Faire vivre et évoluer la langue bretonne en traduisant des grands textes de la littérature chinoise en breton, une idée farfelue ? C’est pourtant l’activité de Yann Varc’h Thorel, traducteur installé à Nantes. Il revient en 2024 avec deux traductions parues chez l’éditeur rennais La Barque : Le dossier Bulin et Les illustres contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses, tous deux écrits par Gu Cheng.
On peut s’étonner de découvrir un long roman de la littérature chinoise dans une librairie bretonne. Qui peut bien avoir l’idée de traduire du chinois vers le breton des œuvres si imposantes ? Yann Varc’h Thorel, enseignant dans une école Diwan, est l’un de ces traducteurs atypiques.
« C’est une espèce de folle passion, ça peut paraître un peu fou, c’est vrai », plaisante le traducteur alors qu’il sort doucement d’un texte, l’esprit entre la Chine et la Bretagne. Pour lui, c’est vraiment une affaire de passion, pas de lectorat. « Je pense en langue, pas en nombre. Quand je traduis, je me demande comment transmettre un concept, un trait de culture, dans cette langue bretonne qui ne les connaît pas. Je suis fortement convaincu que le breton est une langue vivante. Elle se prête merveilleusement bien à la création ».
L’opposition des contextes l’étonne parfois lui-même. « Traduire du chinois en breton, c’est traduire d’une langue qui a énormément de locuteurs en une langue qui en a très peu. On passe d’une langue qui est à l’extrême-orient de l’Eurasie à une langue qui est à son extrême-occident. Lorsque j’ai traduit Le Puits de Lu Wenfu (Ar Puñs, Lesneven, Skrid-Mouladurioù Hor Yezh, 1993), j’étais moi-même impressionné par ce qui venait de se passer » .
le breton est une langue vivante QUI se prête merveilleusement bien à la création.
Et alors, comment choisir les textes à traduire ? Yann Varc’h Thorel a une réponse digne d’un passionné. « Ce sont les textes qui me choisissent. Je ne vais pas à leur recherche, j’ai surtout une attitude de réception. Lorsque je suis frappé par un texte, je suis instantanément pris de l’envie de le traduire. Je me demande ce qu’il rendrait en breton ».
C’est ainsi qu’il s’est détourné de son premier amour, la poésie classique chinoise, pour se diriger vers une littérature bien plus contemporaine. « Je lisais un peu de littérature contemporaine à côté de mes traductions de poésie classique. J’ai été frappé par le Livre d’un homme seul de Gao Xingjian. Son style m’a vraiment marqué. C’est plus que de la littérature chinoise, c’est de la grande littérature universelle en chinois. Je me suis dit il faut traduire Gao Xingjian en breton. » Yann Varc’h Thorel a d’abord traduit le premier roman de Gao Xingjian, La Montagne de l’âme (Menez an ene, Apogée, 2010) puis le Livre d’un homme seul (Bibl unan), traduction terminée l’an dernier.
Le traducteur a rencontré plusieurs fois Gao Xingjian. Lorsqu’il lui a demandé en 2000 l’autorisation de traduire ses textes en breton, il se souvient du rire de l’auteur. Le lauréat du prix Nobel de littérature s’était exclamé « c’est incroyable, nous cherchons sans le trouver un traducteur en portugais pour le Brésil, mais nous avons trouvé un traducteur pour le breton », rapporte Yann Varc’h Thorel.
Un parcours imprévu
Traduire du chinois en breton, c’est quelque chose que le jeune Yann Varc’h Thorel était loin d’imaginer. Le Rennais d’origine a commencé à étudier le chinois adolescent, en fréquentant les amitiés franco-chinoises de la ville. Puis il s’est rendu à Paris afin d’étudier le chinois à l’Inalco (Institut National des Langues Orientales).
Au détour d’un journal étudiant, il est tombé sur une offre de cours de breton. Il a été interpellé par la présence de cette langue qu’il ne croyait parlée que par quelques irréductibles anciens. Il s’est renseigné et a découvert qu’elle avait été enseignée à l’Inalco autour de 1968, mais ne l’était plus. Il a décidé de suivre des cours du soir dans un lycée parisien. C’est « à partir du moment où j’ai commencé à parler les trois langues que j’ai été piqué de traduction littéraire », se souvient-il.
Lorsque l’on passe du chinois au breton, il faut parfois traduire des concepts inédits dans la langue bretonne. Yann Varc’h Thorel n’est pas linguiste, mais il s’appuie sur le travail des « nombreuses personnes qui, depuis les années 1950, font entrer la langue bretonne dans l’époque contemporaine ». Son travail est alors double, « je dois à la fois approfondir les textes ou les cultures chinoises et travailler ma pratique de la langue bretonne, chercher les créations des linguistes ».
La traduction est une oeuvre littéraire à part entière, bien qu’elle soit différente du travail de l’auteur.
Le traducteur essaie depuis quelques années « de prendre de moins en moins de pincettes quand je traduis et d’être au plus proche du chinois dans le rythme, d’être le moins breton possible. L’important, c’est de faire sentir au lecteur qu’il lit une traduction. Je n’essaie pas de faire comme si le texte aurait pu être écrit en breton ».
Une volonté semblable à celle de la revue CAFÉ, pour laquelle il sera présent au Festival Vo-Vf à Gif-sur-Yvette début octobre. Yann Varc’h Thorel était dans les montagnes de Chine lorsque la revue de traduction littéraire a vu le jour. Il s’est impliqué dans Silence, le second numéro, où il a traduit en français deux poèmes de Koulizh Kedez. La revue CAFÉ, née de jeunes traducteurs qui sont ou ont étés à l’Inalco, cherche à « offrir une tribune à des textes écrits dans des langues peu connues et peu présentes dans les librairies françaises. Au début, la revue s’est créée autour des langues d’Orient, mais des langues minoritaires comme le breton se sont invitées ». Pour Yann Varc’h Thorel, « c’est très enrichissant de pouvoir rencontrer des collègues ou consœurs qui traduisent depuis le grec, le tibétain, le géorgien…»
Les textes traduits vers le français sont relus et critiqués par un comité de lecture. Un exercice qui peut se faire « dans la douleur car un texte c’est très affectif. Mais c’est très intéressant en même temps, car c’est le regard de personnes qui sont habituées à lire et à se poser des questions sur la traduction. » Les discussions sont souvent liées aux expressions jugées trop françaises. La revue CAFÉ a bien pour but de transporter le lecteur dans un autre contexte littéraire et non d’effacer toute spécificité étrangère.
Promouvoir la traduction littéraire en breton
Déjà, dans les années 1990, Yann Varc’h Thoral fondait l’association d’édition bretonne An Treizher avec le poète Koulizh Kedez et le traducteur André Markowicz. Leur but ? Publier des textes de Koulizh Kedez « jugés trop difficiles par les éditeurs bretons » et mettre en valeur la part importante que représente la traduction dans la littérature.
« La traduction ce n’est pas simplement faire passer une oeuvre littéraire d’une langue vers une autre. C’est une oeuvre littéraire à part entière, bien qu’elle soit différente du travail de l’auteur. » Koulizh Kedez et André Markowicz travaillaient alors sur la traduction de grandes œuvres de la poésie russe en breton. Yann Varc’h Thorel doute que l’ouvrage aurait trouvé un éditeur sans An Treizher. La traduction à quatre mains d’une oeuvre de Dostoïevski par André Markowicz et Yann Varc’h Thorel a également été publiée aux éditions An Treizher (Huñvre un den lu, 2006).
l’ethnocentrisme oblige le lectorat bretonnant à porter un regard terriblement orienté sur la littérature internationale.
Et la suite ? L’an prochain, deux volumes traduits du chinois vers le français vont paraître aux éditions brestoises Les Hauts-Fonds. Des textes du Pékinois Gu Cheng, mêlant poésie et prose. Les deux premiers volumes s’intitulent Spectre en ville et Sur l’île. Un ou deux autres volumes suivront.
Yann Varc’h Thorel a des projets plein la tête. Il s’emploie actuellement à intégrer des auteurs chinois dans la liste des 100 titres choisis pour l’aide à la traduction littéraire en langue bretonne proposée par la région. Pour lui, « la liste est extrêmement orientée franco-anglo-américain. Actuellement, l’aide est proposée presque exclusivement aux traducteurs de langues européennes ou occidentales. C’est un ethnocentrisme terrible et oblige le lectorat bretonnant à porter un regard terriblement orienté sur la littérature internationale. » Il espère notamment voir des œuvres de Gao Xingjian, de Lu Xun ou de Lao Tseu rejoindre cette liste.
Pour ce qui est de la traduction, quelques grands projets le font rêver. « Je pense qu’il faudrait traduire le Zhuangzi. C’est pour moi la grande oeuvre taoïste de la littérature classique chinoise. Il faudrait aussi écrire une anthologie de la poésie classique chinoise. Un autre projet très beau serait le livre classique chinois Le pèlerinage vers l’ouest de Wu Cheng En, ça serait fantastique », explique-t-il. Une autre lacune lui semble être les philosophes occidentaux. Bien qu’il n’en serait pas le traducteur, il aimerait voir en breton les textes « d’Aristote, Platon, les présocratiques… et les philosophes français ». Peut-être seront-ils dans les librairies bretonnantes dans quelques années ?