Dans son nouveau livre Au pays de Babar, Isabelle Nières-Chevrel, chercheuse spécialisée dans la littérature d’enfance et de jeunesse, procède à une analyse détaillée de l’œuvre de Jean de Brunhoff. Une séduisante invitation à redécouvrir Babar, celui qui devint le roi des éléphants…
Avant que Babar ne devienne une star internationale qui ornera les cartables et les serviettes de bains de plusieurs générations d’enfants et dont la musique rythmera les goûters d’anniversaire des plus petits, Babar fut avant tout l’œuvre d’un jeune peintre des années 1930, Jean de Brunhoff, passionné d’art et inspiré par son environnement et ses enfants.
Bercé dans le monde de l’édition et de la presse pendant son enfance, Jean de Brunhoff persévère lui dans l’idée de devenir artiste. Mais vivre de son art n’est pas chose aisée et ce sont les albums du Roi des éléphants qui révéleront pleinement son talent. Dès le début, l’auteur puise son imagination dans ce qu’il voit, ce qu’il entend et ce qu’il vit. L’histoire de Babar trouve d’ailleurs probablement son origine dans une lettre envoyée à Cécile de Brunhoff par sa cousine ; cette lettre faisait référence à l’ambassadrice de Belgique au Kenya qui avait recueilli un jeune éléphant dont la mère avait été tuée. La chasse à l’éléphant qui se déroulait à l’époque dans les colonies dont certains safaris peuvent encore faire écho aujourd’hui, constitue sûrement le point de départ de la saga Babar.
Les cinq albums éléphantesques sont marqués par leur époque et se déroulent en partie au cœur de la bourgeoisie des années 30 tout en relatant une histoire dont les thèmes sont universels : l’éducation, la détention du pouvoir politique, la nature ou en encore l’amour. Les ouvrages sont ponctués de nombreuses références à la société française de l’entre-deux-guerres. Babar va, par exemple, découvrir la mode et se vêtir tel un bourgeois de l’époque. Son sacre est animé par un jazz band, groupes de musique populaires à Paris dans les années 30. Babar se retrouvera face à un paysage dévasté par la guerre, paysage qui rappelle bien sûr ceux de la France après la Grande Guerre. Mais Jean de Brundhoff joue aussi avec les époques. Les jardins de Célestville avec les escaliers à balustrades de pierre, le bassin de Neptune avec jets d’eau font penser aux aménagements réalisés par Le Nôtre dans le parc de Versailles.
Jean de Brunhoff réussit à conter l’histoire de Babar, l’éléphant anthropomorphe de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, le jeune orphelin devient roi puis père. Histoire de Babar, le petit éléphant dépeint la ville comme un véritable lieu d’éducation à la culture française. Le jeune éléphant est en quête d’identité suite à la mort de sa mère et à l’absence de son père. Après avoir fui la savane pour la ville, Babar rencontre la vieille dame qui endosse le rôle de donateur pour le petit orphelin. Elle aide le jeune éléphant à trouver sa voie entre l’enfance et l’âge adulte, entre son identité d’éléphant et d’être humain.
Le voyage de Babar narre le voyage de noces du Roi des éléphants et de sa femme Céleste. La confrontation à la civilisation va être plus brutale que dans le premier album et les deux nouveaux mariés vont se heurter à la condition animale en France. De nouveau considérés comme des animaux, ils vont, par exemple, être enrôlés dans un cirque et privés un temps de leur liberté avant de s’enfuir. Les péripéties sont nombreuses et appellent à réfléchir sur l’actualité des années trente mais aussi sur des faits de société plus larges, toujours présents dans notre société aujourd’hui.
Après l’aventure, Le Roi Babar met en scène la sédentarisation de l’éléphant-roi et la construction de Célestville comme projet civilisateur. Une véritable « utopie politique à l’intention des jeunes enfants » et ses quelques paradoxes nous est présentée (Nières-Chevrel). A travers ce troisième album, les enfants se voient décrire une société idéale permettant d’amoindrir les malheurs mais où les douleurs personnelles ne sont cependant pas totalement évincées. Jean de Brundhoff va même jusqu’à représenter le travail et l’échange marchand, ce qui est novateur dans la littérature enfantine.
Après les péripéties de Babar, le petit singe Zéphir fera l’objet d’un album entier. Les Vacances de Zéphir sont comme une pause entre les histoires de Babar. Cet ouvrage qui s’apparente sur bien des aspects à un conte merveilleux sera « le temps du présent des émotions » et d’une histoire amoureuse pour le clown-musicien. Jean de Brunhoff décède de la tuberculose, à l’âge de trente-sept ans, le 16 octobre 1937 et les deux derniers albums de Babar seront des œuvres posthumes. Babar en famille raconte la paternité et les étapes de la petite enfance ce qui est inédit alors dans l’album pour enfants (Nières-Chevrel). L’ouvrage suivant et le dernier de la saga, Babar et le Père Noël, est l’album qui ressemble le moins aux précédents. L’auteur met en avant le monde ouvrier qui fonctionne sur une relation de « don et contre-don » comme l’a théorisé l’anthropologue Marcel Mauss en 1923-1924.
L’univers de Babar aussi bien emprunté à l’univers du récit initiatique qu’au conte merveilleux et au roman d’aventure est mis en image par Jean de Brunhoff de façon brillante. L’artiste et écrivain n’est pas un illustrateur. Images et textes sont pensés préalablement comme un ensemble et les images ne viennent pas seulement illustrer le texte. Elles donnent « l’épaisseur émotionnelle et temporelle à chaque étape de la vie de Babar » (Nières-Chevrel). Réalisés à l’aquarelle puis à l’encre de chine, l’artiste joue avec les couleurs et manifeste un goût prononcé pour le miniaturisme et les détails qui rendent ses images très réalistes. Plusieurs paysages sont d’ailleurs le reflet de lieux où Jean de Brunhoff vivait ou passait ses vacances. C’est le cas, par exemple, des bords de Marne ou de la station de ski à Vermala. Après la guerre, le nouvel éditeur de l’auteur, Hachette, va réorienter sa politique d’édition en visant d’abord le grand public. Les albums vont être réadaptés et l’esthétique initiale imaginée par Jean de Brunhoff va perdre de son originalité, au grand regret de la famille de Brunhoff.
Très vite Babar va être repris et transformé en produits de consommation ce qui lui vaudra un succès planétaire. Pourtant, « c’est en vain que sa veuve, Cécile de Brunhoff, tentera un temps de résister et de faire respecter l’œuvre de son mari ». Mais rien n’y fait, la popularité de Babar est lancée et les produits dérivés autour de l’œuvre de Jean de Brunhoff se multiplient. Jouets, publicités, dessins animés, draps de bain, housses de couette, trousses, cartables, seaux de plage… Babar est partout.
Aujourd’hui, Babar est parfois critiqué pour être la représentation d’un monarque jouant de son pouvoir avec autorité. Pour certains, il met en avant le colonialisme et le racisme tout en véhiculant des images sexistes de façon implicite. Pour Adam Gopnik, Babar reflète l’image qu’un étranger ou qu’un Français peut se faire de la France : urbaine, ordonnée, hédoniste. Les albums de Babar présentent pour Isabelle Nières-Chevrel le droit aux loisirs et au rêve.
L’auteure Isabelle Nières-Chevrel passe ainsi au crible l’œuvre de Jean de Brunhoff et nous révèle de façon passionnante toute la symbolique et la portée de ce récit qui traversa trois générations de lecteurs faisant de lui un « classique international de la littérature enfantine » (Nières-Chevrel).
Au pays de Babar Isabelle Nières-Chevrel, PUR, décembre 2017, 322 pages, 35€, ISBN : 978-2-7535-5673-7
Illustrations :
Histoire de Babar, le petit éléphant 1931
Le voyage de Babar 1932
Le voyage de Babar 1932
Le roi Babar 1934
Le roi Babar 1934
Le roi Babar 1934
Babar par Michel Heffe