L’essai Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, co-signé par l’anthropologue David Graeber, décédé en 2020, et l’archéologue David Wengrow, est un ouvrage ambitieux et foisonnant. Publié en 2021 et maintenant disponible en format poche, ce livre propose une relecture radicale de l’histoire des sociétés humaines, en défiant les paradigmes académiques dominants. Il suscite autant d’enthousiasme que de critiques tant son propos bouleverse des conceptions bien ancrées.
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Graeber et Wengrow revisitent les origines des sociétés humaines en mettant en question le récit traditionnel d’une humanité qui aurait évolué linéairement de la chasse et la cueillette à l’agriculture puis l’État, donc la civlisation. Ils expliquent que les premières sociétés étaient bien plus diversifiées et flexibles qu’on ne le pense et capables d’alterner entre différentes formes d’organisation sociale.
Leur argument central repose sur l’idée que les humains préhistoriques n’étaient pas à la merci de leur environnement ou de leur niveau technologique, mais exerçaient un degré de liberté bien plus grand que ce que la plupart des théories évolutionnistes admettent. « Nous devons abandonner l’idée qu’il existait un seul cheminement inéluctable vers la civilisation, » écrit David Wengrow. Autrement dit, les premières cités et empires n’étaient pas systématiquement synonymes d’autoritarisme et d’inégalité, voire des modèles d’organisation égalitaires auraient existé à grande échelle.
De nombreux lecteurs et chercheurs voient dans cet ouvrage un vent de fraîcheur. L’approche transdisciplinaire et l’immense richesse des données mobilisées rendent la lecture stimulante. L’ouvrage offre une perspective alternative au déterminisme historique souvent présent dans les théories de l’évolution sociale.
L’historien et anthropologue James C. Scott loue ainsi la manière dont Graeber et Wengrow redonnent aux sociétés anciennes un rôle actif dans leur propre organisation plutôt que de les présenter comme soumis à des forces extérieures. « Les êtres humains ont toujours eu le choix, et souvent, ils ont choisi la liberté sur la domination, » affirme Wengrow dans un passage clé du livre. Par ailleurs, des penseurs engagés voient dans cette approche une possibilité de repenser nos propres institutions sociales et politiques (trop) inspirée des modèles du passé.
- Cependant, l’ouvrage n’échappe pas à de vives critiques. Certains spécialistes estiment que les auteurs surestiment la capacité des sociétés anciennes à modifier consciemment leurs structures politiques. L’archéologue Ian Morris reproche notamment à Graeber et Wengrow d’ignorer l’impact des contraintes matérielles et écologiques sur les choix humains. Il leur reproche également de minimiser l’importance des hiérarchies et des inégalités dans les premières grandes civilisations.
D’autres critiques pointent une tendance à la sélection biaisée des données archéologiques et anthropologiques : mise en avant d’exemples qui confirment leur thèse et de côté ceux qui la contredisent. « L’idée que nos ancêtres vivaient dans des sociétés ouvertes et fluides est fascinante, mais elle repose sur des preuves parfois fragiles, » note un critique sceptique. Enfin, certains observateurs considèrent que le livre porte une charge idéologique sous-jacente en lien avec l’engagement anarchiste de gauche libertaire américaine de David Graeber qui fut la figure de proue du mouvement Occupy Wall Street
Au commencement était… s’inscrit au demeurant dans une démarche critique et novatrice qui invite à reconsidérer nos conceptions de l’histoire humaine. Que l’on adhère ou non à ses thèses, l’ouvrage conduit à interroger nos présupposés sur l’évolution des sociétés ; ce qui est toujours sain. Si certains y voient un manifeste libertaire déguisé en analyse scientifique, d’autres le considèrent comme une exploration salutaire des possibles. « Comprendre notre passé, c’est nous redonner les moyens de choisir notre futur, » conclut Wengrow. Une chose est certaine : il ne laisse ni personne ni l’humanité indifférentes…