En illustrant une correspondance amoureuse des années cinquante, Emmanuel Lepage redonne vie à deux amants et à une époque. Nostalgie quand tu nous tiens.
Voilà un titre un brin provocateur. Ou contradictoire. Lettres d’amour et poubelle n’ont pas vocation à être associées et pourtant rien ici n’est mensonger ou tape à l’oeil. L’objet de cette BD est bien la mise en images de lettres d’un couple d’amoureux, jetées dans une valise abandonnée au coin d’une rue à Marseille en 2000. Récupérée par Christine Vallat et Nicolas Will, deux metteurs en scène, ils en ont fait une lecture publique en Avignon en 2010. C’est une sélection de cette correspondance de 1951 à 1958 qui est ici mise en image par Emmanuel Lepage. L’épistolier s’appelle Armand. il travaille comme radionavigant chez Air France, guidant les pilotes dans leur vol, au dessus du Nord de l’Afrique. Elle, s’appelle Rosie. Pied noir, elle ne travaille pas au début de leur relation. Ils se rencontrent à Ghardaïa. Un coup de foudre. Éloignés, ils s’écrivent.

La première lettre date exactement du 10 janvier 1951. Brève, elle donne néanmoins déjà le ton de la correspondance à venir. Alger, leur résidence commune de départ, une profession de navigant et une passion doublée de plaisirs sensuels discrètement évoquée. Ainsi commence l’album qui va entremêler reproduction des courriers originaux, documents d’époque telles les affiches des compagnies aériennes, des cartes postales touristiques, évoquant plus que de longs discours ces années cinquante. Cette documentation habilement mise en page, est le compagnon idéal des dessins et aquarelles d’Emmanuel Lepage. Le dessinateur rennais est un habitué des grands espaces, maritimes surtout. Des rochers d’Ar Men aux terres polaires, il est le peintre des tempêtes, du fracas de la houle sur les rochers. Il se confronte cette fois-ci à un espace infini a priori différent, celui du ciel. Pourtant, la mer et le ciel ont ceci en commun qu’ils peuvent devenir, lorsqu’ils sont tourmentés, des masses dans lesquelles le regard se perd comme dans une toile abstraite. Les nuages d’orages deviennent ici des vagues monumentales se déversant sur un minuscule avion, perdu dans un coin de l’image, seul élément ramenant le dessin à la réalité. Ils matérialisent l’une des constantes des mots d’Armand, qui raconte fréquemment ses péripéties aériennes, dont il tire une indéniable fierté professionnelle. Moins habituel, Lepage a pris surement du plaisir à dessiner la dimension érotique de la correspondance, dimension sensible et légère, mais qui est à l’époque probablement osée et peu conventionnelle. Alors qu’est publiée simultanément la correspondance pornographique de Gustave Courbet et de Mathilde, presque un siècle auparavant (1), dans un contraste saisissant, les mots utilisés surtout par Armand, ne sont qu’allusifs et discrets. Ils permettent de dessiner des corps tout en douceur à la manière de peintres classiques. Des esquisses anonymes comme dans des ateliers.

L’environnement colonial et les débuts de la guerre d’Algérie transparaissent en toile de fond, avec une tension indirecte grandissante. Ils s’accompagnent de croquis de voyages dessinés par le breton lors de précédents périples. Restent les mots, ceux de la passion, puis de l’amour, puis des premiers désaccords, puis de la possible séparation. Un parcours du Tendre à l’envers, pas clairement explicite, intérêt majeur de ces courriers qui laissent la place à l’imagination du lecteur, comme les photos trouvées dans la valise dont on ne sait avec certitude si elles sont les images de Rosie, ou d’Armand. Peut être, peut être pas. Rien ne nous est imposé. Y compris la fin, ouverte, en raison de la probable destruction des lettres par l’un des deux amants, devenus épouses et époux, après avoir quitté Alger, Brazzaville pour s’installer finalement dans la banlieue sud de Paris. Gustave Courbet et Mathilde expriment brutalement leurs désirs les plus fantasques et finalement ne feront jamais l’amour autrement qu’avec leurs mots. Armand et Rosie, loin des mots écrits et fantasmés, au contact de la réalité du quotidien, ont ils peut être aussi perdu leur flamme amoureuse?


Nostalgique, passionnée, cette correspondance écrite a un goût d’irréversibilité. Alors que la littérature multiplie les romans construits autour de correspondances familiales ou trouvées, cette BD est le signe tangible d’un monde en voie de disparition. Un temps où l’on attendait le facteur, où chaque mot écrit pesait lourd dans l’attente d’une réponse longue à venir, un temps qui laissait des traces et des souvenirs des mots employés. Une absence d’immédiateté qui offrait plus de place à l’imaginaire et au désir.
Lettres d’amour trouvées dans une poubelle. Manuscrits recueillis et établis par Christine Vallat et Nicolas Will. Illustrations Emmanuel Lepage. Editions Mosquito. 70 pages. 18 €.
(1) Correspondance Gustave Courbet avec Mathilde. Co-Editions Gallimard et ville de Besançon. A ne pas mettre entre toutes les mains.
Articles connexes :