Dans ses récentes interventions, notamment lors de son passage à la Hoover Institution en novembre 2024, Peter Thiel a articulé une critique profonde de la modernité technologique en invoquant la pensée apocalyptique, biblique et girardienne. Ce texte analyse son discours sous un angle philosophique et politique, en interrogeant sa vision de l’intelligence artificielle non comme simple outil, mais comme catalyseur eschatologique et révélateur d’un vide spirituel croissant en Occident.
Penser l’apocalypse en Silicon Valley
Alors que l’intelligence artificielle est majoritairement présentée dans l’espace public comme une promesse d’efficacité, de croissance ou d’automatisation vertueuse, Peter Thiel se distingue par un discours alarmiste, à contre-courant. Lors de son entretien filmé avec Peter Robinson pour l’émission Uncommon Knowledge (Hoover Institution, 2024), il déclare que nous vivons « une époque apocalyptique »1.
Contrairement à l’usage banal du terme, Thiel se réfère ici au sens fort du mot apocalypse : une révélation terminale, une vérité sur la condition humaine révélée par une crise ultime. Dans cette optique, les innovations techniques majeures comme l’IA ou l’arme nucléaire ne sont pas des progrès neutres, mais des « sacrements inversés » — des seuils eschatologiques.
René Girard, le mimétisme et la technique
Thiel revendique explicitement l’influence du philosophe René Girard, qu’il a eu pour professeur à Stanford2. Girard a formulé une anthropologie du désir mimétique : selon lui, les êtres humains désirent ce que désirent les autres, ce qui génère des rivalités, des boucs émissaires, et des crises sacrificielles. La révélation biblique mettrait à nu ce mécanisme, ouvrant la voie à une sortie de la violence fondatrice.
Pour Thiel, l’intelligence artificielle intensifie ce phénomène mimétique : les algorithmes, en apprenant à partir de données humaines, apprennent aussi la rivalité, la polarisation, et la violence implicite de nos structures sociales. Il s’inquiète de voir émerger une IA qui ne transcenderait pas l’humain, mais amplifierait ses pires travers3.
IA, nihilisme et religion technologique
Thiel adopte une perspective proche de celle de Carl Schmitt ou Leo Strauss, en affirmant que la technique moderne s’est développée dans un vide spirituel. Il évoque un monde « post-politique » et « post-religieux », traversé par un nihilisme rampant. Ce nihilisme n’est pas une absence de croyances, mais un excès de faux dieux — parmi lesquels figure l’intelligence artificielle4.
Dans la seconde partie de son entretien, Thiel va jusqu’à comparer certaines promesses de l’IA à la figure de l’Antéchrist5: un simulacre de sagesse, séduisant, messianique, mais fondamentalement faux. Cette idée évoque les critiques de la « religion technologique » formulées par des penseurs comme Jacques Ellul ou Ivan Illich.
Anticipation ou stratégie ? Deux visages du Thielisme
Dans la presse, Peter Thiel est souvent présenté comme un survivaliste milliardaire réfugié en Nouvelle-Zélande6. Mais cette caricature masque une pensée plus sophistiquée. Plutôt que de prôner la fuite, Thiel appelle à une réorientation intellectuelle radicale : relire les textes anciens (la Bible, les tragiques grecs, Machiavel), réévaluer le rôle de la souveraineté, et restaurer une verticalité morale dans un monde horizontal.
Son conservatisme est donc moins nostalgique que prophétique : il ne s’agit pas de restaurer un ordre ancien, mais de résister à la dissolution généralisée du sens qu’implique le règne des algorithmes7.
L’éthique contre le code ?
En creux, Thiel pose une question fondamentale : la politique peut-elle encore encadrer la technique ? L’IA générative, les modèles de langage, les systèmes prédictifs redessinent déjà les contours de l’humain, du savoir et du pouvoir. Face à ces transformations, la pensée politique classique (de Platon à Hannah Arendt) redevient une ressource cruciale. Thiel, en citant Saint Paul ou Schmitt, appelle à une reconquête du logos par autre chose qu’un système de calcul.
Ainsi, à rebours d’un Elon Musk rêvant de colonisation interplanétaire, Thiel demeure sur Terre — mais dans une posture de veille eschatologique. Il incarne non pas la fuite technologique, mais l’intuition chrétienne que « la fin des temps » n’est jamais purement technique : elle est toujours aussi une crise de sens, de vérité, et de désir.
Peter Thiel n’est ni un prophète illuminé ni un capitaliste cynique. Il incarne une figure plus rare : celle d’un intellectuel réactionnaire à haute technicité, qui ose poser à la modernité ses questions ultimes. L’intelligence artificielle, chez lui, n’est ni utopie ni dystopie — mais une Apocalypse au sens biblique : un dévoilement du vide spirituel de nos sociétés.
Le manque de profondeur métaphysique
Thiel se rapproche de Jordan Peterson, comme l’explique en ligne @jeffreykalb9752 : tous deux ont une vision partielle du monde — technologique pour Thiel, psychologique pour Peterson — et en commun manque d’une véritable vision métaphysique. Cela les enferme dans une lecture superficielle, certes pertinente sociologiquement, mais incapable de poser la question de l’Être ou du sens ultime. Cette critique rejoint celle formulée par certains philosophes catholiques comme Delsol ou Taylor : la modernité technique produit des diagnostics puissants mais reste spirituellement atone, incapable de penser l’au-delà du monde observable.
L’ambiguïté morale de Thiel
Peter Thiel est à la fois promoteur de technologies (via Palantir, par exemple) et critique du monde technologique. Cette tension entre lucidité eschatologique et participation active au système qu’il critique alimente un soupçon quasi-théologique : Thiel serait un prophète technologique trop impliqué dans Babylone pour s’en distancier véritablement.
Vers une éthique girardienne du soupçon ?
Voilà le paradoxe de Peter Thiel ainsi : il est à la fois l’analyste et le produit du monde qu’il critique. Son invocation de Girard et de l’Apocalypse peut être lue non comme une rupture radicale avec le techno-capitalisme, mais comme une tentative de réintroduire du sacré dans une architecture de pouvoir séculier. Dans un monde où l’IA peut parler, simuler, prédire — mais non prier, ni espérer — la parole de Thiel peut sonner à la fois comme avertissement sincère et stratégie de distinction : un « memento mori » pour milliardaire à l’ère de l’image de la Bête (Ap 13:15).
Article connexe :
Notes :
Apocalypse Now? Peter Thiel on Ancient Prophecies and Modern Tech, Hoover Institution, 18 novembre 2024. https://www.hoover.org/research/apocalypse-now-peter-thiel ↩
Girard, R. (1972). La violence et le sacré. Paris : Grasset.
Voir également : Spillmann, C. (2025). « Apocalypse zombie : la leçon de ténèbres de Peter Thiel », Le Grand Continent, 18 mai 2025.
Thiel fait référence au « Left-Wing Zombie Establishment » dans une interview avec Piers Morgan (2024), soulignant l’épuisement idéologique contemporain.
Part II: Apocalypse Now?, Hoover Institution, décembre 2024.
Outside Magazine. (2017). « Everything Wrong with Peter Thiel’s Doomsday Survival Plan ».
Sloterdijk, P. (1999). Règles pour le parc humain. Paris : Mille et une nuits.