L’Été où mon père est mort est le premier romain de l’économiste hongroise Yudit Kiss, publié aux éditions L’Antilope. À travers l’histoire d’un père disparu, l’auteure parle de l’identité juive, plus particulièrement des populations juives des pays de l’ex-bloc communiste. De la Hongrie à la France, des enfants de Budapest ont également foulé le sol de nos facultés rennaises…
Que de beauté entre Buda et Pest, et les flots bleus du Danube ! Et pourtant quelle faille, quelle faillite de l’histoire dans cette capitale, naguère, de l’empire austro-hongrois ! Et que de misères affrontées, que de tragédies sous quelque idéologie qu’on la contemple : nazis, croix fléchées, soviétiques, impérialistes… Pour son premier roman, l’économiste hongroise, désormais genevoise, mais qui considère toujours Budapest comme sa « Maison », Yudit Kiss, fait défiler l’éprouvante histoire de l’Europe centrale et de l’est, entre les deux cancers de son père, et cet été où son père est mort. Répétant comme leitmotiv cette phrase qui donne son titre au récit, au rythme de toutes les couleuvres que cet homme aura dû avaler au cours de son existence d’ardent communiste.
Et c’est qu’au seuil de sa mort, il tient encore entre ses mains les feuillets de l’ouvrage qu’il rédigera jusqu’à son dernier souffle. Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est la question que se pose ce vieux communiste — « Ils ont tout fichu », s’écrie-t-il — et c’est aussi le titre du livre qu’il aimerait laisser sur son lit de mort. Jeune Hongrois, il avait grandi à Prague où son père, qui y avait fait ses études, était médecin :
L’été où mon père est mort commença peut-être en ce lointain jour de printemps où il lui fallut quitter la Prague dorée. Sa famille s’y était réfugiée pour fuir les mesures antijuives…
Nous sommes en l’an 40 et un an plus tôt « les États d’Europe libres et démocratiques jetèrent en pâture au fascisme en pleine expansion » cette Tchécoslovaquie, au premier acte de l’expansionnisme nazi, faisant progressivement main basse sur le manteau déchiré de l’Europe. La Pologne allait suivre. Mais ce jeune homme s’était alors choisi une nouvelle famille : le parti communiste, dont il est, fut et sera le plus fervent zélateur. Prisonnier d’une foi qui l’avait fait adhérer aveuglément à l’internationalisme, à la société sans classe, à la justice universelle, au partage équitable des biens, etc…, tous slogans qui vont s’effondrer comme château de cartes dès lors qu’au milieu des siens, il se sent à nouveau montré du doigt comme être à part, cosmopolite et potentiellement traître comme tous ceux de sa race, dans ce régime qui, localement, reprend à son compte les pires préjugés racistes qui l’avaient initialement converti à cette religion de la justice universelle qu’avaient prêché Marx, Engels et Trotski, tous trois issus du « peuple maudit ». Bien après la bataille, les sages réuniront dans un même rejet horrifié Hitler (« le Moustachu ») et Staline. Voilà pour le fond de ce livre.
Reste un récit émouvant et vrai — c’est un récit de vie, et le personnage du père a bel et bien existé — où l’on suit les méandres de ce nomadisme qui est autant psychologique que géographique, en même temps que se révèle chez la narratrice la conscience d’une judéité qui lui était, jusqu’alors, fort étrangère et que le monde extérieur lui impose :
« Ainsi serais-je restée à mille lieues de me croire juive si, dans les situations-clés de ma vie, de l’école à mes divers lieux de travail, il ne s’était toujours trouvé quelqu’un pour déclarer que je l’étais et qu’en conséquence, il y avait quelque chose de différent chez moi. »
Est donc juive la personne que les autres désignent comme telle, c’est bien là la thèse de Sartre (Réflexions sur la question juive). Alors que le père, communiste absolument convaincu, a rejeté comme absurde et non avenu, tout lien avec le judaïsme. « C’est une religion, disait-il, et je suis athée » :
« Mon père considérait sa judéité comme un atavisme. Non seulement parce qu’il faisait partie de cette génération de survivants qui avait cherché à extirper d’elle tout lien la rattachant à l’effroyable destruction, mais aussi par conviction : dès lors qu’il s’était défini comme communiste, cela transcenderait le reste. »
Après quoi, il lui fallut admettre les chars soviétiques à Budapest en 1956, l’invasion soviétique de Prague en 1968, la répression communiste à Gdansk (« ils ont tiré sur les ouvriers… La dictature du prolétariat a tiré sur son propre prolétariat ») et les massacres de Srebrenica, le chemin sanglant et glaçant d’une idéologie à laquelle, de bonne foi humaniste, il avait voué sa vie. Jusqu’au jour où, accablé, il déclare à sa fille : « Ils recommencent à s’en prendre à nous », et ce sera la pierre noire de son désabusement, jalonnant à maintes reprises ce « Jour où mon père est mort » ! Et la fille de commenter : « Il avait espéré, jusqu’au dernier moment, comprendre pourquoi tout s’était écroulé autour de lui ».
Nous avons connu à Rennes ces enfants de Budapest, parmi lesquels deux grandes figures de la diaspora hongroise, André Lorant et Miklós Vetö, professeurs à l’université, le premier à Rennes 2, le second à Rennes 1. Tous deux juifs et catholiques, et pareillement stigmatisés jusqu’à la fuite de la Hongrie et leur refuge en Douce France. Miklós fut à Rennes un merveilleux professeur en philosophie, spécialisé en théologie (et je me rappelle avoir traduit en espagnol pour lui un de ses articles qu’il publia à l’université catholique de Deusto, au pays basque). Son père se suicida en 1941 après la proclamation des lois antijuives en Hongrie, et sa mère fut déportée. Il fut placé dans une famille d’accueil, puis se convertit au catholicisme pour devenir un ardent zélateur de la pensée chrétienne. Sa participation en 1956 à l’insurrection de Budapest l’obligea à fuir la répression soviétique et il poursuivit ses études à la Sorbonne où il passa son doctorat, avant d’être professeur à Rennes de 1979 à 1992. Miklós est décédé en 2020. Quant à André Lorant, qui fit les belles heures de l’Université de Haute Bretagne, étant devenu l’un des meilleurs balzaciens de France, c’était également un catholique hongrois depuis que son grand-père avait changé son nom de Löwenstein en 1918. Sauf qu’après l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne en 1944, la famille dut porter l’étoile jaune. Ayant survécu à l’Endre (Shoah, en hongrois), il affronta, lui aussi, la répression soviétique de 1956 et dut quitter Budapest pour Paris et le CNRS où il acheva sa thèse sur Balzac, avant d’être nommé professeur à Rennes 2. Il a raconté ce long périple et les avatars de l’histoire dans ce beau roman autobiographique : Le Perroquet de Budapest (Viviane Hamy, 1992).
Yudit Kiss, refusant de « jeter [son] père dans la poubelle de l’histoire », nous rapporte une aventure qui fut partagée par tant de Hongrois, et son roman, qui est récit de vérité, touche infiniment tant il résonne dans une élite intellectuelle qui, en fin de route et à l’issue, ne sait que répéter l’adjectif utilisé par Simone de Beauvoir en fin de mémoire : Flouée ! Une phrase résonne aussi à nos oreilles : après les exactions serbes en Bosnie-Herzégovine et les massacres de Srebenica en 1995, le père de la narratrice avale sa dernière couleuvre et Yudit s’écrie : « Heureusement que Danilo Kiš n’est plus là pour voir ça ». Danilo Kiš, un écrivain serbe dont le père parlait hongrois, lui dont une grande partie de la famille mourut en déportation à Auschwitz et lui aussi choisissant la France comme refuge en 1962, fut un jour invité à l’Université de Rennes 2 par le professeur Jean Roberti, chef du département des langues slaves, et il nous ravit de son verbe chaleureux en évoquant son œuvre maîtresse : Un tombeau pour Boris Davidovitch (Gallimard, 1979).
« Quand les rêves deviennent-ils une fausse conscience ? La poursuite des mythes, un meurtre ? », s’interroge en toute fin la narratrice, depuis cette ville si lénifiante de sérénité, si innocente en sa neutralité qu’est Genève où elle vit. Au terme de ce bilan, reste malgré tout le prix de la pensée, qui demeure toujours à la même hauteur, dans cet empyrée des utopies. Yudit a aimé son père, pour son intégrité, pour son humanité et sa constance, et sa conclusion sait, heureusement, faire le partage entre l’idéal et la réalité — et Cervantès nous a tout dit de ce duel désastreux :
« Au lieu de m’élever à l’ombre d’un passé indicible, mes parents ont choisi la lumineuse promesse d’un grand avenir pour l’humanité, même si elle ne s’est pas accomplie ni de leur vivant ni du mien. C’est sans doute pour cela que je conserve la mémoire des moments radieux de l’histoire où l’être humain est à son meilleur et présente le visage que je voudrais être le vrai ; même si ces moments ont été d’une rareté impardonnable et que, la plupart du temps, ils se sont produits à l ’arrière-plan de la destruction impardonnable de l’homme par l’homme. »
Ainsi la mémoire devient-elle refuge ou réserve d’utopie. C’est aussi, par-delà un récit extrêmement attachant et admirablement servi par Clara Boyer, traductrice du hongrois, ce que l’on retiendra de ce livre, un des apports majeurs de la production littéraire de cette année.
« Sans parler de Budapest où l’eau fraîche du Danube coule voluptueusement à travers les vastes courbes… »
L’impardonnable destruction de l’homme par l’homme… En effet… Une folie qui ne cesse de se répéter… On peut se demander à quoi ressemblerait notre monde si au moins pendant une ou deux décennies, les peuples cessaient de s’entre-tuer… Rien que pour voir… Cela nous donnerait un avant-goût de paradis… Toujours permis de rêver…
Ouvrage magistralement présenté, comme toujours…