Après L’été de Cristal, Boisserie et Warzala adaptent le second tome de la trilogie policière et historique de Philip Kerr : La Pâle figure. Reconstitution du Berlin d’avant guerre glaçante, personnages odieux, héros insolent et cynique, ils signent une mise en BD très réussie.
L’homme est vêtu d’un imperméable gris, serré à la taille. Il porte un Borsalino et fume une cigarette. On pense immédiatement à Philip Marlowe, le détective de Raymond Chandler, incarné à l’écran par Humphrey Bogart. Nous sommes bien dans les années trente. Cependant en arrière plan, ce ne sont pas les collines de Los Angeles que l’on aperçoit, mais plutôt des tuniques brunes et noires des militaires nazis auquel notre inconnu tourne le dos. Nous sommes à Berlin avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et la silhouette à la cigarette est bien celle d’un « privé » allemand. Il répond au nom de Bernhard Gunther. Son créateur, Philip Kerr, est désormais célèbre dans le monde entier. D’origine écossaise, il publie de 1989 à 1991 trois romans policiers, L’été de cristal, La pâle figure et Un requiem allemand, qui vont rapidement prendre la dénomination de la Trilogie berlinoise et se vendre à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
Kerr a dû au début de sa création se confronter au défi majeur d’écrire un roman policier mêlant des personnages historiques nazis réels comme Göring, Himmler, Heydrich et tant d’autres, à des intrigues policières complexes. Parfaitement documenté, sans rien inventer l’auteur ne détourne pas l’Histoire au profit de ses histoires. Il fait de ces dignitaires nazis des participants romanesques à des événements glaçants, historiquement exacts. Il leur adjoint « Bernie » Gunther, ancien enquêteur de la Kripo, écœuré par les outrances nazies et choisissant de travailler pour son compte comme détective privé. Embauché par des clients plus ou moins véreux, il va arpenter Berlin, de ses quartiers chics à ses bouges les plus sordides. L’essentiel des romans de la trilogie réside dans la description de cette atmosphère berlinoise qui débute en 1936 avant l’ouverture des JO de Berlin pour se terminer dans le troisième tome avec la destruction de la ville allemande par les bombardements alliés. C’est une société qui est décrite incapable de penser par elle même où ce qui semblait être légalement interdit devient la règle. On assiste par le biais d’intrigues aux multiples facettes et demandant des efforts d’attention à la dissolution progressive, comme une aspirine dans un verre de bière, de la démocratie.
Gunther va enquêter sur des volatilisations d’individus dans une ville où des centaines de personnes disparaissent tous les jours. Il recherche des meurtriers alors que des dizaines de personnes sont assassinées quotidiennement par la police ou l’armée. La frontière entre légalité et interdit est ténue et Gunther sur une corde raide avance parfois avec l’aide de la Kripo ou de la Gestapo. Il assiste à des réunions en présence d’Himmler, il rend justice lui même et la frontière entre le Bien et le Mal se trouble. Bernie n’est pas le héros intouchable, antinazi militant, opposant politique au régime. Il est beaucoup plus complexe que cela et donc plus intéressant. Lui qui raconte ses propres enquêtes se définit ainsi: « Je ne suis pas un chevalier blanc. Je suis juste un type usé dans son pardessus froissé, avec une vague notion de ce qu’on appelle, osons le mot, moralité ». C’est cette moralité, à la définition toute personnelle, qui fait du privé tout son charme (auquel d’ailleurs les femmes semblent sensibles).
Scénario pointu et complexe, bases historiques solides, succès commercial, l’adaptation en bandes dessinées semblait donc une évidence. En 2021, Pierre Boisserie au scénario et François Warzala au dessin adaptaient L’été de cristal, suivi en avril de cette année de La Pâle figure. Ces deux ouvrages qui peuvent se lire séparément mais dont on conseille la double lecture, sont d’une fidélité totale aux romans de Philip Kerr. On y retrouve de manière magistrale l’ambiance d’une ville en train de perdre ses repères où le matraquage dans la rue, les enlèvements, ne choquent plus personne. Le dessin et la ligne claire magnifique de Warzala, dessinateur notamment de La 5e République avec Thomas Legrand (éditions les Arènes), font merveille dans une édition toilée soignée. A la manière d’Hergé, le dessin va à l’essentiel dans le but unique de rendre lisible l’action et le récit. Grâce aux intrigues complexes, que ce soit la disparition d’un collier appartenant à un riche industriel véreux dont on vient d’assassiner la fille et le gendre nazi, ou les meurtres en séries de jeunes filles parfaitement « aryanisées » pendues par les pieds puis égorgées, les deux BD se lisent d’une traite avec la fluidité d’une partie des textes d’origine. Boisserie a gardé l’épaisseur psychologique de Gunther et quelques éclairs géniaux de l’écriture de Kerr qui donne à son personnage principal une forme de cynisme indispensable pour vivre et résister dans un monde totalement vérolé par la propagande et l’adulation d’un fou. « Quelqu’un a dit que le bonheur réside dans le négatif, dans l’abolition du désir et l’extinction de toute douleur » déclare Bernie qui prétend que « être cynique c’est pour un détective, l’équivalent de la main verte pour un jardinier ».
En attendant de retrouver Gunther le sécateur à la main, nous espérons désormais la clôture de cette trilogie. Kerr a écrit finalement onze autres romans. Warzala et Boisserie ont donc le temps devant eux pour adapter ces ouvrages devenus la série « Bernie Gunther », le détective. Et pas le jardinier.
La trilogie berlinoise d’après les romans de Philip Kerr. Deux tomes parus aux Arènes. L’été de cristal (tome 1) en novembre 2021. La Pâle figure (tome 2) en avril 2024. 23€ chaque livre. Scénario : Pierre Boisserie. Dessin : François Warzala. Lire un extrait