BD. Là où tu vas d’Étienne Davodeau : documentaire dessiné au pays de la mémoire qui flanche

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Après Loire et la fiction, Étienne Davodeau revient au documentaire : il nous raconte avec humanisme la difficulté à vivre des personnes atteintes de maladies neuro-dégénératives. Puissant et respectueux.

Cela fait plus d’un an que nous attendons cette BD, depuis l’annonce de sa parution.

Cela fait plus de quinze ans qu’Étienne Davodeau espère cette publication. Quinze ans c’est le temps qu’il a fallu à sa compagne, pour accepter l’idée d’être l’actrice de cet album. Françoise accompagne dans leur vie quotidienne les personnes touchées par des pathologies neuro-dégénératives, que l’on ne saurait résumer à celle d’Alzheimer. Pudeur personnelle, obligation de l’anonymat, aucune interaction dans le cadre de la maladie d’un tiers, ont été les raisons principales du refus de la compagne du dessinateur. Mais peu à peu, grâce notamment à l’insistance des amis, le refus s’est mué en « peut être » et finalement en une acceptation.

C’est donc à ce métier qu’est consacrée cette BD, un métier d’une complexité rare nécessitant patience, compétence et empathie envers autrui. On pourrait craindre, en accolant le mot « documentaire » à l’ouvrage, la description méticuleuse de cas médicaux précis, la compilation de portraits de personnes atteintes de ces maladies. Mais c’est Etienne Davodeau qui est aux commandes et l’ouvrage va bien au delà. Il écrit au cours de son enquête: « (…) Ce après quoi je cours. Des histoires qui passent à ma portée. des trajectoires humaines qui me semblent d’être dignes d’être racontées. Des récits qui parlent de nous, de notre époque, de nos façons de vivre ; de ce qui nous fait et nous défait ».

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Alors l’auteur de Rablay-sur-Layon, fidèle à ses propos, nous emmène vers ce qu’il sait faire de mieux: nous dire et nous montrer l’intime. Même, si il n’est pas un dessinateur physionomiste, il trace en quelques traits efficaces des visages en perdition, des regards emplis d’une incompréhension totale. Là est la souffrance, cette perte de la mémoire immédiate, alors que subsistent des moments du passé plus lointain. A une exception près, Davodeau est obligé de passer par le récit de Françoise et c’est donc elle qui explique, qui détaille. Ce sont des mots infimes, rares mais choisis au millimètre qui sont prononcés. Ce sont des gestes anticipés, catalogués qui sont répertoriés. Cette précision des gestes et des mots interpelle, des gestes et des mots qui échappent souvent aux aidants familiaux, aux proches, désemparés et démunis devant des réactions affectives parfois violentes. On déambule ainsi de la description des symptômes au mal être de l’entourage, des erreurs commises aux modestes mais efficaces remèdes comportementaux à tenir. Un point commun à toutes ces maladies: la nécessité de moyens humains et financiers immenses tant les solutions pour améliorer le sort des malades sont multiples, infimes et personnelles. Une idée maitresse simple en apparence: s’adapter aux personnes et non l’inverse.

Françoise nous raconte ainsi des vies, pas des prénoms anonymes. Le regard de Monsieur Saunier apprenant derrière ses lunettes qu’il habite en France est abyssal. La main blanche de Françoise posée sur les doigts tavelés de Madame Marchand est le signe d’un amour infini. Pour eux comme pour Cédric qui est en difficulté avec une conversation à plusieurs, les petites choses du quotidien, comme monter un escalier ou voir son visage dans le reflet d’une vitre, deviennent des enjeux importants. On découvre par petites touches, combien tout n’est que détail à l’image de cette maison Carpe Diem au Québec où Françoise a fait une formation il y a dix ans et où depuis cette période de nombreuses attitudes ont évolué, en fonction notamment de nouvelles observations.

Un fait particulier donne une puissance supplémentaire à ce récit, le fait que ces expériences soient partagées par Etienne et Françoise, actrice et acteur de cette histoire qui prend le caractère du vécu et du partage. Leur couple, formé il y a quarante ans, nous renvoie à nos propres existences, celles qui un jour se finiront, ou pas, dans la lucidité. Souvent ces maladies dégénératives apparaissent à partir de soixante ans, l’âge atteint par les auteurs ce qui leur fait dire qu’il s’agit d’une histoire « de personnes que vous connaissez peut être. Que nous serons peut être. Ces personnes qui sont nous. C’est peut être là ou nous allons ».

En France, un million de personnes sont atteintes de la maladie d’Alzheimer. Françoise et Etienne essaient avec ce livre peut être de conjurer le sort et en miroir nous invitent avec une tendresse inouïe à vivre le présent intensément. Et à aimer comme ils aiment. C’est à dire sans réserve et avec une infinie tendresse.

Là où tu vas de Étienne Davodeau. Éditions Futuropolis. 160 pages en noir et blanc. 24€. Disponible le 8 octobre.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.