dans le sommeil les excès de la nuit précédente. Elle ouvrit la boîte d’un coup sec, balança le mode d’emploi dans la poubelle, et accomplit son forfait. Dans la salle de bains, accroupie sur les toilettes, le carrelage fêlé et brisé sous ses pieds, le regard fixé sur la ligne rose aussi pâle que du papier journal délavé, sa conscience la rattrapa.
Elle entendit Bean lui claironner gaiement : « Eh bien, ma vieille Cordy, ma vieille branche, difficile de tomber plus bas ! »
Rose serina : « Et comment vas-tu t’occuper d’un bébé alors que tu n’as même pas de quoi te payer un test de grossesse ? »
Cordy repoussa nos réflexions imaginaires et fit disparaître les preuves dans la poubelle. De toute façon, se dit-elle, ça ne changeait rien. De toute façon, par un circuit alambiqué, allant là où la poussait le vent ou bien le conducteur qui lui offrait un trajet gratuit, elle se dirigeait vers la maison. Cela ne faisait que confirmer ce qu’elle savait déjà – après sept ans à flotter à la dérive comme une fleur de pissenlit, il était temps de se poser.
Se poser. Elle en frissonna.
Ces mots retentissaient en elle comme une cloche de détresse. Après tout, c’était bien la raison pour laquelle elle était partie. Juste avant les examens de printemps de sa deuxième année au collège universitaire de Barnwell, elle se trouvait allongée sur la moquette industrielle de la salle d’études du département de psychologie, tenant à bout de bras au-dessus de sa tête un manuel scolaire. Non loin discutaient deux filles plus âgées, étudiantes en troisième année – l’une d’entre elles allait se marier, l’autre poursuivre en troisième cycle. Cordy avait laissé retomber le livre sur sa poitrine, et celui-ci s’était mis à peser de plus en plus lourd contre son cœur au fur et à mesure que se déroulait la litanie des Événements à Venir. Corbeille de mariée, prêts étudiants. Hypothèques et assurance santé. Carrières et impôts. Le souffle coupé, elle avait balancé le livre par terre et était sortie de la salle. Si l’avenir ressemblait à ça, elle refusait résolument d’y participer.
La faute nous en revenait probablement, de la façon nous l’avions toujours choyée. Ou bien c’était la faute de notre père – Cordelia avait toujours été sa préférée. Il n’avait jamais pu dire non – que ce soit à ses hurlements de bébé ininterrompus, aux supplications de la petite fille qui voulait apprendre la danse classique (abandonnée avant même d’avoir réussi à prendre la quatrième position, même si elle avait continué à porter le tutu des années après, ce qui ne fut donc pas un gâchis total), et jusqu’aux appels à expédier de l’argent liquide en pleine nuit, toutes ces années passées à dériver à travers le pays, sans rien accomplir de particulier. Elle était la Cordelia de son Roi Lear, à la dévotion légendaire. Il a toujours préféré notre sœur. Enfin, quel qu’en soit le responsable, Cordelia avait jusqu’à présent refusé de grandir, et nous avions cédé à cela, comme nous avions cédé au moindre de ses caprices presque toute sa vie. Après tout, il nous était difficile de le lui reprocher. Si quiconque s’était avisé de rendre publiques les façons multiples et variées dont l’âge adulte craint, nous étions bien certaines que la plupart des gens auraient préféré renoncer à l’option.
Mais à présent, à cet instant ? Le choix ne se posait plus. Cordy fouilla dans l’une des chambres jusqu’à dénicher un calendrier, et remonta le temps. On était presque au mois de juin, elle en était quasiment certaine. Et elle avait quitté l’Oregon, l’avant-dernière étape de ce long et étrange voyage, en… quoi, février ? Elle réfléchit, se frottant le front de ses jointures. Les choses telles que les dates avaient perdu leur importance depuis si longtemps.
Mais elle pouvait retracer ce périple à rebours, jusqu’avant ce moment où elle avait commencé à se sentir si vide et nauséeuse le matin, avant que ses seins ne soient devenus si sensibles que même le coton du tee-shirt donnait l’impression de lui écorcher la peau, avant que cette infinie fatigue ne l’envahisse aux moments les plus bizarres, avant qu’elle n’ait compris ce qui se passait. Washington, Californie, Arizona. Elle avait eu ses règles en Arizona ; il lui restait le vague souvenir d’une bagarre avec un distributeur automatique de tampons dans des toilettes d’autoroute. Ensuite, elle était partie pour le Nouveau-Mexique, où il y avait eu un peintre, beaucoup plus âgé qu’elle, avec d’épaisses mèches blanches décolorées, une peau ridée par le soleil, des mains larges et calleuses. Elle avait fait halte là quelques semaines, travaillant un moment comme serveuse pour gagner l’argent du voyage de retour à la maison, qui n’avait de toute façon pas duré longtemps. Lui était venu manger au restaurant, tout seul, il était si tard, et une telle solitude se lisait dans son regard. Elle était restée avec lui une semaine. Elle passait ses journées blottie sur un canapé dans son atelier, à lire et à contempler les ruisseaux par la fenêtre tandis qu’il peignait sans un mot : d’étranges volutes contournées de couleur, qui dégoulinaient des toiles sur le sol. Mais il avait été doux, merveilleusement silencieux, et après tant de Sturm und Drang, de « tempête et passion », elle s’était presque sentie triste de partir. La dernière nuit, il y avait eu un préservatif rompu, une dispute étouffée, des rêves sinistres, et le lendemain matin elle avait repris la route.
Effondrée sur le lit, Cordy laissa le calendrier lui glisser des mains. Qu’est-ce qu’elle était censée faire, maintenant ? Retourner au Nouveau-Mexique et apprendre la nouvelle au peintre ? Elle doutait sérieusement qu’il en soit enchanté. À vrai dire, elle-même ne débordait pas d’enthousiasme. Peut-être ferait-elle une fausse couche ? Dans les romans, les héroïnes connaissaient toujours au moment opportun des fausses couches inespérées qui leur épargnaient des décisions regrettables. Et Cordy avait toujours eu une chance inouïe.
Jusqu’à maintenant.
Elle enjamba les piles de linge sale sur le sol et regagna le couloir. Les fêtards du salon ronflaient toujours ; elle se faufila sur la pointe des pieds dans la cuisine où elle avait laissé son sac à dos. Elle avait vécu là un hiver – des années, lui semblait-il, ce qui était impossible, puisque les lettres étaient arrivées à cette adresse. Cela remontait-il si loin ? S’était-il vraiment écoulé des années, jusqu’à ce qu’elle se retrouve assez longtemps au même endroit pour disposer d’une adresse ?
Cordy serra les dents et entreprit de fourrer ses affaires dans son sac. Elle ne savait pas quoi faire. Mais ce n’était pas grave. Quelqu’un déciderait pour elle. Quelqu’un prendrait soin d’elle. Il y avait toujours quelqu’un pour s’occuper d’elle.
Pas de problème.Bean ne croyait pas le moins du monde à quoi que ce soit de même vaguement paranormal. Pourtant, depuis à peu près une semaine, elle était la proie d’un mauvais pressentiment très curieux. Elle se réveillait le matin le ventre noué, comme si elle avait avalé une chose malfaisante qui grandissait en elle de jour en jour, et ce poids ne la quittait plus ; ses talons claquaient plus fermement sur les marches du métro, quelques minutes de course sur le tapis d’entraînement suffisaient à rendre son corps douloureux, et sur les comptoirs en acajou des bars les plus branchés de la ville, les cocktails aux couleurs chatoyantes lui restaient sur le cœur, au point qu’elle finissait par les abandonner, laissant fondre les glaçons dans les verres.
Aucune de ses solutions miracles ne fonctionna – ni séduire un infortuné banquier d’investissement par-dessus le vacarme d’un club, ni s’infliger la punition d’une séance de cardiotraining – elle sortit tellement fatiguée et ramollie qu’elle en vomit dans les toilettes du club de gym, ni la nouvelle paire de chaussures qui lui coûta autant que le loyer du minuscule placard qui lui servait de chambre dans une colocation à Manhattan. Pour parler franc, ce dernier achat transforma en plomb le caillou qu’elle avait sur l’estomac.
Lorsque le moment qu’elle redoutait arriva enfin – l’associé gérant du cabinet d’avocats où elle travaillait vint la trouver pour la convoquer dans son bureau –, ce fut presque un soulagement. Si c’était fait, lorsque cela sera fait, alors il serait bon que cela fût fait vite, se murmura-t-elle, citant Macbeth, et lui emboîtant le pas, qu’il avait chancelant, jusque dans son bureau.
— Asseyez-vous, Bianca.
À New York, tout le monde l’appelait Bianca. Lorsqu’ils lui demandaient son numéro de téléphone dans le bar le plus à la mode qui soit, les hommes lui faisaient répéter son nom puis souriaient, une fois qu’ils avaient compris. Quelque chose dans ce nom – et très franchement, à ce moment de la soirée, peu d’entre eux disposaient de synapses capables d’établir un quelconque lien d’ordre littéraire – la rendait encore plus séduisante à leurs yeux.
Pour nous, cependant, elle était et resterait à jamais Bean. D’ailleurs, c’était ainsi qu’elle se baptisait elle-même. « Bravo, Bean ! » disait-elle lorsqu’elle faisait tomber quelque chose, et ses colocataires de la ville la regardaient bizarrement. Mais elle jouait le rôle de Bianca à la perfection, et elle se demanda si ce malaise intérieur n’était pas né du fait qu’elle savait que la représentation allait s’achever. Pour toujours.
Elle se percha sur le bord d’une des bergères en cuir du coin salon du bureau, et il s’installa dans l’autre.
— Voyez-vous, nous avons procédé à un petit audit en comptabilité, attaqua-t-il sans préambule.
Bean le regarda fixement. Le poids de ses entrailles se transformait en brasier. Elle fixa ses épais sourcils broussailleux, ses mains douces et ridées, et l’envie de pleurer l’envahit.
— Nous avons découvert un certain nombre de… disons d’anomalies dans les dossiers des fiches de paie. En votre faveur. J’aimerais penser qu’il s’agit d’erreurs, fit-il, presque empli d’espoir.
Elle ne répondit rien.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé, Bianca ?
Bean baissa les yeux sur le bracelet à son poignet. Quelques mois auparavant, elle avait acheté l’objet chez Tiffany, et le souvenir du creux à l’estomac qu’elle avait ressenti en tendant sa carte de crédit lui revint, semblable à celui qu’elle éprouvait ces derniers temps à l’occasion de n’importe quel achat, épicerie ou sac à main. Ce sentiment que la chance allait lui faire défaut, qu’elle ne pouvait pas continuer comme ça, et que peut-être (et c’était là le plus terrifiant), peut-être, elle-même n’y tenait plus vraiment.
— Il ne s’agit pas d’erreurs.
La voix lui manqua sur le dernier mot, elle s’éclaircit la gorge, et répéta, plus fort cette fois-ci :
— Il ne s’agit pas d’erreurs.
Elle joignit les mains sur ses genoux.
L’associé gérant ne parut pas surpris, mais déçu. Bean se demanda pourquoi ils l’avaient désigné pour ce sale boulot-là – son poste était pratiquement honorifique, et il se cramponnait à son bureau en coin uniquement pour disposer d’un endroit où il pouvait échapper à sa femme et passer le temps jusqu’à sa mort. Elle envisagea un instant de coucher avec lui, mais il l’observait avec un tel souci grand-paternel que l’idée s’évanouit avant même d’avoir vraiment pris forme. À dire la vérité, elle éprouvait un sentiment qui ressemblait à de la gratitude : elle était contente que ce soit lui, et non un des autres associés, qui, dans leur frénésie à se hisser en haut de l’échelle, avaient développé une langue aussi acérée que leurs dents, et dont les rugissements de frustration dévalaient les couloirs comme une mer déchaînée lorsque les choses ne se pliaient pas à leur volonté.
— Vous allez bien ? demanda-t-il d’un ton plein d’une bonté qui lui serra le cœur.
Elle se mordit la langue pour refouler ses larmes. Elle ne pleurerait pas. Pas devant lui, en tout cas. Pas ici.
— Cela représente beaucoup d’argent, Bianca. Il y avait une raison…? Il laissa mourir sa question de façon encourageante.
Elle aurait pu mentir. Peut-être aurait-elle dû se représenter cette scène depuis longtemps, la préparer. Notre Bean excellait au théâtre de la vie, elle aurait pu jouer n’importe quel rôle qui lui plaisait. Mais mentir était un aveu de faiblesse et de désespoir, et elle se sentit brusquement épuisée. Elle n’avait plus qu’une envie, se coucher et dormir plusieurs jours d’affilée.
— Non, répondit-elle, incapable d’affronter son regard. Aucune bonne raison.
Il soupira, une longue et lente expiration qui parut modifier la circulation de l’air dans la pièce.
— Nous pourrions appeler la police, vous savez.
Bean écarquilla les yeux. L’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Pourquoi n’avait-elle jamais pensé à ça ? Elle savait bien que voler ses employeurs était mal, mais ne s’était jamais laissée aller à reconnaître que c’était véritablement criminel (criminel ! comment en était-elle arrivée là ?). Seigneur, elle pouvait se retrouver en prison. Elle se vit en cellule, vêtue d’une combinaison orange, dépouillée de son bracelet, de son maquillage, de toute l’armure que la vie dans la grande ville exigeait d’elle. Elle en resta sans voix.
— Mais je ne crois pas que cela soit nécessaire. Vous avez bien travaillé pour nous, et je sais ce que c’est que d’être jeune dans cette ville. Et puis, mêler la police à tout cela est tellement déplaisant. Je suppose que votre démission suffira. Et vous rembourserez votre dette, bien entendu.
— Bien entendu, répondit-elle.
Elle demeurait pétrifiée, se demandant comment elle avait pu se tromper à ce point, et si vraiment elle allait pouvoir se faufiler hors d’ici sans rien d’autre qu’une petite tape sur les doigts. N’allait-on pas lui sauter dessus à mi-chemin du couloir, lui passer les menottes, et pendant que le contenu de sa boîte d’effets personnels s’éparpillerait sur le carrelage en marbre, tout le monde contemplerait le spectacle ?
— Prendre un peu de recul vous serait peut-être salutaire. Rentrez chez vous un moment. Vous venez du Kentucky, n’est-ce pas ?
— De l’Ohio, répondit-elle dans un murmure.
— Bien. Retournez-y. Passez quelque temps là-bas. Réévaluez vos priorités.
Bean lutta pour réprimer les larmes qui lui montaient encore une fois aux yeux.
— Merci, dit-elle en levant le regard sur lui.
Miracle, il souriait.
— Ma petite, nous avons tous fait des bêtises, des choses stupides. Et je sais par expérience que les gens bien se punissent eux-mêmes bien plus que ne pourrait le faire un intervenant extérieur. Or, je crois que vous êtes quelqu’un de bien. Vous vous êtes peut-être égarée un peu plus que de raison, mais je suis convaincu que vous pouvez revenir dans le droit chemin. Voilà la clé : revenir dans le droit chemin.
— Tout à fait, assura Bean d’une voix étouffée de honte.
Les choses auraient été plus faciles s’il avait été en colère, s’il l’avait sanctionnée de la façon appropriée, avait appelé la police, entamé des poursuites, fait quelque chose d’équivalent à la façon horrible dont elle avait trahi leur confiance, dont elle avait craché sur tout ce qu’elle savait être bien, correct, en échange d’une tonne de vêtements hors de prix et de courses nocturnes en taxi, rien de plus. Elle aurait voulu qu’il se mette à hurler, mais sa voix demeurait calme et ferme.
— Lorsque vous chercherez un nouvel emploi, je ne vous conseille pas de mentionner votre poste ici.
— Bien entendu.
Il s’apprêtait à continuer, mais elle repoussa ses cheveux en arrière et l’interrompit :
— Je suis désolée. Vraiment, tellement désolée.
Il avait joint les mains devant lui en forme de triangle. Il la contempla, discerna la façon dont son maquillage se brouillait autour des yeux, en dépit de son impressionnante capacité à retenir ses larmes.
— Je sais, dit-il. Vous avez un quart d’heure pour quitter les lieux.
Bean prit la fuite.
Elle n’emporta rien de son bureau. Elle n’y avait de toute façon aucune attache, ne s’étant jamais souciée de le personnaliser. Elle rentra chez elle, appela un ami propriétaire d’une voiture qu’il essayait de vendre à la ferraille, même si cela allait quand même lui coûter presque tout ce qui restait de ses biens mal acquis, et tandis qu’il lui amenait le véhicule, elle emballa ses affaires tout en se demandant comment, après avoir dépensé tout cet argent, il ne lui restait rien d’autre que des accessoires, des vêtements et une longue liste d’hommes qu’elle ne voulait plus jamais revoir, et l’idée la rendit tellement malade qu’elle dut aller vomir dans la salle de bains, jusqu’à ne plus cracher que de la bile jaune et du sang, et elle prit autant d’argent que le distributeur automatique pouvait lui en donner, jeta tout ce qu’elle possédait dans cette voiture pourrie, puis prit ses cliques et ses claques, sans même un adieu à cette ville qui lui avait donné… ma foi, rien du tout.Ayant été la dernière au courant, Cordelia arriva également la dernière. Cela dit, nous savions que ce n’était ni dans ses intentions, ni sa faute, mais tout simplement dans ses habitudes. Dernière-née des trois sœurs, Cordy est venue au monde un mois plus tard que prévu, se frayant paresseusement un chemin hors du ventre de notre mère, et faisant mentir la thèse qui soutient que l’accouchement est de plus en plus court au fil des naissances. Depuis, elle n’a jamais cessé d’arriver en retard partout, et adore déclarer qu’elle sera en retard à son propre enterrement, ah, ah, ah.
Nous lui pardonnons son manque de ponctualité, pas sa mauvaise plaisanterie.
Aurions-nous choisi de revenir, sachant que nous allions nous retrouver de nouveau toutes les trois, et que tous ces secrets enfournés dans une seule maison seraient impossibles à garder ? La réponse n’a aucune importance – c’était un étrange coup du sort. Sœurs par la naissance, il semblait que notre destin nous enjoignait de l’être encore et toujours, alors que nous pensions avoir laissé tout cela loin derrière nous.
Tandis que Bean et Cordy traînaient leurs bagages (au sens propre et au figuré) à travers le pays, Rose se trouvait déjà bien installée en sûreté dans la maison de notre enfance. À l’inverse de Bean et Cordy, Rose ne s’était jamais éloignée très longtemps. Des années durant, elle avait pris l’habitude de dîner une ou deux fois par semaine chez nos parents, et de venir le dimanche. Après tout, il fallait bien que quelqu’un garde un œil sur eux. Ils n’allaient pas en rajeunissant, décrétait Rose au téléphone à Bean, avec l’exacte dose de soupirs nécessaire pour faire comprendre qu’elle était convaincue de remplir les obligations de Bean et Cordy, en plus des siennes.
Elle ressentait ses visites à la maison pour le dîner du dimanche soir comme un devoir, un mélange à parts égales de frustration et de triomphe, rappelant à notre père qu’il devait tondre la pelouse avant que les voisins ne se plaignent, s’affairant dans le salon à placer des marque-pages dans les livres abandonnés ouverts, reliures déformées sous le poids, rappelant à notre mère qu’elle devait réellement ouvrir le courrier, et pas seulement se contenter de le rentrer dans la maison. Lorsqu’elle repartait, Rose se disait invariablement (non sans afficher une grande satisfaction) que sa présence était une bonne chose. Dieu seul savait dans quel désordre ils auraient été susceptibles de plonger si elle n’avait pas été là !
Mais s’installer de nouveau à la maison ? À l’âge avancé de trente-trois ans ? Comme qui dirait « en permanence », comme aurait dit Cordy ?
Elle aurait dû résider en ville avec son fiancé, Jonathan, qui venait d’être nommé professeur titulaire, et nous agiter frénétiquement sous le nez sa bague de fiançailles chaque fois qu’elle serait revenue à Barnwell juste pour prouver qu’elle n’était pas simplement la sœur intelligente, que Bean n’était pas la seule à pouvoir mettre la main sur un homme, et que notre père n’était pas le seul génie professoral de la famille. C’est ainsi que les choses auraient dû se passer. Mais c’est ainsi qu’elles furent…Acte 1
Décor : Intérieur aéroport, puis appartement de Jonathan, juste après les vacances d’hiver.
Personnages : Jonathan, Rose, voyageurs.Les passagers du vol de Jonathan franchissaient la porte de débarquement en un flot ininterrompu, et Rose avait déjà changé de place une douzaine de fois. Elle cherchait la position idéale pour qu’il puisse la découvrir d’un coup d’œil ; l’équilibre parfait entre la distraction insouciante et la beauté désinvolte, dont aucune ne trahirait à quel point il lui avait manqué.
Mais lorsqu’il émergea enfin au sommet de la douce pente du tapis roulant en provenance de la porte, lorsqu’elle aperçut sa chevelure ébouriffée se balançant au-dessus des têtes des autres voyageurs, la façon élégante dont il ployait sa haute taille et ses frêles épaules, comme s’il marchait contre un vent persistant, elle laissa tomber l’artifice et se leva. Elle abandonna son livre à côté d’elle, lissa alternativement ses vêtements et ses cheveux, jusqu’à ce qu’il soit devant elle et qu’elle se retrouve dans ses bras, la bouche tiède de Jonathan sur la sienne.
— Tu m’as manqué, dit-elle lui caressant la joue, émerveillée du simple fait de sa présence. Comme un chat, il tendit le menton sous la caresse, et sa barbe de trois jours lui effleura la paume. Ne repars plus jamais.
Il rit, rejetant la tête légèrement en arrière, puis lui planta un baiser sur le front, remontant d’un geste son sac sur son épaule pour l’empêcher de glisser.
— Je suis revenu.
— Oui, et tu as interdiction de repartir, assura-t-elle.
Plus tard, elle repenserait à cette phrase, se demandant si l’expression de Jonathan avait alors changé, mais sur le moment elle ne remarqua rien. Elle reprit son livre et glissa sa main dans la sienne, tandis qu’ils allaient récupérer sa valise.
— C’était vraiment si terrible ? Tes sœurs ne sont pas revenues à la maison quand elles ont reçu la lettre de ton père ? demanda-t-il en se retournant sur l’escalator, dos à la descente, les mains posées de part et d’autre sur la rampe.
— Non, elles ne sont pas rentrées, Dieu merci, d’ailleurs, parce que cela aurait été pire. Il n’y avait que Maman, Papa et moi.
— Tu t’es sentie seule ? demanda-t-il, se retournant pour quitter l’escalator, et lui offrant sa main pour l’aider à descendre.
De quoi tomber en pâmoison, comme aurait dit Cordy.
— Beurk ! Je ne tiens pas à en parler. Et ton voyage ?
Jonathan s’était absenté deux semaines, presque toute la durée des congés, pour faire une communication à un congrès en Allemagne, puis s’arrêter sur le chemin du retour, rendre visite à des amis en Angleterre. Rose avait soigneusement biffé chaque jour qui passait sur son calendrier, se sentant aussi ridicule qu’une écolière amoureuse, mais incapable de s’en empêcher. Ridicule, elle en avait conscience. Une fois en couple depuis quelques mois seulement, elle avait été la première à prononcer les trois mots magiques, alors qu’étendus tous les deux sur le lit de Jonathan, essoufflée, gloussante, il lui embrassait le cou tout en la chatouillant impitoyablement. Depuis des semaines elle pensait qu’il s’agissait là d’amour, mais, d’abord incapable de l’exprimer, les mots avaient fini par lui échapper dans un accès d’étourderie. Elle s’était sentie tétanisée, horrifiée devant son absence de maîtrise, mais il lui avait chuchoté en retour qu’il l’aimait, lui aussi. Le soulagement et le bonheur lui avaient fait tourner la tête. Elle avait ressenti son absence comme une cruelle amputation, et elle tendit la main dans sa direction pour se rappeler qu’il était bien là.
Il prit sa main dans la sienne et la porta à ses lèvres, lui embrassant l’extrémité des doigts.
— Tu es superbe, dit-il. J’avais oublié à quel point tu es belle.
Rose rougit et secoua la tête, lissant de nouveau ses vêtements de sa main libre.
— Non, je suis affreuse. Je n’ai pas eu le temps de me changer, et…
Jonathan l’interrompit d’un nouveau baiser, dans la paume, cette fois.
— Si seulement tu pouvais te voir à travers mon regard, déclara-t-il tendrement. J’ai une meilleure vision.
Elle les ramena en voiture à l’appartement de Jonathan, et ils transportèrent sa valise à l’intérieur. Elle n’était pas venue depuis son départ – il n’avait ni animaux ni plantes, elle n’avait aucune raison de venir en son absence –, et il régnait à l’intérieur une atmosphère étouffante et renfermée. Elle ouvrit les fenêtres, mit le ventilateur en route, et ils s’installèrent sur le sofa, doigts enlacés. Au bout d’un moment, il s’éclaircit la gorge avec gêne :
— J’ai de petites nouvelles.
— Bonnes ou mauvaises ? demanda-t-elle d’un air distrait.
De sa main libre, elle ramena une mèche égarée derrière l’oreille du jeune homme. Ses cheveux avaient poussé – elle allait devoir lui prendre rendez-vous pour une coupe.
— Excellentes, en fait. J’étais à Oxford avec Paul et Shari, quand…
— Comment vont-ils, à propos ?
Paul avait été le compagnon de chambrée de Jonathan pendant leurs études de doctorat, et nombre des meilleures anecdotes du jeune homme tournaient autour de leurs mésaventures.
— Très bien ; un peu à court de sommeil, bien sûr, mais fou amoureux du bébé, et ils ont l’air heureux. J’ai des photos. Ils adoreraient te rencontrer.
Rose eut un rire.
— À moins qu’ils n’envisagent un vol transatlantique en compagnie d’un nouveau-né, c’est peu probable.
Jonathan déglutit avec embarras.
— Eh bien, justement, mon amour… Là-bas, Paul et moi avons déjeuné avec son doyen…
Il fit une pause, cherchant ses mots, et Rose sentit le froid gagner son cœur, comme une mince couche de glace se formant sur une vitre.
— Mes recherches l’intéressent beaucoup. Il m’a proposé de rejoindre la faculté là-bas : j’aurais un labo pour moi tout seul, des étudiants licenciés pour travailler avec moi. C’est idéal, une opportunité parfaite.
Rose tendit la main pour saisir le verre d’eau qu’il avait posé pour elle sur la table basse. La gorge lui brûlait, sa bouche desséchée lui faisait mal. Seule, de nouveau. C’était Bien Sa Veine, de voir son Orlando, son parfait amour, la quitter alors qu’elle venait enfin de mettre la main dessus. La Rosalind de Comme il vous plaira n’avait jamais eu de problèmes avec son Orlando, elle : elle était bien trop occupée à se travestir et à batifoler dans les bois avec sa servante. Une vie de chien. Rose reposa son verre sur la table, et retira sa main de celle de Jonathan.