Depuis des années, l’État français délègue silencieusement au secteur associatif des missions essentielles qu’il n’assume plus pleinement lui-même : aide aux plus précaires, accompagnement éducatif, accès à la culture, soutien aux personnes isolées, lutte contre les violences, protection de l’environnement, etc., etc. Ce tissu de solidarité, souvent peu visible mais d’une efficacité redoutable sur le terrain, est désormais menacé d’effondrement. En cause : un projet de plafonnement des réductions fiscales sur les dons, recommandé dans un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF). Une décision technique ? Non. Un choix de société. Fruit vicié d’une partie des élus et de la haute administration qui a perdu la compréhension et l’amour de la nation.
Un avantage fiscal dans le viseur
Aujourd’hui, les particuliers qui font un don à une association peuvent bénéficier d’une réduction d’impôt de 66 % (et même 75 % pour certains organismes d’aide comme les Restos du Cœur), dans la limite de 20 % de leur revenu imposable. C’est ce levier incitatif qui a permis à la générosité française de soutenir un immense réseau d’associations. Mais pour des raisons budgétaires, l’IGF propose de rationaliser — comprendre : réduire — ce dispositif, en plafonnant ou en fusionnant les différents régimes existants. Motif invoqué : contenir une dépense fiscale estimée à 3 milliards d’euros par an.
Une mesure dangereusement court-termiste
Une telle réforme, si elle devait être adoptée, pourrait briser l’équilibre déjà fragile de nombreuses structures, en particulier les plus modestes. « Moins de réduction d’impôt, ce sera mécaniquement moins de dons », prévient Véronique Fayet, présidente du Secours Catholique. Le monde associatif sort déjà meurtri de la crise du Covid, confronté à l’explosion des coûts liée à l’inflation, et à la raréfaction des subventions publiques. D’après France Générosités, les dons ont déjà chuté de 5 % en 2023. Une nouvelle attaque sur leur principal levier de financement aurait des conséquences immédiates sur les capacités d’agir.
Le symptôme d’un aveuglement politique
Ce projet ne tombe pas du ciel : il reflète une pensée dominante chez certains hauts fonctionnaires et responsables politiques pour qui la solidarité se réduit à un coût qu’il faudrait « optimiser ». Beaucoup semblent ignorer — ou refuser de voir — que les associations remplissent des fonctions vitales, en grande partie parce que l’État ne les assume plus lui-même. C’est bien sûr l’accueil des sans-abris, la distribution alimentaire, l’accompagnement psychologique, l’aide aux jeunes décrocheurs, mais aussi la petite association de campagne qui aide vos enfants à faire leurs devoirs ou celle qui rend visite à des seniors isolés. Le secteur associatif joue un rôle prépondérant dans la prise en charge des maux sociaux, mais il ne s’y limite pas : dans les domaines de la culture, du sport, de l’éducation populaire, les associations assurent un rôle simple et essentiel, celui d’un liant heureux, fait d’échanges, d’émancipation, de pratiques collectives accessibles à toutes et tous.
Aussi le secteur associatif est-ce bien sûr l’aide sociale, mais plus largement le soin et la vie en commun de tous les citoyens et entre citoyens dans sa volonté d’animer un destin collectif. Or, tout ce dispositif repose sur un système hybride de bénévolat, de subventions précaires et de dons fiscalement encouragés. Fragiliser ce modèle, c’est désarmer le pays devant non seulement ses fractures sociales mais simplement sa simple cohérence existentielle.
Plus encore, c’est surtout nier une vérité fondamentale : ce n’est pas en rendant les pauvres encore plus pauvres que l’on redressera l’économie française. La prospérité ne jaillira pas d’un appauvrissement organisé de la société civile. Au contraire, c’est en soutenant les mécanismes de lien social, de cohésion, de solidarité concrète, que l’on peut espérer éviter un éclatement brutal de la nation.
L’aveu qui manque : reconnaître la gravité de la crise
Le plus grave, sans doute, est l’absence de diagnostic lucide. Car pour bâtir une politique juste, encore faut-il reconnaître l’ampleur du désastre : la France est au bord de l’effondrement économico-social. Paupérisation croissante, isolement des individus, démantèlement des services publics, violence symbolique des décisions technocratiques… Nous assistons à une lente décomposition de l’armature républicaine. Le secteur associatif ne peut pas éternellement servir de rustine, sans moyens, à une machine étatique déboussolée, voire désengagée.
Vers une mobilisation de la société civile ?
En réponse à cette menace, plusieurs parlementaires, de gauche comme de droite, ont déjà exprimé leurs inquiétudes. « Il ne s’agit pas seulement d’une question fiscale, mais d’un choix de société », a déclaré la députée écologiste Sandra Regol. Le projet de loi de finances 2026, en cours d’élaboration, sera un moment de vérité. Si les associations ne parviennent pas à faire entendre leur voix, le risque est immense : celui de voir se déliter les derniers remparts face à la misère et à la désespérance.
Dans un pays où les fractures se multiplient et où l’exclusion gagne du terrain, toute réforme qui vise à assécher les ressources de la solidarité n’est pas seulement injuste : elle est suicidaire. Le temps est venu, pour les gouvernants et les hauts fonctionnaires, de se poser une question simple mais fondamentale : quel est le prix d’un lien social qui tient encore, malgré tout ? Et combien coûterait son effondrement ?
En tout cas, si voulez que les extrémistes rouges ou bruns (ou rouge et bruns) triomphent, continuez ainsi ! Ce genre de décision leur sert la soupe…
Addendum
Si des économies doivent être réalisées, d’autres pistes existent, plus équitables et plus porteuses de sens civique.
À commencer par une réduction du nombre d’élus et une rationalisation du mille-feuille administratif français. Avec 925 parlementaires (577 députés et 348 sénateurs), la France figure parmi les pays les plus représentés d’Europe, derrière seulement l’Italie. À cela s’ajoutent près de 520 000 élus locaux, répartis entre communes, intercommunalités, départements et régions. Le coût global de ces institutions territoriales reste élevé : 3,3 milliards d’euros annuels pour les conseils départementaux, environ 2 milliards pour les conseils régionaux (Cour des comptes, 2022).
Une réforme du mode de scrutin, une réduction du nombre de parlementaires – projet évoqué puis abandonné lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron – ou une fusion de certaines strates territoriales permettraient de générer plusieurs centaines de millions d’euros d’économies structurelles.
De même, une suspension temporaire de l’indexation du point d’indice des hauts fonctionnaires, voire un gel des promotions pour la frange supérieure des catégories A+ (ambassadeurs, préfets, hauts magistrats, directeurs d’administration centrale…) pourrait dégager d’intéressantes marges budgétaires. Le rapport Pêcheur de 2013 sur la fonction publique estimait que les rémunérations des seuls hauts fonctionnaires dépassaient 10 milliards d’euros par an, pour environ 200 000 agents qui relève de la catégorie A+. Une stabilisation temporaire de leur progression – en maintenant bien entendu les salaires des agents de terrain ou des métiers sous tension – serait socialement plus acceptable que la remise en cause de mécanismes de solidarité.
« Il faut que ceux qui ont le plus de sécurité d’emploi, de garanties statutaires et de revenus contribuent en premier à l’effort collectif », soulignait déjà le sociologue Alain Supiot dans L’Esprit de Philadelphie.
Plutôt que de désarmer la société civile, il serait plus responsable de s’attaquer aux rigidités et aux privilèges institutionnels qui pèsent davantage sur les finances publiques que les réductions fiscales accordées aux donateurs.
Mais là, étrangement, c’est silence radio : élus et hauts fonctionnaires, toutes couleurs politiques confondues, se gardent bien de proposer ce genre d’économies qui les concerneraient directement… C’est donc bien l’amour du collectif et du service public qui vacille, voire qui s’effondre, dès lors qu’il ne sert plus de paravent mais exige un réel effort.