BD Ce qu’il reste de nous : Terpant raconte l’histoire de la civilisation rurale en France

Avec Ce qu’il reste de nous, titre nostalgique, Jacques Terpant sauve ici la mémoire des paysans de son pays natal et montre la bascule d’un monde ancestral figé vers un monde nouveau, en mouvement.

Hostun. Si vous n’habitez pas dans la Drôme ou sa région, vous ne connaissez probablement pas cette petite commune d’un millier d’habitants proche de Romans-sur-Isère. C’est là pourtant qu’est né Jacques Terpant, qu’il y habite encore et c’est là qu’il y situe nombre de ses bandes dessinées. Logique donc, que pour celle qu’il annonce comme sa dernière oeuvre, il raconte en forme de testament dix siècles de l‘histoire de son village natal. Dix siècles en six séquences dont la première débute en 1025, date des premières traces écrites du lieu. Bien entendu il est question de possession de territoires entre les deux pouvoirs ancestraux : celui du fief seigneurial et de celui de la paroisse. C’était un temps où la vie des paysans s’organisait autour de l’église et du château : protection divine et protection terrestre.

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Aujourd’hui, la séparation existe toujours, mais elle est entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas », entre Saint-Martin et Saint-Maurice, une scission qui symbolise le glissement d’une société d’avant, où l’on exploitait les terres au pied des collines, et une société d’aujourd’hui où l’on s’installe dans la plaine, favorable aux voies modernes de circulation. C’est cette évolution que Jacques Terpant raconte, ces mille ans, « temps des civilisations », figés pendant des siècles et bouleversés en quelques décennies. Mille ans pour que la charrue tirée par les boeufs de Maurice Vitte, à la manière d’un tableau de Rosa Bonheur, soit remplacée par une Route Nationale. Mille ans pour que les mots de Giono disant les gestes ancestraux du labour et de la moisson ne soient plus que de lointains souvenirs.

Giono et Rosa Bonheur, un écrivain et une peintre que citent Jacques Terpant, comme les symboles de son travail. Immense dut être ce travail pour reconstituer ces généalogies, de personnages importants comme les curés, les gros propriétaires mais aussi les journaliers, les paysans, tirés au sort pour aller à la guerre, les charretiers, les bouviers, les chambrières, les moines noirs, les curés en soutanes élimées et tous ceux que Terpant énumère en hommage à leur Histoire.

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Sous le regard des animaux, veilleurs et guetteurs impassibles du monde qui change, la vie quotidienne est marquée essentiellement par les relations de voisinage et la vie selon le rythme des saisons. Seules les guerres lointaines (« avec qui le Royaume est en guerre ? Les espagnols, je crois … ») troublent le quotidien mille fois répété. C’est une généalogie non écrite, mais transmise oralement que dessine Jacques Terpant. Pendant des siècles, tous les personnages possèdent la même mémoire collective, celle des lieux, des conflits familiaux, des luttes pour les terres. Un inventaire testamentaire minutieusement dessiné de 1677, celui de Claude Grégoire qui a les traits de Jacques Villeret, dit tout d’une vie de l’époque. Quelques modestes vêtements, peu de meubles mais surtout des instruments de travail de la terre et des animaux. Il faudra l’arrivée d’un nouveau curé, comme un symbole, en 1837, pour que « la discorde » apparaisse au sein de la commune. La bourgade dispose d’une vieille église, non entretenue depuis la Révolution. Appuyé par sa hiérarchie, le nouveau prêtre souhaitera construire un nouvel édifice. Deux lieux, deux pouvoirs, la collectivité se fracture, une fracture toujours vivace aujourd’hui.

Jacques Terpant nous avait habitués, notamment avec sa trilogie Sept Cavaliers, à des récits épiques. Il est ici dans le registre de l’intime, celui de la vie et de la mort des gens modestes, la quasi totalité de la population en fait. Sans coups d’éclat, avec modestie, et une écoute attentive, les pages disent une chronique, la chronique du temps qui passe, des changements immobiles puis celui des changements brutaux. Lui qui veut se consacrer désormais à la seule illustration, met son dessin et ses couleurs au service de l’histoire, sans H majuscule. Il montre et écrit « ce qu’il reste de nous » dix siècles plus tard.

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Le passage du « haut » vers le « bas » ressemble fort à une métaphore même si l’auteur se défend d’un passéisme idéalisé. Le monde d’avant était également celui de la mort qui intervient fréquemment après quelques simples quintes de toux et celui de la dureté des travaux physiques. Au début et à la fin de la BD, Terpent dit aussi sa vie, celle de l’enfant de trois ans qui tient la main de son père d’avant le labour d’un champ et celui qui se considère désormais comme « le gardien des ruines ». Il dit un monde qui bascule. Une bascule inéluctable et irréversible.

Ce qu’il reste de nous de Jacques Terpant. Éditions Futuropolis. 120 pages. 22€. Parution : 2 avril 2025. Feuilleter

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.